Et puis, un beau matin, le commissaire Langeyin, un petit sourire au coin des lèvres – signe chez lui d’une joie débordante –, vint relever ses hommes et apprendre à Alexandra qu’elle pouvait profiter tranquillement de ses derniers jours à Paris : la dangereuse Pivoine avait été arrêtée la veille à l’hôtel Majestic grâce à l’œil vif d’un groom particulièrement physionomiste et, de surcroît, lecteur passionné d’affaires policières.
Ce ne fut pas sans un vif regret que MM. Dupin et Dubois firent leurs adieux à Ursule, Firmin et à ce qui avait été la plus agréable des tâches mais ils se consolèrent un peu en s’entendant dire qu’ils seraient toujours les bienvenus pour un bon repas ou une partie de cartes lorsqu’ils en auraient le loisir.
De son côté, tante Amity avait reçu de son époux un coup de téléphone pleinement satisfaisant : M. Rivaud serait chez lui le surlendemain et conseillait à sa femme d’activer ses préparatifs ; la Lorraine appareillerait au Havre le 3 septembre et leurs passages à tous trois étaient retenus.
— Cela vous laisse une dernière semaine à Paris, dit Mme Rivaud à sa nièce. À quoi voulez-vous l’occuper ?
— Vous êtes vraiment certaine que je vais partir avec vous ?
— Naturellement. Nous n’allons pas encore ergoter là-dessus. Je vous ai expliqué que vous deviez faire face. Au Grand Siècle je vous aurais dit que votre « gloire » l’exige ce qui, après tout, n’est pas une si mauvaise formule car vous portiez fièrement une belle auréole lorsque nous avons quitté New York : elle doit demeurer intacte…
— Soyez tranquille ! soupira la jeune femme, je m’embarquerai avec vous… Quant à ce que je vais faire ? Me promener dans ce Paris qu’au fond je connais peu, visiter encore quelques boutiques. Et puis je voudrais dire au revoir à Dolly d’Orignac…
— Vous n’avez guère le temps de descendre en Périgord et pour ce que j’en sais les gens pourvus de châteaux n’en reviennent pas avant le mois d’octobre à cause des chasses.
— Eh bien, je me contenterai de laisser ma carte chez elle et chez quelques personnes dont je garde le meilleur souvenir. Ma « gloire », comme vous dites, exige que je me conforme aux usages du monde et que je prenne congé dans les formes…
Si elle trouvait très réconfortant de savoir son ennemie sous les verrous, Alexandra n’en tirait pas toute la satisfaction escomptée. Son médaillon n’avait pas été retrouvé quand on avait fouillé les affaires de cette femme et elle en éprouvait de la peine, une peine uniquement superstitieuse d’ailleurs : sa vie faisait naufrage depuis qu’on le lui avait volé et il lui était désagréable d’affronter sans ce talisman les épreuves et les difficultés qui l’attendaient en Amérique.
— Moi qui me croyais un esprit fort, une grande intellectuelle, pensa-t-elle tout en rangeant ses bijoux pour le voyage, voilà que je me retrouve fétichiste comme une vieille squaw iroquoise ! Je me demande ce qu’en dirait Jonathan…
Elle avait pensé tout haut et tressailli aux trois syllabes du nom de son mari. Naguère, avant d’avoir mis entre eux la largeur d’un océan, elle l’associait souvent aux idées qui lui passaient par la tête mais, depuis leur brouille, c’était la première fois que revenaient à son esprit les petits mots familiers et elle en éprouva du mécontentement. Ce n’était vraiment plus le moment d’accorder de l’importance à ce que pouvait dire ou faire le juge Carrington…
Refermant la mallette de cuir, elle l’enferma dans un placard, mit un chapeau assorti au léger tailleur de petit drap champagne qu’elle portait sur un corsage de valenciennes mousseuse, tira soigneusement sur ses mains des gants à crispins en chevreau glacé et se disposa à sortir mais passa auparavant par le petit salon où Mme Rivaud travaillait à l’important courrier qu’elle entretenait avec une foule de gens. Tante Amity leva à la fois le nez et la plume.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous comptiez aller faire une promenade ? reprocha-t-elle. J’aurais remis ce fatras à plus tard.
— Je suis une grande fille, tante Amity, et pendant le déjeuner je n’y pensais pas. Et puis, il fait si beau que j’ai eu envie de profiter un peu de ma liberté toute neuve… sans vous déranger pour autant !
— Je peux comprendre ça mais sonnez Firmin et demandez la voiture !
— Surtout pas ! Cela gâcherait mon plaisir et vous savez combien j’aime marcher. Je vais aller jusqu’au magasin du Bon Marché pour acheter quelques babioles et, de là, je pousserai jusque chez Dolly afin de déposer une carte avec quelques mots d’adieu. D’ailleurs, il se peut qu’elle soit rentrée d’après ce que son maître d’hôtel m’a dit hier au téléphone…
— Alors bonne promenade mais ne vous attardez pas trop ! Je ne suis pas encore débarrassée de cette fichue manie de me faire de la bile à votre sujet pour un oui ou pour un non.
Sans répondre, Alexandra embrassa la chère femme et quitta la maison. Le temps plus frais que ces derniers jours était fort agréable et Mrs Carrington respira avec délices le vent d’ouest qui apportait avec lui des odeurs de campagne et jusqu’à une légère senteur marine. Des mouettes volaient au-dessus de la Seine que la promeneuse suivit jusqu’à la rue du Bac où elle s’engagea d’un pas de flânerie s’arrêtant ici ou là pour examiner une vitrine d’antiquaire.
Arrivée au grand magasin où le faubourg Saint-Germain se fournissait tout en déplorant « l’affreuse charpente métallique », œuvre de Gustave Eiffel, elle acheta quelques paires de gants, de charmants tabliers brodés pour ses femmes de chambre new-yorkaises et quelques paires de draps qu’elle fit livrer avant d’aller admirer la galerie de tableaux, orgueil du Bon Marché, qui exposait quelques toiles dans un décor somptueusement doré du plus pur style Napoléon II.
C’était amusant de jouer à la Parisienne anonyme et afin de prolonger ce plaisir, elle gagna le salon de thé pour s’y offrir une tasse d’un odorant Darjeeeling et effacer grâce à lui la légère fatigue qu’elle ressentait. Puis, revigorée, elle se dirigea d’un pas vif vers la rue Saint-Guillaume. Il était un peu plus de cinq heures, le meilleur moment pour trouver chez elle Mmed’Orignac.
Espoir vite déçu. Non seulement « Madame la marquise » n’était pas rentrée, lui expliqua le portier, mais on ne la reverrait pas avant au moins trois semaines. En effet, elle venait d’être victime d’une chute de cheval, heureusement pas trop grave mais qui la retiendrait au château plus longtemps que prévu. Du coup, Mrs Carrington renonça à déposer une carte qui allait attendre indéfiniment et décida d’écrire le soir même à son amie.
Quittant l’hôtel, elle fit quelques pas puis se sentit un peu lasse et chercha des yeux une voiture de place. Or, justement, un fiacre qui venait sans doute de déposer un client, quittait le bord du trottoir et s’approchait. Elle leva la main pour l’appeler :
— Conduisez-moi quai Voltaire, dit-elle, au numéro… Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage. Le cocher qui avait sauté vivement à bas de son siège et ouvert la portière la hissait à l’intérieur plutôt qu’il ne l’aidait à monter. En même temps deux mains venues de nulle part lui appliquaient un tampon sur le visage. Elle voulut crier, n’en inhala que mieux l’odeur écœurante du chloroforme et sombra bientôt dans l’inconscience sans avoir seulement compris ce qui lui arrivait…
La courte rue était déserte et si quelqu’un vit ce qui se passait, il n’eut pas le temps de se manifester. L’homme rejoignait son siège en voltige, claqua du fouet et la voiture s’éloigna…
Lorsque Alexandra ouvrit les yeux elle se crut victime d’un cauchemar et les referma aussitôt mais elle avait affreusement mal à la tête, la bouche pâteuse et une vague nausée. Elle découvrit aussi qu’on lui avait lié les mains derrière le dos et qu’elle était couchée sur le côté sur une surface dure. Un clapotis d’eau lui fit soulever de nouveau les paupières et elle vit qu’elle se trouvait dans un endroit obscur, à peine éclairé par une sorte de pot à feu placé un peu plus loin et donnant une lumière juste suffisante pour qu’elle distinguât deux hommes pourvus de figures franchement patibulaires et qui, accroupis auprès d’elle, la surveillaient :
— Dirait qu’elle s’réveille ! grogna l’un.
— Preuve qu’elle a d’l’idée ! Ça lui évite quelques bonnes claques sur son joli museau… Va chercher la patronne !
La prisonnière voulut se redresser mais elle en fut incapable : les liens qui lui serraient les poignets coupaient sa circulation et lui faisaient un mal affreux.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle d’une voix dont la fermeté lui fit plaisir. Et qu’est-ce que je fais ici ?
— Ça, tu vas l’savoir bientôt, ma caille… Quant à où on est, ça t’regarde pas.
Sentant le sol bouger sous elle, la jeune femme en conclut qu’elle devait être dans la cale d’un long bateau, peut-être une péniche car elle n’en voyait pas le bout qui se perdait dans les ténèbres. Elle eut aussi juste le temps d’apercevoir les dernières marches d’un escalier avant qu’elles ne disparussent sous le bas d’une robe de satin écarlate. Un instant plus tard, le vêtement tout entier était entré dans son champ de vision et son médaillon pendait dessus au bout d’une chaîne d’or. Aussi fut-elle à peine surprise de découvrir, au-dessus du col droit brodé de soie noire, le visage de Pivoine, de Pivoine que le commissaire Langevin se vantait d’avoir arrêtée. Par contre, elle éprouva une brusque colère qui lui fit oublier ses souffrances à la pensée qu’elle se trouvait ignominieusement couchée aux pieds de cette horrible femme. Elle n’avait aucune idée de son apparence alors que l’autre semblait sortir d’un paravent de laque : sur ses cheveux soigneusement lissés, elle portait la coiffure des dames mandchoues ornée de fleurs et de bijoux qui encadrait harmonieusement son visage maquillé avec soin.
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