— Inutile de demander si vous êtes heureuse ? soupira la jeune femme. Vous rayonnez positivement ! Oncle Nicolas va bien ?

— Très bien ! Il m’a chargée de toutes ses affections en regrettant beaucoup de ne pas avoir le temps de venir vous embrasser. Mais il avait un train à prendre.

— Un train ? souffla Alexandra abasourdie. Déjà ?

L’heureuse épouse éclata de rire et saisit la cafetière pour se resservir :

— Rassurez-vous, il ne quittait pas le domicile conjugal ! Simplement une lettre d’affaires ennuyeuse l’attendait dans son courrier. Il est parti pour Bordeaux…

— Décidément, nous faisons beaucoup fonctionner les chemins de fer dans la famille !… Au fait, que vous a appris Tony ?

— Des précisions intéressantes. Il m’a dit surtout que vous ne vouliez plus retourner chez vous. Ne cherchez pas la lettre de cet imbécile de Jonathan, il me l’a pratiquement récitée par cœur. Cet homme a une mémoire étonnante !

— Alors vous savez tout. Et… vous rentreriez, vous, dans de telles conditions ?

— Oui… Ne fût-ce que pour casser un parapluie sur la tête obtuse de mon époux afin qu’il ait vraiment quelque chose à me reprocher. Et c’est ce que vous allez faire dès que Nicolas aura mis de l’ordre à ses problèmes. Nous partirons avec vous comme nous l’avions décidé.

— Vous ne me comprenez pas, tante Amity ! Je suis… profondément offensée… je suis…

— Cruellement blessée à la fois dans votre orgueil et dans votre cœur ? fit Mme Rivaud avec beaucoup de douceur. Selon moi Délia fait une énorme folie. Peter Osborne n’avait rien de bien excitant mais c’était un mari de tout repos tandis qu’un pareil Don Juan !… De toute façon, ce sera amusant de voir l’effet produit sur Jonathan par cette grande nouvelle !… Après cela vous divorcerez tout à votre aise ! Mais pas en restant tapie ici comme une coupable : au grand jour, sur la place publique, au son des trompettes et de préférence en boutique !

— Je ne veux pas ruiner la carrière de Jonathan. Il ne le mérite pas…

— Nous allons avoir tout le temps d’en débattre en privé. Car naturellement vous venez habiter chez nous. C’est complètement ridicule de continuer à payer les yeux de la tête un appartement que vous n’habitez jamais…

— Si Tony vous a dit tant de choses, il a dû aussi vous apprendre…

— Que la police vous surveille comme le précieux trésor que vous êtes ? Qu’à cela ne tienne ! Dans son immense cuisine, quai Voltaire, Ursule sera enchantée d’avoir un auditoire. D’ailleurs ne craignez rien : son café est détestable mais sa cuisine excellente.

— Et que vais-je faire de tout cela ? demanda Alexandra en montrant du geste ses acquisitions qui encombraient le salon.

— Les confier à un transporteur qui les emballera et les convoiera au Havre où ils attendront votre départ dans un dépôt.

— Tante Amity ! Je n’ai plus de maison à New York. Jonathan a dû la mettre en vente…

— Vous en avez toujours une à Philadelphie ! Je vous donne la mienne si vous le souhaitez…

— Ce que je souhaite, c’est demeurer près de vous… je veux dire pas trop loin. Avez-vous acheté une maison en Touraine comme vous le souhaitiez ?

— Oui. Une vieille et exquise demeure près d’Amboise. Je l’adore et elle devrait vous plaire.

— Eh bien j’en achèterai une dans le voisinage et je vieillirai doucement auprès de vous et d’oncle Nicolas.

— Ne dites pas de sottises ! À vingt-deux ans on ne s’enterre pas à la campagne. Et puis vous aimez trop l’Amérique… Je vous jure bien que nous allons vous y ramener, Nicolas et moi. En attendant venez donc faire connaissance avec le quai Voltaire et le café d’Ursule !

Si la direction du Ritz fut satisfaite de récupérer enfin un appartement qu’elle aurait pu louer cent fois à des clients que sa cave et son restaurant auraient intéressés bien davantage, elle eut l’élégance de n’en rien marquer. Au déjeuner qu’elle prit avec sa tante pendant qu’on déménageait ses achats et que les femmes de chambre remplissaient ses grandes malles, Alexandra reçut, avec le champagne de l’adieu, les vœux d’une maison qui espérait bien la revoir souvent dans les temps à venir. Quant à Mme Rivaud, Olivier Dabescat tint à lui offrir personnellement une bouteille de ce vieux porto qu’elle aimait tant :

— Ce n’est pas juste, dit Alexandra en riant. L’oncle Nicolas a tout de même dû chasser Mr Jefferson de votre cœur ?

— Mais pas de mon esprit. Il sera toujours pour moi la plus parfaite incarnation des États-Unis… en outre ce porto est vraiment le meilleur que j’aie jamais bu. Je suis certaine que Nicolas l’aimera beaucoup…

Tante Amity fit à sa nièce les honneurs de son « home » parisien avec une légitime fierté. La maison, jadis propriété du marquis de Villette, avait vu mourir Voltaire ainsi que l’attestait la grande plaque de marbre de la façade. Depuis des années M. Rivaud y louait les deux premiers étages qui, avec un escalier intérieur, composaient un grand appartement fort agréable mais un peu trop vaste pour un homme seul et deux serviteurs. Après la mort de son fils et de la première Mme Rivaud, Nicolas avait souvent songé à déménager sans jamais parvenir à s’y résoudre : le charme de cette vieille demeure et la vue que l’on avait, de ses fenêtres à balustres, sur la Seine, les nobles bâtiments du Louvre et le pavillon de Marsan en étaient la cause. L’entrée en scène d’Amity Forbes vint à point nommé le convaincre de continuer à habiter l’une des plus agréables maisons de Paris. Néanmoins, comme il était un homme plein de tact et de délicatesse, il fit refaire pendant son voyage de noces les pièces qui n’étaient pas classées monuments historiques, c’est-à-dire les chambres, les salles de bains, l’office et la cuisine. Les deux salons conservèrent intacts leurs boiseries dorées, leurs plafonds peints et leurs précieux parquets que réchauffaient d’anciens tapis aux teintes adoucies.

Tout entière tendue de toile de Jouy à décor bleu Nattier, la chambre qui accueillit Alexandra l’enchanta. Ses meubles Directoire laqués gris et bleu avaient la simplicité et l’élégance qu’elle aimait. Un énorme bouquet de dahlias multicolores emplissait une jardinière basse, en tôle verte, posée devant la cheminée sans feu. Et que la vue sur les marronniers du quai et la Seine où passaient lentement les péniches était donc jolie ! Tout de suite la jeune femme s’y plut au point de souhaiter égoïstement que M. Rivaud s’attarde encore un peu dans les délices bordelaises…

Durant quelques jours, elle y mena la vie la plus reposante qui soit, servie dévotieusement par Ursule et son époux Firmin conquis tous deux par son beau sourire. Elle ne sortait guère, même en voiture, car il aurait fallu emmener MM. Dupin et Dubois, les deux policiers commis à la garde de Mrs Carrington et qui s’épanouissaient doucement dans la cuisine, semblables à deux tournesols dirigés vers l’astre nourricier qui leur dispensait si généreusement petits plats fins et vins de qualité. En échange, Dupin qui avait séjourné en Italie dans sa jeunesse apprit à Ursule la manière de faire un café convenable. Et puis quand celle-ci et Firmin n’avaient plus rien à faire on s’installait autour de la table de cuisine pour de rudes affrontements à la manille. La nuit, l’un d’eux dormait sur un lit de camp devant la porte d’Alexandra pendant que l’autre veillait à l’étage inférieur.

Le commissaire Langevin passait vers le soir et acceptait souvent le dîner que lui offrait Mme Rivaud. Dîner auquel participait aussi Antoine qui, pour distraire son amie autant que pour l’amour de l’art, avait entrepris de faire son portrait. Ainsi, la vie s’écoulait assez doucement dans un Paris qui flânait tranquillement dans la chaleur du mois d’août. Seuls, les journaux faisaient preuve d’une grande activité d’abord à cause des IIIe Jeux Olympiques qui allaient s’ouvrir à Saint Louis, aux États-Unis, le 29 de ce mois. On déplorait que la participation des athlètes fût moins importante qu’aux derniers Jeux de Paris mais, en fait, on se passionnait davantage pour la récente fermeture des écoles religieuses en France et pour la défaite de la flotte russe devant Port-Arthur. Le Japon triomphait au moment même où l’achèvement du Transsibérien pouvait permettre un meilleur approvisionnement des troupes du Tzar. Quant à ce que l’on appelait « l’affaire de la rue Campagne-Première », après la publication du portrait approximatif de la meurtrière qui avait soulevé un intense intérêt et couvert le bureau du préfet d’un abondant courrier, elle ne tenait plus que quelques lignes dans les colonnes de la presse.

Les affaires de l’oncle Nicolas devaient présenter quelques aspérités car son absence se prolongeait. Il téléphonait de temps en temps et son épouse l’encourageait avec beaucoup de gentillesse, lui donnait des nouvelles de la maison et le suppliait de ne pas se tourmenter pour elle : mieux valait en finir une bonne fois afin de pouvoir partir pour les États-Unis l’esprit tranquille.

Que sa tante s’acclimatât si bien en France étonnait tout de même un peu Alexandra :

— Et votre maison que vous aimiez tant, votre jardin, vos chevaux et vos chiens ? Les oubliez-vous ?

— Pas du tout et je vous accorde qu’il m’arrive d’y penser avec quelque nostalgie mais nous avons décidé de passer à Philadelphie environ quatre mois par an. En outre, j’ai l’intention d’embarquer pour la France mes chevaux préférés et bien entendu mes chiens. Ils seront très heureux en Touraine. Le temps y est doux et l’herbe superbe. Je crois que vous comprendrez quand vous verrez notre manoir. Il est seulement dommage que je ne puisse vous y emmener en ce moment à cause de votre sécurité.

Ladite sécurité commençait à peser sur Alexandra bien qu’elle trouvât un certain plaisir à s’engourdir dans un bien-être feutré, douillet et lénifiant. Même sa douleur d’amour se fondait dans une sorte de bienveillante torpeur et se faisait moins cruelle. Délia, Fontsommes et les vapeurs délicieusement vénéneuses de la lagune se fondaient, disparaissaient pour laisser tout le devant de la scène au regret de ce qu’elle avait perdu. Et, le soir, quand elle procédait à sa toilette devant un miroir ancien qui avait reflété – du moins le prétendait-on ! – le doux visage d’une créole promise à la couronne impériale, elle évoquait ces soirs de New York où, au retour d’une fête, d’un bal ou d’un dîner, Jonathan venait s’asseoir près de la table surchargée de riens précieux pour la regarder ôter ses bijoux et l’aider à dénouer ses cheveux. En dépit de son self-control il semblait tellement épris de sa beauté ! Apparemment, il ne s’attachait à rien d’autre et le vieil adage : « Loin des yeux loin du cœur » s’appliquait parfaitement à lui. Une autre beauté était passée par là et voilà tout ! Il ne restait rien du grand amour de Jonathan sinon l’âcre odeur du tabac refroidi… À présent, il allait falloir se reconstruire une vie mais où ? Comment ? Et dans quel but ? Autour d’elle, Alexandra ne voyait que ruines et se demandait parfois si le mieux ne serait pas de s’y ensevelir… de changer totalement d’existence pour un temps et, puisque sa fortune le lui permettait, pourquoi ne pas acheter elle aussi un manoir tourangeau ? Quand elle le reverrait, elle en parlerait au marquis de Modène : il savait donner les meilleurs conseils du monde…