Une fois à Beaune, Antoine n’eut pas beaucoup de peine à retrouver Alexandra. En gare de Lyon, avant de prendre son train, il put bavarder quelques instants avec son ami Pierre Bault qui lui confirma les renseignements du commissaire mais en y ajoutant un petit plus :

— Je ne sais pas pourquoi elle a fait cela mais ce que je peux vous dire c’est qu’elle était très malheureuse.

— Et dans le train elle n’a rencontré personne ?

— Personne sinon moi et le serveur qui lui a porté son dîner : elle ne voulait pas aller au wagon-restaurant.

— Aucune explication quand elle a tiré le signal d’alarme ?

— Aucune. Elle avait envie de revoir Beaune.

— C’est un peu mince. Il faudra tout de même faire avec.

Néanmoins ce fut plus facile qu’il ne le pensait. L’excellent Bouju auquel il se présenta comme un parent de la jeune femme le dirigea sur l’hôtel de la Poste et de l’Arbre d’or où Mme Brenet avec beaucoup d’hélas, de soupirs et d’apitoiement sur cette « belle jeune femme à qui l’on aurait acheté sa santé » finit par lui indiquer l’Hôtel-Dieu mais seulement après qu’il eut retenu une chambre pour la nuit.

Lorsque sœur Marie-Gabrielle lui apprit qu’elle avait un visiteur, Alexandra, sans laisser à la religieuse le temps d’aller au bout de sa phrase, commença par refuser de le voir mais quand on lui dit qu’il s’annonçait sous le simple nom de Tony, elle éprouva une grande joie : enfin un ami, un vrai !

— Où est-il ?

— Dans la cour. Il a refusé le parloir en disant que lorsqu’on a la chance de contempler un pareil décor, ce serait un crime de ne pas en profiter. Il vous attend assis sur un muret de la galerie.

— Je le reconnais bien là. C’est un peintre, vous savez ?

Enveloppant sa tête et ses épaules d’une grande écharpe de soie blanche, Alexandra courut rejoindre son visiteur qui, entendant un bruit de pas précipités, se leva juste à temps pour la recevoir dans ses bras et l’empêcher de tomber : son pied venait de buter sur l’un des gros pavés dont elle ne s’était pas méfiée :

— Tony ! soupira-t-elle, quelle joie de vous voir ! Mais comment êtes-vous ici ?

— C’est à vous qu’il faudrait poser la question, Alexandra. Qu’est-ce que vous faites dans un couvent « papiste », vous une hérétique ?

— Vous avez de ces mots ! La Mère Supérieure a les idées plus larges que vous : pour elle il n’y a ici que des malades…

— Et vous êtes malade ? demanda-t-il tout de suite inquiet

— De l’esprit, oui… du cœur aussi peut-être. Je… je ne savais plus où aller… Je me suis soudain retrouvée tellement seule, tellement perdue…

— Comment cela perdue ? Pourquoi ne retournez-vous pas chez vous, à New York ?

— Parce que je n’ai plus de chez-moi à New York… parce que mon mari est en train de préparer notre divorce… Oh, tenez ! Lisez !

D’une poche de sa robe elle tira la dernière lettre de Jonathan dans laquelle se trouvait toujours l’article de Lorrain, fourra le tout dans la main d’Antoine et éclata en sanglots si désespérés qu’il remit de quelques secondes sa lecture et, passant un bras autour des épaules de la jeune femme, la conduisit doucement jusqu’au muret sur lequel il la fit asseoir, s’installa près d’elle et la garda contre lui pour la laisser pleurer. Pendant ce temps, de sa main libre il dépliait les feuillets et parcourait rapidement le désastreux courrier avec des sentiments variant, dans l’ordre, de la surprise à l’indignation puis à la colère : il n’avait jamais imaginé qu’un attorney général pût être à ce point stupide et crédule pour décider de divorcer sur la simple lecture d’un vilain petit papier où d’ailleurs il n’y avait que des initiales. Et comme il n’était pas homme à garder pour lui ce qu’il pensait, il le déclara sans ambages :

— J’espère ne pas vous faire pleurer davantage, Alexandra, mais ou bien votre mari est fou ou bien il ne vous a jamais aimée. Si c’est là toute la confiance qu’il vous accorde, pourquoi diable vous a-t-il laissée venir seule en Europe ? Une femme comme vous ? C’était jouer avec le feu.

— Je vous l’ai déjà expliqué, Tony. Au dernier moment il a dû renoncer à partir et moi je tenais tellement à ce voyage !… Oh, mon Dieu, si j’avais su ! Ces vacances auront été un beau gâchis ! ajouta-t-elle les yeux dans son mouchoir.

— Vous n’allez pas recommencer à pleurer ? Il y a mieux à faire… par exemple me raconter toute l’histoire de ce « gâchis » si… toutefois je vous inspire assez d’amitié pour me la confier ?

Elle ne répondit pas tout de suite, regarda Antoine avec un petit sourire triste puis, se penchant vivement, posa un baiser rapide sur sa joue.

— Voilà une bonne réponse ! soupira le peintre plus ému qu’il ne voulait l’admettre. À présent j’écoute !

— Je ne sais par où commencer…

— Par le début du roman, bien sûr, car je devine que c’en est un dont je n’ai lu que la première page : j’en suis resté à un flirt entre une femme ravissante mais un peu trop seule et une sorte de… prince charmant possédant tout ce qui pouvait lui plaire et sans doute un ardent désir de la conquérir. Au fait, où donc aviez-vous rencontré le duc de Fontsommes ? La première fois que je vous ai vus ensemble j’ai eu l’impression que vous vous connaissiez déjà ?

— Vous voyez bien que vous n’avez même pas lu la première page…

Et elle lui raconta tout avec une grande simplicité et une entière franchise, sans chercher à embellir son propre rôle ni sans rien cacher des sentiments si troubles qui avaient été les siens. À cet ami qu’elle savait sûr, elle avoua à quel point elle avait été tentée de s’abandonner puis ses regrets de ne l’avoir pas fait et enfin l’humiliation de la dernière nuit vénitienne ou, venue pour se donner, elle avait été repoussée. Antoine l’écoutait, navré de cette souffrance qu’il devinait sous les paroles. Sa belle Alexandra si sûre d’elle – et même un peu agaçante – qui croyait pouvoir approcher les flammes du désir et de l’amour sans risquer de s’y brûler, dans quel état cette Europe dont elle rêvait la laissait-elle ! Il allait falloir la remettre debout. Et vite !

— Vous voyez, soupira-t-elle enfin, que je n’ai guère de raisons d’être fière de moi. Je me croyais si forte et…

— Vous êtes trop jeune pour être vraiment forte. Et puis il faut dire que vous n’avez pas eu beaucoup de chance mais ne perdez pas courage ! Ou bien votre mari est complètement stupide, ou bien il va comprendre rapidement son erreur en apprenant que sa sœur veut épouser un homme qui, comme par hasard, est duc et dont le nom commence par F.

— Il pensera à une simple coïncidence, voilà tout !

— Eh bien, je plains les malheureux accusés qui lui tombent sous la main… Une chose est certaine : vous avez quelque part une ennemie fort désireuse de briser votre ménage mais on ne divorce pas à cause d’un torchon.

— Chez nous, si. Vous ne nous connaissez pas assez, Tony. En Amérique la morale doit être sauvegardée à tout prix surtout lorsqu’il s’agit de personnages haut placés dans les fonctions de l’État. L’ombre d’un scandale ne peut leur être tolérée et leurs épouses sont bien entendu soumises à une rigueur identique.

— Même dans notre Europe corrompue la vieille histoire de la femme de César est toujours d’actualité. Ma chère enfant, votre époux, quoi qu’il en soit, n’a pas raison et il va certainement s’en rendre compte assez vite d’autant que l’affaire du mariage de sa sœur va lui changer les idées.

— Il sera furieux. Le manque de parole de Délia le blessera certainement et plus encore cette union avec un aristocrate. Il n’a jamais – moi non plus d’ailleurs – admis cette folie qui pousse nos femmes vers les titres et les couronnes achetés à prix d’or. Je sais, ce n’est pas le cas cette fois, mais je serais étonnée que Jonathan pardonne jamais à sa sœur. D’autant qu’elle devra changer de religion.

— « Heureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde ! » marmotta Antoine. On dirait que les Béatitudes ne sont pas le livre de chevet du juge Carrington. Ce que je ne comprends pas c’est que vous vous laissiez condamner ainsi sans combattre. Cela ne vous ressemble pas.

— Vous voulez que je me défende contre un homme qui m’a rejetée à cause d’un chiffon de papier ? Ne vous y trompez pas, Tony ! Dans cette affaire ce n’est pas lui l’offensé, mais moi. Quand j’avais besoin de son aide je l’ai appelé et au lieu de venir, il m’a envoyé une lettre… inadmissible, d’une dureté et d’un autoritarisme insupportables. À présent, il me chasse pour ainsi dire de ma maison sans même chercher à savoir ce que j’avais à dire. Qu’est-ce qu’il espère ? Que je vais rentrer l’oreille basse pour implorer sa clémence ?

— N’exagérons rien ! Il pense que vous avez rencontré le grand amour et il vous rend votre liberté. Cela pourrait dénoter une certaine grandeur d’âme… Voulez-vous me permettre une question ?

— Laquelle ?

— Quels sont vos sentiments pour lui ?

— Je ne sais pas, avoua la jeune femme après un moment de réflexion. En vérité je suis incapable de vous répondre.

— Laissez-moi vous aider. Éprouvez-vous du chagrin à l’idée d’être séparée de lui à tout jamais, de ne plus le revoir ?

Alexandra baissa la tête et une dernière larme se perdit dans la soie blanche qui enveloppait son buste :

— Je voudrais le secouer, le battre, le griffer, gronda-t-elle entre ses dents puis, plus bas : Vous avez raison : j’ai de la peine. J’étais heureuse auprès de lui… ou du moins je le croyais.

— Avant de découvrir les orages de la passion ? Je ne suis pas certain que vous soyez faite pour le bruit et la fureur. Mais rares sont ceux qui, en ce bas monde, n’y sont jamais confrontés. Cela devait vous arriver un jour en dépit d’une beauté qui vous fait souveraine… Alexandra, vous allez revenir à Paris avec moi !