— Qu’est-ce qui lui prend ? grogna le chef de train. Il est devenu fou ?
— Je ne crois pas, fit Pierre Bault en prenant le parti d’en rire. Voyez-vous, j’ai déjà constaté à diverses reprises le grand effet que cette jeune dame produit sur les hommes. Et puis… il s’agit d’une Américaine : cela dit tout !
— Ah, si c’est une Américaine !… Vous m’en direz tant ! Ces gens-là sont tous des excentriques.
Et le train repartit peu après tandis qu’à la gare tout recommençait comme la première fois : Bouju alla réveiller le patron de la buvette et lui fit atteler sa charrette pour conduire Alexandra à l’hôtel de la Poste et de l’Arbre d’or où elle retrouva la chambre d’antan avec son gros édredon rouge et où elle passa la nuit dans une entière tranquillité d’esprit. Demain, elle irait demander asile à ce vieil Hôtel-Dieu, dernier rescapé d’un monde disparu et qui lui semblait assez fort pour les protéger, elle et cette faiblesse toute nouvelle où elle se trouvait réduite.
De son côté Mme Brenet, l’aubergiste, s’était montrée ravie de retrouver cette cliente hors du commun et elle espérait que, cette fois, son séjour serait plus long. Aussi fut-elle très déçue quand, revenant d’une « visite » qu’elle souhaitait faire en ville, la belle Américaine demanda sa note et fit ses adieux : elle allait résider pendant quelque temps chez des amis.
En bonne fille d’Eve et surtout pas vraiment convaincue par ces « amis » que l’on allait rejoindre en faisant arrêter un express et qui ne prenaient même pas la peine d’envoyer une voiture pour chercher leur invitée, Mme Brenet lança l’un de ses marmitons sur la trace de son étrange cliente en lui recommandant d’agir avec discrétion et d’éviter de se faire voir.
Le gamin avait de l’astuce à revendre et réussit pleinement dans sa mission. Il n’alla pas loin d’ailleurs car une petite demi-heure plus tard il était de retour.
— Eh bien ? fit sa patronne. Sais-tu où elle est allée ?
— Oui. Même que c’était pas difficile. L’est allée à l’Hôtel-Dieu. Je l’ai vue entrer avec ses bagages et je ne l’ai pas vue ressortir.
Mme Brenet s’attendait à tout sauf à celle-là et, par la suite, elle passa de longues heures à se demander ce que cette belle dame riche et élégante pouvait bien aller faire chez les bonnes sœurs. La seule réponse valable qu’elle trouva à une si mystérieuse conduite fut que sa jeune cliente souffrait d’une maladie que seules les dames de Beaune, pour qui elle éprouvait respect et révérence, pouvaient soigner. Et comme c’était une brave femme pourvue d’un cœur compatissant, elle hébergea aussitôt Alexandra dans ses prières afin que le Seigneur la prît en pitié et lui rendît la santé. Après quoi elle n’y pensa plus.
À Paris, cependant, Antoine n’arrivait pas à se débarrasser d’une inquiétude. Il aimait bien Alexandra et quelque chose lui disait que tout n’allait pas au mieux pour elle. Un départ pour la Côte d’Azur n’aurait rien eu d’extraordinaire s’il n’avait suivi d’aussi près une arrivée en provenance de Vienne puisqu’il existait des trains reliant directement la capitale autrichienne à la Riviera française. Il fallait qu’il se soit passé quelque chose. Mais quoi ? La réception du Ritz n’ayant enregistré aucune communication téléphonique – sauf les nombreux appels d’Alexandra elle-même chez les Rivaud – il ne pouvait s’agir que d’une lettre. Mais de qui ?
— Cela pourrait aussi être un caprice soudain, avança le commissaire Langevin. Moi je vois les choses différemment : sa tante n’étant pas encore rentrée, Mrs Carrington a peut-être pensé que l’attente lui paraîtrait moins longue chez Mlle Rivaud. Si elle est partie pour Cannes elle a dû descendre chez elle… ou encore à l’hôtel du Parc mais cela m’étonnerait. La maison de Mlle Mathilde a beaucoup de charme et je sais que notre amie s’y plaît.
— Dans ce cas vous avez sans doute raison et je suis stupide de me tourmenter. Au fond cela lui ressemblerait assez : elle est coutumière des coups de tête et supporte mal quelque entrave que ce soit à sa volonté ou à son caprice.
Le visage perpétuellement las du policier s’éclaira d’un demi-sourire :
— Ne soyez pas critique à présent ! Le mieux est de nous assurer de son arrivée : un coup de téléphone à l’hôtel du Parc, un autre chez Mlle Mathilde et nous serons fixés. Ainsi nous pourrons annoncer à notre amie que ses émeraudes sont retrouvées.
— Mais pas son médaillon ni l’assassin du pauvre Moineau.
— Nous avons une piste. Un peintre qui a son atelier dans la rue a remarqué un Asiatique vêtu à l’européenne et coiffé d’un chapeau qui déambulait rue Campagne-Première. Il a été frappé par son visage et sur une impulsion, il l’a arrêté pour lui demander s’il voulait bien poser pour lui mais l’homme l’a repoussé et il est parti en courant.
— Ce n’est intéressant que si votre peintre est assez observateur et habile pour faire un vague croquis. Encore que je n’y croie guère : les Chinois donnent l’impression de se ressembler tous…
— Je le lui ai demandé. Il m’a promis de faire de son mieux et de me l’apporter s’il arrivait à un résultat satisfaisant. Je vais commencer par téléphoner et, comme l’attente est assez longue, venez me revoir demain…
Antoine n’eut pas à patienter si longtemps. Le soir même, Langevin lui téléphonait : personne – et pour cause ! – n’avait vu Mrs Carrington à Cannes ni à l’hôtel du Parc ni chez Mlle Rivaud qui d’ailleurs demandait qu’on la tienne au courant.
— Venez tout de même demain matin, ajouta le policier. Notre peintre doit m’apporter le résultat de ses efforts. Ce serait une chance invraisemblable que vous ayez déjà vu le lascar mais, parmi mes relations, vous êtes la seule personne ayant vécu en Chine.
— Commissaire ! soupira le peintre. Est-ce que vous connaissez le nombre exact des Chinois à ce jour ?
— Non et je ne veux pas le savoir. Faites un effort et venez demain !
— Si ça peut vous faire plaisir…
Les bureaux de la Police judiciaire, quai des Orfèvres, n’avaient rien de séduisant : des meubles en bois blanc, des classeurs en carton vert foncé avec des poignées en laiton, des portemanteaux en bois recourbé, des planchers que l’on cirait de temps en temps, des poêles en fonte noire et de la poussière sur le tout. Celui du commissaire principal Langevin se distinguait néanmoins par un bureau couvert de cuir vert fleurant bon la cire fraîche et par un bouquet de marguerites dans un pot de barbotine couleur de laitue. En outre l’odeur de la fumée qui y flottait était celle d’un bon tabac anglais.
Pour une fois, Langevin arborait une mine réjouie :
— J’ai des nouvelles ! claironna-t-il. Notre belle Américaine a renouvelé son exploit du mois de juin en tirant la sonnette d’alarme pour descendre du train à Beaune.
— Je sais ! soupira Antoine en se laissant tomber dans un fauteuil à la moleskine fatiguée.
— Comment avez-vous pu apprendre ça ?
— Pas compliqué ! J’ai un vieil ami conducteur d’un wagon-lit sur le Méditerranée-Express que je suis allé voir hier soir et, par chance, Mrs Carrington voyageait dans sa voiture. Comme c’est la deuxième fois qu’elle lui fait le coup, il commence à être habitué. Par contre, ce qu’il n’arrive pas à comprendre, c’est pourquoi Beaune et pourquoi avec son train ? Je ne vous cache pas que j’ai bien l’intention d’éclaircir ce petit mystère.
— Que comptez-vous faire ?
— Ce soir je coucherai à Dijon et demain je prendrai une voiture pour me rendre à Beaune. La ville n’est pas grande, Dieu merci, et une femme comme Alexandra ne passe pas inaperçue… Vous avez le dessin ?
Pour toute réponse, Langevin tira d’un tiroir une feuille de papier Canson qu’il tendit à son visiteur. Celui-ci considéra attentivement l’étroit visage que l’artiste avait reproduit de son mieux sous le bord gondolé d’un chapeau de feutre et plus il le regardait, plus l’impression de déjà-vu s’ancrait dans son esprit. Et, soudain, sa mémoire lui inspira un geste : tirant un crayon de sa poche, il cacha du pouce le bord du chapeau puis édifia au-dessus un haut chignon d’où partait un piquet d’autruche noir.
— Je peux au moins vous dire une chose : votre meurtrier n’est pas un homme mais une femme…
— Une femme ?… Vous rêvez ?
— Sûrement pas ! Je l’ai vue à l’Opéra, un soir où j’accompagnais Mrs Carrington au début de son séjour. Elle portait une toilette de grand couturier très élégante et de beaux bijoux… et déjà il m’avait semblé la connaître sans parvenir à mettre de l’ordre dans mes souvenirs.
— Mrs Carrington l’a-t-elle vue elle aussi ?
— Oui, mais sans y attacher d’importance… Au fait, je me souviens que, ce soir-là, elle portait le médaillon sur une robe de mousseline assortie à sa couleur bien particulière.
Les deux hommes laissèrent le silence retomber entre eux un instant. Langevin jouait avec un crayon qu’il tapotait sur le cuir de son sous-main. Antoine scrutait le dessin comme s’il cherchait à en extraire un secret.
— Si je comprends bien, soupira le commissaire, ce n’est pas dans les bas-fonds qu’il faut chercher comme j’en avais l’intention mais dans les hôtels de luxe ?
— L’un n’empêche pas l’autre mais cette créature doit être habile et je jurerais bien qu’elle habite une maison particulière ou un appartement. Si seulement je pouvais me rappeler où je l’ai vue ! Vous n’avez qu’un exemplaire de ce portrait ?
— Bien sûr, mais je peux essayer de le faire copier.
— Inutile ! Donnez-moi une feuille de papier et ce crayon que vous malmenez. Je dois être capable de faire ça moi-même.
Un moment plus tard, il quittait le quai des Orfèvres avec, dans sa poche, le dessin qu’il venait de reproduire. Une idée lui était venue tandis qu’il travaillait mais il ne voulait pas en faire part au policier. D’ailleurs il fallait qu’il l’approfondisse et, pour cela, il avait besoin de tranquillité. Le train qui l’emmènerait en Bourgogne ferait l’affaire. Ensuite et une fois Alexandra retrouvée, il pourrait interroger son ami Blanchard qui avait vécu en Chine beaucoup plus longtemps que lui et qui, peut-être, réveillerait ses souvenirs mais il voulait le voir seul à seul. Diriger la police sur lui et sa charmante épouse serait une mauvaise action car la paix de leur ménage avait été chèrement acquise.
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