Alexandra, incapable de supporter l’idée de tourner, en rond place Vendôme pendant plusieurs jours, faillit bien replonger dans son désespoir initial quand elle pensa soudain à Mlle Mathilde. Ne lui avait-elle pas dit, le jour du mariage de son frère, que si elle éprouvait le besoin d’un refuge paisible loin des agitations quotidiennes, elle pouvait venir s’installer chez elle quand bon lui semblerait ?

Aussitôt son parti fut pris. Elle regarda l’heure, appela le portier pour qu’on lui retienne une place dans le premier train de nuit pour Cannes, ne sourcilla même pas quand elle apprit qu’il s’agissait du Méditerranée-Express, demanda que l’on redescende ses bagages et, pressée par le temps, sauta dans un fiacre en direction de la gare de Lyon. Elle ne visiterait pas encore Paris à fond mais quelle importance ? Elle réfléchirait tellement mieux dans la jolie maison d’où l’on découvrait la baie de Cannes !

Si elle essayait d’analyser ce qu’elle éprouvait tandis que le train l’emportait, c’était de la rage plus que de la douleur et ce sleeping tellement semblable à celui où elle avait voyagé un mois et demi plus tôt n’arrangeait rien. Dieu, qu’elle avait été stupide ! Refuser cette passion qu’on lui offrait, ce mariage qui aurait fait d’elle une grande dame européenne et cela pour un mari qui n’avait même plus l’air de tenir beaucoup à elle ! Pouvait-on rien imaginer de plus ridicule ? Aujourd’hui elle éprouverait peut-être quelques remords mais aucun regret et elle aurait vécu dans les bras de Jean les plus belles heures de sa vie. Or, il ne lui restait plus en fait de perspective qu’à rentrer discrètement à Philadelphie ou bien à s’installer en France dans un coin agréable pour y attendre que le temps passe… Une idée triste à pleurer mais cette fois elle n’en avait plus envie ayant sans doute épuisé toutes ses réserves de larmes.

La chaleur de l’alcool et le bercement du train joints à la fatigue d’une journée peu ordinaire finirent par l’endormir. Ce fut le serveur qui la réveilla en lui apportant son dîner. Pierre Bault l’accompagnait :

— Pardonnez-moi, Mrs Carrington, mais lorsque vous aurez soupé, accepterez-vous de passer quelques instants dans le couloir afin de me permettre de faire votre lit ?

— Bien entendu.

Il allait sortir quand elle le retint.

— S’il vous plaît, monsieur Bault, fit-elle avec une douceur toute nouvelle, pouvez-vous me dire qui est dans ce train ?

— Personne dont vous puissiez redouter la présence, madame. À cette époque, rares sont les voyageurs appartenant au Tout-Paris. C’est l’époque des villes d’eaux et des plages. Nous avons quelques étrangers néanmoins. Ah si ! j’allais oublier : le comte Robert de Montesquieu est dans la voiture suivante.

— Et… savez-vous où il va ?

— Comme vous-même : à Cannes. Je crois qu’il y a des parents.

— Je vous remercie.

— Bon appétit, Mrs Carrington. À tout à l’heure. Vous n’aurez qu’à sonner.

En fait Alexandra n’avait plus très faim. Elle aimait bien Montesquiou qui était un fort agréable compagnon mais dans l’état d’esprit où elle se trouvait elle n’avait aucune envie de le rencontrer. Elle craignait son esprit vif et pénétrant et elle ne se voyait pas en train de lui expliquer sa situation actuelle.

Elle but néanmoins son consommé et attaqua la sole qu’elle avait choisie. Le tout était délicieux. Elle n’y trouva pourtant guère de goût. Son esprit préoccupé refusait de se laisser détourner par le péché de gourmandise et elle avala ensuite une superbe pêche Melba comme si c’eût été un médicament. C’est tout juste si elle ne fit pas la grimace. Par contre, elle apprécia à sa juste valeur la demi-bouteille de champagne qu’on lui avait servie.

Tandis que le conducteur préparait sa couchette pour la nuit elle resta sagement dans le couloir, vide à cette heure où tout le monde était au wagon-restaurant. Le crépuscule enveloppait la campagne déjà assoupie dans la douceur de cette nuit d’été. Quand le train ralentissait, elle pouvait apercevoir un peu de la vie vespérale de cette France profonde qui, très certainement, lui serait toujours étrangère, sans que cela eût, au fond, beaucoup d’importance. Elle put voir sur les pas de porte les paysans prendre le frais, assis sur une chaise, en causant avec leurs voisins ou en suivant les volutes de fumée d’une pipe. L’été, la rue ou la cour de la ferme remplaçaient pour la veillée le manteau accueillant de la grande cheminée. Seul le décor changeait ; les personnages restaient les mêmes… C’était pour l’œil de la voyageuse comme les images d’un livre ouvert devant ses yeux distraits et elle ne s’y attachait pas vraiment.

Quand elle put regagner son compartiment, elle ferma sa porte mais ne se coucha pas. Il était trop tôt pour dormir et, comme elle n’avait pas davantage envie de lire, elle tira les rideaux afin de dégager la fenêtre et baissa les lumières de façon à pouvoir contempler encore la chute du jour et la montée de la nuit. La France qui s’était emparée de tante Amity venait de se refermer sur elle comme un piège.

Le temps et la nuit coulèrent sur elle sans qu’elle fît le plus petit mouvement. Elle restait là, les yeux grands ouverts, laissant vagabonder une pensée qui allait elle aussi en s’assombrissant. Elle regrettait à présent l’impulsion infantile qui, l’avait jetée dans ce train à la recherche d’une compréhension, d’une présence amie. Il eût été si simple de s’enfermer au Ritz et de n’en plus bouger jusqu’au retour des Rivaud. Seulement voilà, elle découvrait qu’en face d’une douleur, elle se comportait comme un animal atteint d’une flèche qui s’élance à travers bois, à l’aveuglette, pour faire tomber la pointe, cause de sa souffrance. Tout simplement parce qu’à vingt-deux ans, on est encore bien jeune et surtout parce qu’elle n’avait jamais su ce que c’était qu’avoir vraiment mal. Même les heures terribles vécues à Pékin gardaient un parfum d’aventure.

Quand le train s’arrêta en gare de Dijon, elle était tellement repliée sur elle-même qu’elle n’y prit pas garde. C’est seulement lorsqu’il redémarra qu’elle tourna la tête et vit défiler une pancarte au nom de la capitale bourguignonne. La présence de Montesquiou dans le Méditerranée-Express l’obsédait : avec lui c’était toute la vie mondaine de Paris qui allait lui retomber sur le dos en gare de Cannes et cette idée-là lui devenait peu à peu insupportable. Ainsi d’ailleurs que les mensonges qu’il allait bien falloir accumuler sur la tête innocente de Mlle Mathilde.

Que faire alors ? Descendre à Marseille qu’elle ne connaissait pas pour y errer sans but ou bien reprendre encore un train remontant sur Paris ? Le digne Olivier Dabescat finirait par la prendre pour une folle si ce n’était déjà fait…

Elle ralluma, jeta au miroir mural un regard offensé. Elle avait dû pleurer sans même s’en apercevoir et son reflet n’avait rien de flatteur… Et puis, soudain, elle pensa que l’on approchait de Beaune, cette jolie ville dont elle gardait un si chaud souvenir grâce à cet étonnant Hôtel-Dieu complètement hors du temps. Elle revit les hautes cornettes médiévales, les silhouettes d’un bleu si doux, la grande cour et son vieux puits qui évoquaient si bien les lointains d’un tableau flamand, les grandes salles et le jardin fleuri. Là aussi, on l’avait invitée à revenir et personne n’aurait l’idée de l’y chercher. C’était l’assurance absolue de quelques jours de paix totale.

Soudain très calme, elle remit son cache-poussière, fixa soigneusement son chapeau dont elle baissa la voilette, rassembla ses bagages à main puis s’assit pour attendre que le train ralentisse.

Baissant sa vitre, elle guetta l’apparition des lumières de la gare et quand elles lui parurent assez proches, elle se leva et tira avec décision le signal d’alarme, après quoi elle sortit dans le couloir pour se trouver nez à nez avec Pierre Bault :

— Encore ? s’écria-t-il à la fois stupéfait et indigné. C’est la seconde fois que vous arrêtez ce train à Beaune, je voudrais bien savoir pourquoi.

— Mais parce que j’ai gardé le meilleur souvenir de mon premier séjour et, tout à coup, je n’ai plus eu du tout envie d’aller à Cannes. Vous voudrez bien être assez aimable pour porter cette valise et ce sac sur le quai.

— Mais enfin, est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous faites ? Si vous vouliez aller à Beaune, vous pouviez prendre un autre train ?

— Ce n’était pas mon idée au départ. J’ai changé d’avis, voilà tout ! Mais, je vous en prie, ne vous dérangez pas davantage : je sais comment cela se passe : je vais payer ce qu’il faut et vous pourrez repartir dans une minute.

Le conducteur ne fut pas dupe du sourire aimable qu’elle lui adressait ni du ton léger. En dépit de la voilette il remarquait bien l’altération de ce visage. Il ne pouvait lui-même que se résigner.

Dans le grincement de ses freins, le Méditerranée-Express venait de stopper au quai avec autant d’exactitude que si l’étape eût été prévue. Pierre Bault ouvrit la portière et vit accourir le chef de gare dont l’honnête visage s’illumina en reconnaissant son Américaine du mois de juin :

— Vous nous revenez, madame ? Mais quel plaisir !…

— Faites un peu attention à ce que vous dites ! protesta Bault. Un employé des Chemins de Fer n’a pas pour rôle d’encourager les voyageurs à en perturber les parcours.

— Madame n’est pas une voyageuse ordinaire. Notre petite ville va éprouver une grande joie à la revoir…

Il s’empressait, aidait la jeune femme à descendre avec une courtoisie très talons-rouges, s’emparait de ses bagages sous l’œil incrédule du conducteur, du chef de train arrivé à son tour sur les lieux du crime et d’un ou deux passagers que la curiosité faisait sortir de leurs compartiments. Un homme d’équipe fut hélé pour servir de porteur puis, offrant son bras à Mrs Carrington, le bon M. Bouju, heureux comme un roi, la ramena triomphalement dans son bureau.