Ce soir-là, cependant, elle resta longtemps assise devant la coiffeuse à effectuer, avec une extrême lenteur, les gestes quotidiens pour lesquels jamais elle ne faisait appel à une femme de chambre. Elle aimait prendre soin d’elle-même : lisser longuement ses beaux cheveux, polir ses ongles, faire briller ses bagues, ôter le très léger maquillage qu’elle se permettait. Durant de longues minutes, elle contempla son image dans le miroir mais sans vraiment le voir, rêvant aux étranges paroles de tante Amity. Se pouvait-il qu’elle n’eût pas tout, elle qui se croyait comblée ?
Pendant ce temps, Antoine Laurens buvait un verre de vieux cognac dans la cabine du capitaine. Le commandant Maurras et lui se connaissaient depuis le voyage inaugural de la Lorraine et entretenaient des relations qui pour être espacées n’en étaient pas moins cordiales. Laurens avait patienté deux jours de plus à New York afin d’embarquer à bord de cette unité qu’il aimait. Il appréciait la détente après une longue et difficile mission secrète à laquelle le gouvernement du président Loubet se serait bien gardé d’admettre qu’il avait participé.
L’été précédent, en effet, Antoine, peintre de talent et surtout portraitiste estimé – ce qui lui permettait de camoufler d’autres activités beaucoup plus occultes –, quittait la France en compagnie de l’ingénieur Philippe Bunau-Varilla, ancien compagnon de Ferdinand de Lesseps dans le projet de percement de l’isthme de Suez. Projet que tous deux s’étaient efforcés de mener à bien au milieu d’une incroyable gabegie. Bunau-Varilla se rendait à Washington pour y rencontrer le président Théodore Roosevelt et Laurens le suivait pour assurer plus ou moins sa sécurité. Sujet de la conférence : l’achèvement par les Américains des travaux abandonnés à la suite d’un énorme scandale politico-financier qui avait ébranlé les augustes assises du Palais-Bourbon et jeté de la boue sur quelques noms respectables.
Ce fameux canal, le président des États-Unis s’était juré de l’offrir à son pays. D’autre part, les Français lui apportaient une idée simple : faire souffler sur le Panama, alors sous contrôle colombien, le vent toujours si efficace de l’indépendance. Autrement dit, concocter une petite révolution qui ne ferait guère de dégâts puisque l’ennemi se trouvait de l’autre côté de hautes montagnes et, pendant ce temps, la flotte américaine pourrait croiser innocemment au large des côtes pour empêcher les Colombiens de passer par là.
Tout réussit au mieux et pratiquement sans effusion de sang : au mois de novembre 1903, la population de Panama se soulevait contre la Colombie, réalisant ainsi la révolution la plus paisible de l’Histoire. Un nouvel État fut créé sous la protection de la marine des États-Unis et la Colombie qui criait très fort reçut vingt-cinq millions de dollars qui l’enrouèrent singulièrement.
Au fond, la tâche d’Antoine Laurens avait été beaucoup plus simple qu’il ne le pensait. Pour la première fois de sa vie, on lui avait confié une mission de tout repos et qui, en outre, se révéla fructueuse car le nouveau gouvernement tint à le remercier pour la part active qu’il avait prise à la révolution.
Aucune tâche urgente ne le rappelant en France, il décida de s’offrir quelques vacances d’hiver et de profiter un peu de cet argent si facilement gagné. Il prit donc, à Colon, un bateau pour La Nouvelle-Orléans où il séjourna quelques semaines, visita la côte est des États-Unis et finalement rejoignit New York où il pensait s’amuser un peu.
Sans y réussir vraiment.
Riche des générosités panaméennes qui comportaient quelques émeraudes il n’eut même pas envie de se livrer à son sport favori : le vol de joyaux plus ou moins célèbres pour leur histoire ou leur beauté. Dieu sait pourtant s’il en vit, des diamants, sur les dames américaines ! En colliers, en sautoirs, en bagues, en bracelets, en ceintures, en couronnes et presque en harnachements mais justement il en voyait trop et ce qu’il aimait c’était la rareté, la pièce exceptionnelle et aussi la difficulté. Les richesses américaines lui semblaient trop neuves, trop clinquantes et trop évidentes. À quoi bon se donner du mal dans ces conditions ?
C’est à New York, alors qu’il séjournait au Waldorf, qu’il apprit ce qui se passait à l’autre bout du monde : dans la nuit du 8 au 9 février, la flotte japonaise avait attaqué Port-Arthur dont la Russie s’était récemment attribué la possession pour avoir un débouché sur la mer Jaune. Cette information faillit le décider à rester encore quelque temps outre-Atlantique car il imaginait sans peine que le Deuxième Bureau français se ferait un plaisir d’envoyer là-bas quelques « observateurs » dont il pourrait bien faire partie si on le savait de retour. Néanmoins, le printemps approchait et il éprouvait une grande envie de le voir éclore à Château-Saint-Sauveur, sa propriété provençale.
Le désir de revoir son jardin l’emporta et il alla prendre passage sur la Lorraine. Il savait y trouver un ami, chose à considérer, mais comme il ne tenait nullement à rencontrer de ces gens qui peuvent faire un calvaire d’un honnête voyage en mer, il décida de prendre ses repas dans sa cabine. Il fallut l’invitation pressante du commandant Maurras pour qu’il sorte de son trou.
— Vous n’avez pas l’intention de passer toute la semaine entre ces quatre murs ? fit l’officier en lui offrant un supplément de Martel Trois Étoiles.
— Pourquoi pas ? Je suis un vieil ours, vous le savez, répondit ce vieillard de quarante-deux ans, et si je peux venir de temps en temps boire un verre avec vous, je serai le plus heureux des hommes. Les relations de voyage ne me tentent pas beaucoup.
— Pour cette fois je pense que vous avez tort. Nous avons quelques très jolies femmes assez courageuses pour affronter l’Atlantique en mars et comme je vous sais, mon cher peintre, sensible à la beauté féminine…
— Bof !… des jolies femmes, il y en a partout.
— Sans doute mais il en est peu d’exceptionnelles.
— Et vous en avez d’exceptionnelles ?
— Eh oui. Nous avons d’abord miss Lilian Russel, la célèbre cantatrice.
— Un admirable soprano, j’en conviens, mais elle n’est plus très jeune et sa célébrité tient beaucoup, à présent, à sa passion des hommes, des diamants et de la bicyclette. Vient-elle chez nous pour courir le Tour de France ?
Le commandant de la Lorraine se mit à rire et tendit le flacon de cognac à son hôte :
— Vous êtes impossible. Elle est toujours très belle… mais nous avons mieux.
— Et qui donc ?
— Une merveille ! Mrs Carrington, la jeune épouse du très respectable attorney général de l’État de New York. Vous ne la connaissez pas ?
— Mon Dieu non ! Et… elle est comment ?
— Éblouissante ! Ne prenez pas cet air dédaigneux ! J’ai rarement vu une femme aussi belle, aussi rayonnante…
— Hum !… On dirait qu’elle vous a séduit ?
— Sur le plan esthétique seulement car elle reste assez distante. Vous auriez pu en juger, si vous étiez venu dîner avec tout le monde.
— Tiens donc ! Et le mari, dans tout ça ?
— Absent ! Mais la belle dame voyage avec un oncle et une tante qui veillent sur ce trésor comme le dragon de Nibelungen sur l’or du Rhin. En outre, elle semble tenir parfaitement la mer car après dîner elle a été la seule femme à s’attarder sur le pont. À cette heure, bien sûr, elle est rentrée chez elle. Venez donc demain au déjeuner ! Sur mon honneur, elle vaut le déplacement.
Le peintre vida son verre, le posa sur le bureau, se leva et tendit la main à son hôte :
— Je dois dire que vous piquez ma curiosité. Comment voulez-vous que je reste dans mon bocal quand Vénus en personne s’agite au-dessus de moi.
— Je suis bien sûr de votre opinion. Si vous venez, je ferai inscrire votre nom à ma table où je compte l’inviter, elle aussi.
— Dans ce cas je ne vois pas comment je pourrais résister. Bonne nuit, cher ami !
En fait, Antoine n’acceptait que pour ne pas désobliger celui qui l’invitait de façon si pressante mais il ne se faisait guère d’illusions sur la foudroyante beauté à bord. Les Américaines, il le savait, pouvaient être d’une grande beauté, néanmoins il leur trouvait toujours un petit défaut, un petit quelque chose d’inachevé, d’imparfait. Elles étaient trop sûres d’elles-mêmes alors qu’il aurait souhaité un rien de cette exquise patine dont est fait souvent le charme des Européennes. Une seule peut-être échappait, dans son souvenir, à cette espèce de condamnation générale : une jeune fille rencontrée en Chine dans des circonstances particulièrement dramatiques, mais celle-là, qui pouvait dire ce qu’elle était devenue et si même elle était encore de ce monde.
Aussi sa surprise fut-elle totale, quand, le lendemain, alors qu’en fumant sa pipe il arpentait le pont-promenade balayé par des rafales de pluie, il vit venir à lui cette même jeune fille. Enveloppée d’un grand manteau à capuchon en épais lainage vert et bleu, les mains au fond des poches de son vêtement, elle regardait le ciel gris dont les nuages, courant d’un horizon à l’autre, se gonflaient, noirs et menaçants, troués parfois d’une bande de lumière fuligineuse. Sous sa menace, l’océan faisait le gros dos et secouait comme un bouchon, à quelques encablures, un gros chalutier ventru.
Il n’eut même pas le temps de prononcer le nom qui lui montait aux lèvres : elle l’avait déjà reconnu et accélérait le pas :
— Tony ! s’écria-t-elle en lui tendant ses deux mains gantées. Est-ce bien vous que je retrouve en plein océan ?
— C’est bien moi, Alexandra… et infiniment heureux de vous revoir. D’autant qu’hier soir je pensais à vous.
— Comment cela ? Vous saviez que j’étais à bord ?
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