« Ne vous donnez pas la peine de m’écrire pour des explications bien inutiles et des excuses qui ne serviraient à rien. D’ailleurs je compte m’éloigner de New York durant quelques semaines. Vous comprendrez sans peine que j’aie besoin de calme et de silence. Notre correspondance passera désormais par le cabinet juridique dont je vous joins l’adresse.

« Je déplore seulement, ma chère, que vous n’ayez pas eu assez de confiance en moi pour m’apprendre vous-même que vous aviez fait choix d’un autre et si je n’ai pas le courage de vous souhaiter beaucoup de bonheur, j’aurai celui de vous dire : Bonne chance ! »

Un long moment, Alexandra resta sur place, pétrifiée, serrant la terrible lettre entre ses doigts crispés. Puis, d’un pas de somnambule, elle marcha vers sa chambre et s’abattit enfin sur son lit, secouée de sanglots si violents que, lorsqu’ils cessèrent après un long temps, ils ne lui apportèrent pas le soulagement habituel.


Le même jour mais quelques heures plus tard, Antoine Laurens tournait le coin de la rue Campagne-Première et du nouveau boulevard Montparnasse. Il était rentré la veille même d’une expédition qui ne l’avait pas conduit plus loin que Moscou et Saint-Pétersbourg car, arrivé là-bas, il avait trouvé chez l’ambassadeur de France une dépêche du colonel Guérard disant, en quelque sorte, qu’il y avait maldonne et que ses services hautement qualifiés n’auraient pas leur emploi sur le théâtre des opérations russo-japonaises. Comme officiellement il voyageait toujours sous la couverture de son art, il ne pouvait repartir aussi vite et Antoine eut l’occasion de faire quelques portraits dans la haute société. Il passa des jours agréables et même quelques heures charmantes en compagnie d’une danseuse du Kirov.

Comme il rapportait aussi quelques « souvenirs », sa première visite avait été pour la Closerie des Lilas où il espérait rencontrer le père Moineau. Or, on ne l’avait pas vu de la journée et même Lucien se montrait inquiet : lorsque son plus fidèle client devait s’absenter, il prévenait.

— Je vais aller jusque chez lui voir s’il n’est pas malade, assura Antoine et, quelques minutes plus tard, il abordait la petite rue tranquille où son vieil ami logeait au premier étage d’une maison bourgeoise derrière laquelle il y avait un jardin. Toute l’animation de cette artère quasi provinciale et presque campagnarde venait d’un centre d’équitation et du Dépôt des Petites-Voitures flanqué d’un café où les cochers se retrouvaient. En dehors de cela, elle était surtout fréquentée par les femmes allant aux provisions et par les chats du quartier. Aussi Antoine fut-il plutôt surpris de voir, sur le pas de la porte de son vieil ami, la concierge, le chignon en bataille, discutant avec un sergent de ville et ne s’interrompant que pour pleurer dans un grand mouchoir à carreaux. Il s’approcha néanmoins, pensant que la bonne femme avait dû se faire voler quelque chose et contait ses malheurs au fonctionnaire idoine, mais quand il voulut franchir le seuil l’agent l’arrêta poliment en touchant son képi :

— Sauf vot’respect, monsieur, où est-ce que vous allez ?

— Voir un ami.

— Et qui ça ?

— Je vous trouve bien curieux ! fit le peintre surpris et vaguement inquiet. Mais qu’à cela ne tienne ! Le père Moineau, ça vous dit quelque chose ?

Il ne comprit pas ce que lui répondait le sergent de ville parce que la concierge se remettait à pleurer de plus belle tout en se lançant dans une sorte de lamento incompréhensible, mais qui eut pour résultat d’attirer quelqu’un à la fenêtre du premier étage située juste au-dessus de la porte. À son grand étonnement, Antoine reconnut le commissaire Langevin qu’il avait déjà rencontré plusieurs fois.

— Ça va durer longtemps, ce vacarme ?… Tiens, monsieur Laurens ? Que faites-vous par ici ?

— Il veut voir le père Moineau, déclara son subordonné.

— Vraiment ? Donnez-vous donc la peine de monter, cher ami !

Tout cela ne disait rien qui vaille à Antoine, persuadé que le vieux receleur avait de gros ennuis dans lesquels il serait plus sain pour lui de ne pas s’immiscer. Il était même d’autant plus tenté de prendre le large qu’il avait dans sa poche un collier et des boucles d’oreilles en rubis et diamants, tout fraîchement rapportés de Russie sans doute mais dont il eût été bien empêtré d’expliquer ce qu’ils faisaient là. Et le commissaire Langevin était la dernière personne qu’il eût envie de rencontrer mais il n’y avait vraiment pas moyen d’y couper.

Prenant son courage à deux mains, il s’élança dans l’escalier soigneusement ciré qu’il escalada quatre à quatre et trouva le commissaire sur le palier.

— Venez voir ! dit seulement celui-ci.

À sa suite, le peintre franchit la petite entrée étroite et sombre simplement meublée d’un portemanteau, d’un porte-parapluies en cuivre et d’un aspidistra en pot, pénétra dans la salle à manger qui lui faisait suite et recula d’horreur, l’estomac soudain remonté dans la gorge : l’agréable pièce dont il gardait le souvenir avec ses meubles Henri II toujours luisants de bonne santé, sa suspension en verre de couleur, son poêle Godin en céramique brune et son confortable fauteuil Voltaire en velours vert placé près de la fenêtre semblaient avoir subi le passage d’un train. Au milieu d’un monceau de bois éclatés, de vaisselle et de verres brisés d’où le sang dégouttait de toutes parts, le père Moineau gisait les yeux grands ouverts et la gorge tranchée d’une oreille à l’autre. Le corps portait en outre une seconde blessure à la hauteur du cœur.

Ce n’était pas, et de loin, le premier cadavre qu’Antoine rencontrait. Il avait déjà été confronté à des atrocités mais il se sentit pâlir. En même temps, une froide colère s’emparait de lui qu’il eut peine à dissimuler à l’œil scrutateur du policier.

— Qui a pu faire ça ? murmura-t-il pour lui-même plus que pour l’autre. Le père Moineau n’a jamais fait de mal à personne…

— Vous le connaissiez ?

— Pas vraiment… mais je l’aimais bien. Quand je suis à Paris, il m’arrive souvent d’aller boire un verre à la Closerie des Lilas. On y rencontre des poètes, des peintres comme moi… On y rencontrait aussi le père Moineau. Je suis venu ici parce que le patron de la Closerie m’a dit qu’on ne l’avait pas vu de la journée… Quand est-ce que ça s’est passé ?

— Il n’y a pas très longtemps. Le corps commence seulement à refroidir. Un voisin, en descendant chercher du pain, a vu la porte ouverte, est entré et a donné l’alarme…

— Tout ce gâchis a dû tout de même faire du bruit ?

— Le voisin habite au cinquième et jouait du violon. Quant à la concierge, elle était allée boire un petit verre à l’estaminet des cochers. Mais pour en revenir à votre question de tout à l’heure, je peux au moins vous dire une chose : l’assassin doit être un Chinois ou quelque chose d’approchant.

— Comment savez-vous ça ? On a vu le meurtrier ?

— Non, mais la blessure de la poitrine a été faite avec ceci… qui fixait cela.

Dans la vaste poche de son éternel paletot mastic, Langevin prit un paquet composé de son mouchoir qui enveloppait une sorte d’alène de cordonnier à manche de bois et un morceau de parchemin troué et taché de sang sur lequel deux idéogrammes chinois étaient tracés à l’encre rouge.

— Je crois que le crime est signé, soupira le commissaire. Reste à faire traduire ça !

— Inutile. J’ai souvent vu ces deux signes lorsque j’étais à Pékin enfermé dans les légations assiégées. Cela veut dire « Ts’eu-hi ».

— La vieille impératrice ? Ne me dites pas qu’à son âge elle a traversé la moitié du monde pour venir poignarder un vieux receleur.

— Il est certain que quelqu’un a tué en son nom… mais, ajouta Antoine avec une entière hypocrisie, pourquoi dites-vous que le père Moineau était un receleur ?

— Venez voir !

Langevin ouvrit devant le peintre la seconde porte de l’entrée et découvrit la chambre du vieillard, bouleversée elle aussi. Mais une surprise de taille l’y attendait : un adjoint du commissaire, assis sur un coin du lit éventré, était occupé à répertorier toute une collection de très beaux bijoux au nombre desquels figuraient quelques pièces qu’Antoine lui-même avait volées.

— Vous êtes convaincu ?

— Ça alors ! exhala-t-il avec une entière sincérité : il n’arrivait pas à comprendre en effet comment le vieil homme à la vie si modeste avait pu lui acheter des bijoux qu’il ne revendait pas.

— J’ai peut-être eu tort, d’ailleurs, d’employer le mot receleur, ajoutait Langevin, j’aurais dû dire collectionneur. Ce qui peut paraître surprenant mais si vous ajoutez que ce doux vieillard ami des oiseaux, ce petit rentier si français était en réalité russe, rejeton dévoyé d’une famille fort riche et qu’il se nommait Fédor Apraxine, vous commencerez peut-être à comprendre ? J’ajoute que les journaux connaissaient surtout ce génial dévaliseur de banques sous le nom de l’ « Homme à la casquette » et qu’il y a longtemps que je le cherche…

Pour éviter de répondre, Antoine s’avança dans la chambre jusqu’à l’homme occupé à noter une description rapide des bijoux. Il lui fallait, en effet, le temps de s’habituer car il ne pouvait encore imaginer que ce vieux bonhomme eût été ce Fédor Apraxine que toutes les polices d’Europe avaient recherché en vain : une sorte de génie de la cambriole qui dut, en effet, ramasser une fortune suffisante pour s’adonner à sa passion des pierres précieuses. Mais, au fond, tout était bien ainsi : quelques-unes de ses victimes allaient retrouver leur trésor sans se douter un seul instant qu’elles l’avaient aidé, lui, à rétablir ses domaines… et à se constituer un début de collection. C’était cela d’ailleurs qui les avait rapprochés, lui et Moineau : leur commune passion pour les belles gemmes…