— Oui… cependant il ne m’a pas aimée assez pour venir à mon secours lorsque j’avais besoin de lui. Je lui avais écrit en lui demandant de me rejoindre pour que nous finissions ensemble ces vacances. Je n’ai reçu en retour qu’une lettre sèche et impérative m’ordonnant pratiquement de rentrer par le premier bateau. S’il était venu… rien ne serait arrivé et je serais encore une femme heureuse.
— Cette lettre vous a offensée à ce point ?
— En effet. Elle me prouvait que non seulement Jonathan me connaissait mal mais aussi qu’il ne m’aimait pas comme je le croyais.
— Que lui avez-vous répondu ?
— Rien. Je n’ai pas écrit depuis plus d’un mois…
— Je ne suis pas certain que vous ayez raison. La femme doit obéissance à son mari.
— Pas chez nous. Jamais une Américaine n’accepterait de s’asservir à ce point. Nous sommes les égales des hommes et il faudra bien qu’un jour la loi le reconnaisse en nous accordant le droit de vote.
Pour le coup Modène éclata de rire :
— Vous, une suffragette ? Permettez-moi de vous dire que cela ne vous va pas du tout. Celles qu’il m’a été donné d’apercevoir en Angleterre ne vous ressemblent en rien : elles ont l’air de dragons habillés par l’Armée du Salut.
— J’aurais dû me douter que vous n’approuveriez pas.
— Je n’approuve ni ne désapprouve : cela m’amuse. Néanmoins, je crois nos femmes plus sages. Au lieu de se vouloir officiellement égales des hommes elles préfèrent les asservir autrement et pour ce combat vous êtes mieux armée que beaucoup d’entre elles. Croyez-moi, mon amie, rentrez chez vous le plus vite possible ! Votre mari n’a pas contemplé votre sourire depuis des semaines : ne l’en privez pas plus longtemps. Je suis certain qu’il ne demande qu’à ouvrir ses bras.
— Ce n’est pas moi qui ai tort : c’est lui et si quelqu’un doit demander pardon…
— Qui parle de pardon ? Retournez à New York, Mrs Carrington ! Vous n’êtes pas faite pour être une voyageuse solitaire et, quand vous aurez mis la largeur de l’Atlantique entre vous et nous, je suis bien certain que vous redeviendrez vous-même : la reine de New York !
— Qu’est-ce qu’une reine lorsqu’elle rentre vaincue ? La France a pris ma tante et à présent c’est le tour de cette jeune folle.
— Je ne vois pas les choses comme vous. Ce sont elles qui ont vaincu… et ne soyez pas trop dure pour cette petite miss Hopkins ! Songez plutôt à la punition qui l’attend !
— Une punition ? Et laquelle ?
Le marquis prit la main de sa belle voisine et la baisa :
— L’esclavage, ma chère ! L’horrible esclavage de nos femmes. Ne va-t-elle pas devoir jurer obéissance ?
Le déjeuner fut charmant et, le soir, Modène conduisit Alexandra à une « reprise » du fameux Manège espagnol de la Hofburg où elle put admirer les évolutions des Lipizzans, les superbes chevaux blancs uniques en Europe montés par des cavaliers comptant parmi les meilleurs du monde. Enfin, il l’emmena souper chez Sacher en écoutant les tziganes et en buvant du vin de Tokay.
Alexandra goûta chaque instant de cette soirée. C’était, elle le savait, la dernière qu’ils passaient ensemble : le lendemain, Modène quittait Vienne pour la Hongrie où il était attendu chez le prince Esterhazy. Très certainement ils ne se reverraient pas avant très longtemps. Il se pouvait même que ce soit jamais.
Quand vint l’instant de se séparer au pied du monumental escalier de l’hôtel Impérial, la jeune femme sentit un peu de mélancolie. Ce parfait gentilhomme s’était montré pour elle le meilleur des amis et elle savait qu’elle ne l’oublierait pas.
— Souhaitez-moi bon voyage, marquis ! dit-elle en lui tendant la main. Moi aussi je quitterai Vienne demain.
— Vous partez déjà ?
— Oui. J’étais venue ici sans trop savoir pourquoi. Notre rencontre a donné un sens à cette escapade mais à présent je n’ai plus la moindre envie d’y rester puisque vous n’y serez plus !
— Vous me touchez, madame, plus que je ne saurais dire ! fit-il d’une voix émue. Certes, je ne suis pas un bien fameux chrétien mais je prierai Dieu qu’il vous rende au moins votre belle joie de vivre, et pourquoi pas, votre bonheur.
— Je n’aime pas écrire mais s’il vous exauce, vous serez le premier à le savoir…
En dépit de ce qu’elle avait annoncé Alexandra ne put partir que le surlendemain à cause de l’horaire des trains. L’Orient-Express en direction de Paris s’arrêtait en effet en gare de Vienne à 8 h 35 du matin et quand la jeune femme demanda qu’on lui retînt un wagon-lit le train était parti depuis dix minutes. Elle en fut contrariée car son « oncle » n’étant plus là pour la protéger de ses admirateurs, elle craignit d’être importunée mais par la grâce de sainte Anne il n’en fut rien : la plupart des officiers des régiments impériaux participaient à la grande procession à la suite de l’empereur et de sa famille qui se rendaient à la cathédrale pour la messe solennelle. Ensuite, la ville tout entière s’en allait pique-niquer dans les prairies qui se trouvaient à la lisière des faubourgs et de la campagne en attendant de danser toute la nuit dans les guinguettes ou les somptueuses salles de bals populaires. C’était, en effet, un peu l’équivalent de la Saint-Valentin en Angleterre et en Amérique car nombre de jeunes Autrichiennes se prénommaient Anne, ce qui donnait le charmant diminutif de Nannerl. On leur offrait alors des fleurs, des éventails, de menus cadeaux et parfois même des sérénades. Tout Vienne retentissait de l’écho des orchestres et la valse y régnait plus que jamais.
Avec la conscience aiguë de sa solitude, Alexandra, qui n’avait aucune envie de se mêler à la liesse générale, choisit de rester dans son appartement et tua le temps comme elle put, s’accordant seulement une dernière promenade en voiture tout au long des quatre kilomètres du Ring en contemplant l’extraordinaire ensemble de bâtiments, unique au monde, réalisé par François-Joseph sur son boulevard tout neuf. Tout cela dans un mélange de styles allant du néogothique au pseudo-Renaissance en passant par quelques touches gréco-romaines qui traduisaient bien l’horreur du souverain pour la nouveauté et l’amour du pastiche de ses architectes. Néanmoins réussissant malgré tout à composer, au milieu des marronniers et des pelouses, une orchestration architecturale grandiose et même impressionnante. Mais il était écrit que la solitaire ne profiterait même pas de sa dernière promenade jusqu’au bout : l’orage attendu depuis tant de jours éclata brusquement sur la ville qu’elle enveloppa des zébrures des éclairs et des grondements du tonnerre avant de la noyer sous les trombes d’eau. Alexandra se hâta de rentrer à l’hôtel, paya royalement son cocher moustachu et regagna sa chambre pour n’en sortir que le lendemain matin.
Il pleuvait encore lorsqu’elle monta dans le grand train européen, luxueux et confortable à souhait qui en près de vingt-quatre heures allait la ramener à Paris. Curieusement, lorsqu’elle s’installa dans le velours et l’acajou de son compartiment, elle poussa un soupir de soulagement. Elle avait l’impression de rentrer chez elle même si ce n’était pas encore tout à fait vrai, même si elle allait rester encore quelques jours à Paris. La capitale française lui était devenue familière et plus chère qu’elle ne le pensait. Peut-être parce qu’elle voyait dans le Ritz une halte agréable et une sorte de succursale de sa chère maison.
Le voyage fut à son goût. Aucune personne de connaissance ne se trouvait dans sa voiture et elle put jouir d’un vrai repos en regardant défiler les paysages du nord de l’Autriche et de la Bavière. Elle dormit aussi comme une enfant et, lorsque l’Orient-Express, avec une exactitude d’horloge, entra en gare de l’Est le lendemain à 7 h 25 du matin, elle se sentait extraordinairement fraîche et reposée, consciente d’avoir établi une grande distance entre elle et ceux qui lui avaient fait tant de mal. Et puis, il avait plu la veille et Paris, lavé de frais, s’offrit à elle sous un joyeux soleil. Elle lui sourit à travers les vitres du fiacre en se promettant de profiter de ces derniers jours pour revoir les endroits qu’elle aimait et visiter ce qu’une intense vie mondaine l’avait empêchée de découvrir.
À l’hôtel où elle fut reçue avec le respect chaleureux que l’on réserve à une jolie femme et à une fidèle cliente, de nombreuses lettres l’attendaient car elle avait défendu que l’on fît suivre son courrier mais son cœur battit plus vite en découvrant qu’il y avait parmi elles une enveloppe portant l’écriture de Jonathan.
Sans même prendre le temps d’ôter son chapeau et son cache-poussière, elle se déganta vivement, saisit le coupe-papier de jade vert et ouvrit la missive. Elle contenait deux feuillets et un carré de papier journal qu’elle reconnut avec horreur : c’était l’article de Jean Lorrain.
« Chère Alexandra, écrivait Jonathan, je ne vous envoie pas ce vilain papier pour vous faire de la peine ou pour éveiller en vous des remords mais pour que vous compreniez mieux la décision que je vais prendre. C’est avec une profonde inquiétude dont je ne vous ai rien dit que je vous ai laissée partir pour l’Europe. Quelque chose me soufflait que j’allais vous perdre. En effet, j’ai toujours su que je n’étais pas celui dont vous rêviez. Trop âgé pour votre jeunesse, trop occupé pour vous entourer comme je l’aurais voulu ! D’autre part je n’ai jamais réussi à vous montrer les sentiments que vous m’inspirez : je suis trop maladroit pour cela.
« Lorsque nous nous sommes mariés, je n’arrivais pas à croire à ma chance et, je vous l’avoue, votre extraordinaire beauté dont j’étais si fier me faisait un peu peur. Vous m’impressionniez, voilà le mot et dans nos instants d’intimité je me sentais gauche et comme paralysé… Mais n’épiloguons pas plus avant. Je veux avant tout votre bonheur et je vous rends votre liberté. Notre divorce se fera sans éclats et sans tapage pour ne pas nuire à votre futur état non plus qu’à ma position. Mes avocats recevront des instructions précises à ce sujet afin que notre séparation se fasse à l’amiable et sans léser en quoi que ce soit vos intérêts… Votre famille se chargera volontiers, je pense, de tous les détails qui pourraient vous être désagréables. Il vaut mieux en effet que vous ne rentriez pas en Amérique avant quelque temps.
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