— Lieutenant, ma nièce vient de vous faire entendre que vous l’importunez. Je m’étonne qu’un gentilhomme s’obstine dans cette voie regrettable…

Alexandra retint une exclamation de joie : le marquis de Modène, admirablement accommodé de fin drap couleur biscuit, gilet de soie brodée et gardénia à la boutonnière, souriait férocement à l’imprudent qui, impressionné par la haute mine du vieux seigneur, battit en retraite sans demander son reste en bredouillant de fumeuses excuses.

— Marquis ! exhala la jeune femme avec un soulagement plein de reconnaissance, quelle joie de vous revoir ! Mais que faites-vous ici ?

— C’est à vous ma belle enfant qu’il faudrait poser la question. Je vous croyais à Venise ?

— On en revient, comme vous voyez ! Je m’ennuyais sur cette lagune trop calme…

— Et vous êtes venue voir si le Danube serait plus agité ? Au fait, où donc alliez-vous ? Nous n’allons pas rester tout le jour au pied de cet escalier, si magnifique soit-il ?

— Je voulais voir Schönbrunn. Ma voiture attend devant la porte.

— Alors prenons-la ! Mais vous ne pourrez pas approcher le palais : c’est le séjour d’été de la famille impériale et l’empereur s’y trouve… Vous êtes toujours sur les traces de notre pauvre reine ?

— Oui. Je ne voulais pas rentrer chez moi avant d’avoir vu les lieux de son enfance.

— Vous comptez repartir prochainement ?

— Au début du mois prochain quand… M. et Mme Rivaud seront revenus de Touraine… Nous quitterons la France ensemble.

Tandis que la voiture les emportait vers l’ouest de la ville, Modène contemplait le profil de sa voisine. À ce fin psychologue, l’air enjoué de celle-ci ne parvenait pas à cacher tout à fait la blessure qu’elle portait au cœur. Une blessure dont il convenait d’approcher avec une infinie délicatesse. Hélas, en croyant prendre un chemin détourné, le marquis appuya brutalement sur la plaie :

— Qu’avez-vous fait de votre ravissante belle-sœur ? Vous l’avez convaincue de rejoindre son fiancé ?

— Non. Je l’ai laissée à Venise aux soins de la comtesse Orseolo. En fait de fiancé, elle s’en est trouvé un autre.

— Ah bah ! Mais que me dites-vous là ? Un autre fiancé ? Je reconnais qu’elle rencontre beaucoup de succès mais qui donc…

— Ne cherchez pas ! Elle va épouser le duc de Fontsommes. Ils se sont rencontrés au cours d’un bal… pendant la nuit du Rédempteur. Le coup de foudre, mon cher marquis !

L’amertume qui transparaissait en dépit de la volonté de la jeune femme, sa soudaine pâleur étaient plus que révélatrices. Sincèrement désolé, Modène se tut pour lui donner le temps de se remettre. Mais la douleur qu’il venait de réveiller était de trop fraîche date et il vit, avec chagrin, une larme rouler sur la joue satinée. Alors, ôtant ses gants, il chercha la main d’Alexandra et la serra doucement :

— Pardonnez-moi ! murmura-t-il.

Du bout d’un doigt, elle écrasa la larme indiscrète puis, après un petit moment, elle demanda :

— Vous saviez ?

— J’avais, je crois, deviné beaucoup de choses. Ce printemps, lorsque je vous voyais ensemble, j’étais persuadé d’assister à la naissance d’une de ces grandes tempêtes du cœur comme notre monde, si froid cependant, en connaît quelquefois. Fontsommes était visiblement fou de vous.

— Et je crois bien que je l’étais de lui mais je ne voulais pas l’admettre. Jamais d’ailleurs je n’ai admis qu’une femme telle que je veux l’être puisse céder à la tentation, si pressante qu’elle soit. Je n’ai aucune indulgence pour celles qui oublient leur devoir… et j’ai chassé le duc… Ensuite, il a rencontré Délia.

— Et vous pensez qu’il a voulu se venger ?

— J’avoue que je l’ai cru… mais nous avons eu… une entrevue qui m’a éclairée sur ce point. Il aime Délia sincèrement. Tout au moins il le dit.

— S’il veut l’épouser ce doit être vrai. Je connais bien Fontsommes. Dieu sait s’il a eu des aventures ! Trop au goût de sa mère qui les déplorait. On lui a présenté au moins cent jeunes filles belles, nobles, riches ou tout à la fois. Aucune n’a réussi à le séduire. En tout cas votre famille peut être sûre d’une chose : ce n’est pas la dot de miss Hopkins qui l’intéresse : il est l’un des hommes les plus riches de France.

— Je sais. Il m’a même fait connaître son intention de la refuser.

— Cela ne m’étonne pas. Ma chère Alexandra, si vous me permettez cette familiarité, il faut à tout prix que vous tourniez cette page pénible. Je devine ce que vous ressentez : votre cœur et votre orgueil sont également blessés et peut-être regrettez-vous à présent de ne pas avoir cédé à… un élan.

— Oui, je l’avoue. Il disait qu’il m’aimait…

— Et il était sincère. Je suis certain qu’il se sentait prêt à toutes les folies pour vous gagner mais… vous êtes américaine, donc accoutumée à fréquenter des hommes bien différents des Européens et surtout d’un Fontsommes en qui se mélangent le sang français et le sang italien. Il peut leur arriver de confondre un violent désir avec l’amour et vous êtes, ma chère, de celles qu’aucun mâle digne de ce nom ne peut approcher sans la désirer.

— Pas tous, croyez-moi ! Voulez-vous un exemple ? Mon ami Antoine Laurens, le peintre que j’ai rencontré sur le bateau, n’avait qu’une hâte : s’éloigner de moi le plus vite possible !

— Cela ne veut rien dire, dit le marquis avec un sourire. Napoléon prétendait qu’en amour la seule victoire possible était la fuite et il s’y connaissait. Laurens a dû juger plus sage d’appliquer cette philosophie…

— Soit, je veux bien l’admettre, néanmoins j’en arrive à me demander si, de ce côté-ci de l’Atlantique, je ne fais pas un peu peur aux hommes ?

— Sans aucun doute ! Il fallait la témérité de Fontsommes pour oser s’attaquer à la forteresse que vous êtes : une bastille superbe, imprenable, souverainement altière… et passablement dédaigneuse. Seuls vos compatriotes trouvent grâce à vos yeux et vous ne le cachez pas.

— Je ne vous ai jamais fait peur à vous ?

— Non, parce que je suis un vieux dur à cuire et que je n’ai pas l’âge des délires amoureux. Néanmoins vous êtes si belle que… vous avez arraché quelques battements et quelques soupirs à un cœur dont je n’avais plus entendu parler depuis longtemps. Ah ! vous venez de sourire ! J’aurai au moins réussi cela ! Tenez, nous arrivons ! Voici le palais de Schönbrunn.

La voiture s’était arrêtée à quelque distance pour qu’Alexandra eût une vue panoramique assez large. Tout de suite, elle aima la longue façade d’un jaune doux qui lui rappela Versailles en moins imposant et surtout en plus familier, en plus vivant. La demeure élevée à la gloire du Roi-Soleil n’était plus qu’une sublime coquille vide, le fantôme de siècles fastueux. Schönbrunn vivait toujours. Des gardes veillaient à ses grilles et dans la grande cour d’honneur passaient des uniformes aux couleurs vives mêlés aux jaquettes officielles et aux robes claires de l’été. Derrière les bâtiments on apercevait les frondaisons d’un grand parc et la visiteuse pensa que c’était un bien joli cadre pour une petite princesse. Elle eût aimé y pénétrer.

Devinant ce qu’elle pensait, Modène soupira : Quel dommage de ne pas vous avoir rencontrée plus tôt ! J’aurais pu vous faire recevoir par « le vieux monsieur »…

— Le vieux monsieur ?

— C’est ainsi que les Viennois appellent leur empereur, avec beaucoup de respect et d’affection d’ailleurs. Il a tant souffert ! La mort de son fils à Mayerling, l’assassinat de sa femme par un anarchiste. Autant de plaies qu’il dissimule bien mais qui ne se sont pas refermées. Ajoutez-y le fait qu’il n’aime pas l’archiduc François-Ferdinand, son héritier actuel…

— Et vous pourriez m’obtenir une audience ?

— Sa Majesté a bien voulu me recevoir moi-même plusieurs fois et avec faveur mais nous n’avons plus le temps. Après la Sainte-Anne l’empereur part pour Ischl où il passe le plus lourd de l’été. Il y chasse et puis c’est là qu’il a rencontré « Sissi » et s’est fiancé à elle. Il ne peut être question d’aller l’y déranger.

— C’est si long pour obtenir d’être reçue ?

— Encore assez. Il y a l’étiquette quasi espagnole qui régit la Cour… et puis il y a la Police toujours très pointilleuse et qui ne laisse approcher aucun étranger par crainte d’attentats mais si vous revenez en Europe je me mettrai à votre service…

— Je ne reviendrai pas en Europe. Avant très longtemps tout au moins. Et puis, au fond, c’est sans importance : je cherche une petite archiduchesse, pas un vieux monsieur… J’aurais aimé me promener dans son parc au son d’une ariette de Mozart…

— Pour vous consoler je vais vous emmener déjeuner chez Papperl, au Prater ! Vous y mangerez les meilleurs knödels sur un fond de valses de Strauss.

La voiture fit demi-tour et entreprit de traverser Vienne sur sa plus longue diagonale. Chemin faisant, les deux amis s’efforcèrent de maintenir la conversation dans d’agréables généralités. Modène, en traits vifs et alertes, parla de l’entourage de l’empereur, des personnalités de Vienne, du grand compositeur Gustav Mahler qui dirigeait l’Opéra – malheureusement fermé en cette saison ! – depuis sept ans et aussi d’un personnage étrange, le professeur Sigmund Freud nommé deux ans plus tôt à l’Université de Vienne.

— Un homme étonnant ! Il semblerait que l’âme humaine n’ait pas de secrets pour lui.

— Me suggérez-vous d’aller le consulter ? fit Alexandra avec un demi-sourire.

— Vous, un modèle d’équilibre ? Chère amie, ajouta-t-il affectueusement, votre guérison est en vous, auprès de vous. Vous semblez aimer beaucoup votre époux. Je vous ai entendue dire plusieurs fois qu’il était « une splendide créature »…