— Peter travaille, fit Alexandra avec sévérité. Il est avocat. On ne fait pas toujours ce que l’on veut.
— Je veux bien faire semblant de le croire mais quand un homme a découvert un trésor, non seulement il ne s’en éloigne pas mais il se bat pour le garder. Cela est d’ailleurs valable aussi pour votre mari. En vérité, je ne comprends pas les Américains : ils semblent tout ignorer des lois de l’amour.
— Ils ont confiance en nous et ils ont raison. Dans la majeure partie des cas, tout au moins.
— Vous en êtes la parfaite illustration. Pourtant, je vous crois assez bonne pour ne pas accabler Délia sous votre mépris car elle ne le mérite pas.
— Possible, néanmoins elle sait déjà qu’elle ne doit pas compter sur moi pour plaider sa cause. Mon mari ne lui pardonnera pas ce qu’il va considérer avec juste raison comme une forfaiture.
— Il n’est que son demi-frère, je crois, et Délia prétend que sa mère ne lui opposera pas de résistance…
— Par snobisme peut-être mais sachez tout de même qu’une fois mariée Délia n’aura guère intérêt à revenir chez nous, la société new-yorkaise la tiendra à l’index…
Le sourire de Fontsommes fut un poème d’ironie un rien dédaigneuse :
— Il faudra qu’elle se contente de la haute société française et italienne. Par ailleurs, je lui donnerai assez d’amour pour qu’elle n’en souffre pas. J’ajoute qu’elle espérait mieux de vous car elle vous aime beaucoup…
— Désolée mais en cette affaire je me rangerai aux côtés de Peter Osborne. Question de loyauté…
— Votre affection n’est guère solide. Eh bien, en ce cas, je crains que nous n’ayons plus guère l’occasion de nous revoir. Vous comprendrez sans peine que chez nous on choisisse le camp de la jeune duchesse de Fontsommes. Je ne suis pas certain que l’avis de quelques douairières new-yorkaises compte beaucoup dans l’aristocratie européenne.
— Vous méprisez l’Amérique ? C’est ça… Vous ne dédaignerez pas cependant la dot de Délia ? lança Mrs Carrington hors d’elle.
— Je ne la dédaigne pas : je la refuse formellement. Le notaire de ma famille recevra des instructions dans ce sens. Délia doit être assurée que je la veux elle et rien d’autre, madame !
C’était un congé en bonne et due forme. Ainsi, après l’avoir repoussée, cet arrogant personnage osait la mettre à la porte ! Maîtrisant difficilement sa colère, Alexandra prit son manteau jeté sur un fauteuil puis redressant sa tête dorée où les étoiles allumaient des éclairs, elle toisa le jeune homme.
— Soyez sûr que je ferai tout au monde pour empêcher Délia de faire cette sottise.
— Vous n’êtes venue que pour cela et je sais qu’en effet vous étiez prête… à tout !
— Ce qui veut dire ?
— Qu’il vaut mieux vous éloigner avant que je ne me laisse aller à mes instincts… bestiaux et oublie le respect que l’on doit à une vertueuse Américaine. Votre époux a beaucoup de chance que Délia ait traversé ma vie par la plus belle nuit de l’été… une nuit qui aurait pu être la nôtre. Je ne suis venu ici que pour vous revoir. Cela devrait apaiser l’égratignure – oh bien petite ! – que j’ai infligée à votre amour-propre…
Ainsi tout s’achevait là ! Alexandra sentit des sanglots se nouer dans sa gorge, ce qui lui ôtait toute possibilité d’avoir le dernier mot. Elle trouva suffisamment de courage pour traverser dignement le palais jusqu’à l’embarcadère où attendait sa gondole. Le valet qui la précédait tenait un flambeau et aurait pu voir ses larmes. Mais, une fois que Beppo eut, d’une puissante poussée de sa rame, envoyé l’esquif dans le courant du Grand Canal, elle se pelotonna sur les coussins et pleura comme elle ne se souvenait pas d’avoir jamais pleuré.
Le lendemain, Mrs Carrington quittait Venise sans revoir personne. Elle ne pouvait plus supporter l’atmosphère subtilement trouble de cette ville témoin de sa pire humiliation. Elle laissa derrière elle deux lettres : l’une pour Délia à qui elle donnait rendez-vous à Paris dans les premiers jours du mois d’août et une autre adressée à Elaine Orseolo dans laquelle, après lui avoir reproché de pousser miss Hopkins à renier un engagement sacré, elle la lui confiait formellement et la priait d’escorter elle-même ou de faire escorter la jeune fille à Paris. En effet, Alexandra ne croyait pas à une venue rapide de sa belle-mère et espérait que livrée à elle-même et certaine de la réprobation de toute sa famille, Délia reviendrait à une plus juste conception des choses et reprendrait le chemin du devoir.
Dans le train qui l’emmenait à Vienne, la jeune femme se trouva étrangement mal à l’aise. Elle n’avait pas vraiment envie d’aller en Autriche. Ce qu’elle souhaitait surtout, c’était rentrer chez elle comme l’animal blessé qui cherche la sécurité de sa tanière pour y lécher ses plaies mais elle ne voulait pas décevoir sa chère tante Amity en reprenant sans elle le chemin du pays. Or, il était convenu de se retrouver à Paris dans les premiers jours du mois d’août. Au fond, ce qu’elle allait faire, c’était tuer le temps pendant une dizaine de jours.
À peine arrivée, elle se demanda ce qu’elle venait faire là. Depuis quelques jours la capitale des Habsbourg étouffait sous un soleil de plomb auquel des orages secs n’apportaient aucune détente. Le fameux Danube « bleu » était couleur de mercure et les feuilles des arbres grisonnaient sous la poussière. Venant d’une région maritime, Alexandra sentit que l’air lui manquait. Néanmoins la ville était en pleine animation. La Sainte-Anne, l’une des deux grandes fêtes religieuses de Vienne en dehors de Noël et de Pâques, avait lieu quatre jours plus tard, le 26 juillet et, de toutes les régions environnantes, les gens affluaient.
Cependant le Royal Danieli avait accompli l’exploit de lui retenir un appartement à l’hôtel Impérial, le plus huppé de la ville, le rendez-vous de toute la noblesse austro-hongroise qui aimait se retrouver sous ses lambris de marbre blanc, rose et gris et sous ses énormes lustres à cristaux. L’empereur lui-même qui lui avait donné son nom « Impérial » ne dédaignait pas d’y venir. Ce superbe palace avait d’ailleurs fait partie des nouvelles constructions érigées sur le Ring, ce grand boulevard circulaire planté d’arbres et coupé de jardins que François-Joseph fit établir sur l’emplacement des anciennes murailles fortifiées qu’il abattit en 1857. Son luxe fabuleux n’impressionna pas la jeune Américaine : elle en trouva l’ameublement lourd et peu conforme à ses goûts mais puisqu’il ne s’agissait que de quelques jours.
Hélas, si elle espérait trouver là un peu de paix pour se pencher sur l’enfance de cette pauvre Marie-Antoinette – un peu perdue de vue depuis quelque temps –, il lui fallut déchanter. Ses compatriotes étaient rares en Autriche et à l’hôtel elle était la seule bien qu’on y fût accoutumé à recevoir les plus hautes personnalités étrangères comme le président Mac-Mahon, Bismarck, Wagner et le shah de Perse. Elle s’aperçut vite qu’elle y soulevait une curiosité extrême et faisait figure de personnage exotique. Sa beauté et son élégance ne laissaient personne indifférent. Elle ne pouvait traverser le hall sans voir converger sur elle tous les regards, ce à quoi elle était habituée, mais elle eut aussi à faire face à des hommages masculins parfois indiscrets. Les brillants officiers qui pullulaient dans les salons du palace montraient une nette tendance à prendre pour ce qu’elle n’était pas cette éblouissante créature qu’aucun homme n’accompagnait. Eût-elle clamé d’ailleurs ses liens avec l’attorney général de l’État de New York que cela n’eût servi à rien : ses admirateurs ne devaient même pas savoir ce que ce spécimen pouvait bien être !
Certains de ces jeunes hommes étaient beaux, attirants, élégants, distingués ; tous arboraient une allure martiale dans leurs uniformes blancs, rouges ou verts mais Alexandra n’éprouvait plus la moindre envie de se laisser faire la cour par qui que ce soit. Apparemment, sa mine hautaine et ses rebuffades à peine polies ne suffirent pas : la femme de chambre ne cessait d’apporter des fleurs accompagnées de cartes que la jeune femme ne lisait pas. La camériste se voyait automatiquement priée d’en faire ce que bon lui semblerait, aussi ne sachant plus où les mettre, cette âme simple les fit porter à l’église voisine.
Au bout de deux jours, Alexandra envisageait des solutions extrêmes : rester dans sa chambre ou bien ne sortir qu’habillée de noir et avec un voile de crêpe sur la figure.
Le troisième jour, décidée à voir coûte que coûte le palais de Schönbrunn et, pour ce faire, à rejoindre la voiture qu’elle avait louée à la semaine, elle jeta dans les bras de sa soubrette un énorme bouquet de roses rouges qu’on venait de lui apporter, puis descendit dans le hall en serrant fermement dans sa main une ombrelle de shantung blanc brodée de vert dont elle pensait se servir pour s’ouvrir un passage.
Effectivement, à peine fut-elle au bas de l’escalier qu’un magnifique cavalier de la garde noble de l’empereur s’avança vers elle, rectifia la position et entreprit de se présenter :
— Comte Franz-Josef von…
Alexandra ne le laissa pas achever. Le toisant avec une froideur polaire, elle déclara :
— Je ne vous connais pas, monsieur, et n’ai aucune envie de vous connaître. Veuillez, s’il vous plaît, ne plus m’importuner et, pour l’instant présent, me laisser passer.
Elle avait parlé français et apparemment le jeune homme, un grand blond doté de magnifiques yeux bleus, connaissait cette langue. Il devint très rouge mais refusant de céder la place, il entreprit de plaider sa cause :
— Madame, dit-il, je suis celui qui….
Il était écrit que ce jour-là il n’irait pas au bout de son discours. Une main se posa sur son épaule tandis qu’une voix particulièrement sèche déclarait :
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