Elle s’en voulait aussi de s’être laissé aller à la colère tout à l’heure. Si elle-même avait été si près de la chute, comment une innocente jeune fille de dix-huit ans aurait-elle résisté à un enchanteur pervers comme celui-là ?

Car, en vérité, il fallait qu’il soit un monstre pour oser offrir le mariage à une jeune fille inconnue quelques semaines seulement après l’avoir suppliée, elle, de l’épouser ! Peut-être cherchait-il tout simplement une vengeance ?… Bien sûr ! Comment pourrait-il en être autrement ?

Réconfortée par cette idée qui satisfaisait au moins son orgueil blessé, Alexandra s’accorda un peu de repos, dormit quelques heures, s’habilla avec le soin qu’elle mettait habituellement à cette opération et décida qu’il était temps d’avoir une nouvelle conversation avec Cordélia mais, quand elle frappa à sa porte, personne ne répondit. Au même moment, elle aperçut, par la fenêtre, la jeune fille qui, dans une gondole, se dirigeait vers le Grand Canal. Un bouquet de fleurs reposait devant elle et Mrs Carrington en conclut avec juste raison qu’elle se rendait chez Elaine pour lui offrir ses excuses. L’y rejoindre eût été du dernier maladroit : la comtesse Orseolo saurait sans doute faire entendre raison à cette écervelée.

Satisfaite sur ce point, la jeune femme pensa qu’il était temps de prendre certaines dispositions. Elle se rendit dans le hall pour demander qu’on lui retienne deux sleepings à destination de Vienne pour le lendemain, puis, peu désireuse d’entrer en conversation avec qui que ce soit, remonta chez elle où elle se fit servir le thé et sonna une femme de chambre :

— Nous partons demain, miss Hopkins et moi, lui dit-elle. Voulez-vous, s’il vous plaît, faire préparer nos bagages… Auparavant, faites prévenir Beppo que je vais sortir.

En effet, elle mit un chapeau, prit son ombrelle et rejoignit l’embarcadère qui se trouvait sur l’un des côtés de l’hôtel.

— Emmène-moi vers les îles ! ordonna-t-elle. Je pars demain et j’ai envie de les revoir…

Ce qu’elle voulait surtout c’était se laisser bercer par la gondole en rencontrant le moins de gens possible. Elle ne reviendrait jamais dans cette cité sortilège qui venait de la blesser. Contempler le ciel et la lagune était tout ce qu’elle souhaitait.

Sachant bien que ce serait le dernier avant bien des jours, elle goûta là un moment de paix profonde. Devant elle, la proue d’acier denté de la gondole taillait l’horizon bleuté d’où surgissaient les murs et les cyprès de San Michèle, l’île aux morts, comme pour lui rappeler que tout s’achevait là mais elle n’en éprouva aucune tristesse. Sa vie à elle se trouvait ailleurs, dans une ville trépidante qui ne laissait aucune place à la rêverie morbide, aussi ne devait-elle penser qu’à cela. À Murano, elle tint à descendre pour une visite à la verrerie où elle commanda un service diapré d’or dont chaque pied était un petit dauphin. Une façon comme une autre de se rattacher à la vie quotidienne. D’ailleurs, elle n’avait jamais su résister à un bel objet.

En rentrant au Royal Danieli, elle se sentait presque sereine. Demain, elle et Délia tourneraient le dos à ce décor d’un autre âge et à sa dangereuse magie. Vienne leur apporterait un changement salutaire, après quoi l’on rejoindrait à Paris tante Amity et oncle Nicolas pour le voyage de retour.

Hélas, cette humeur bénigne qu’elle rapportait avec elle ne résista pas à la jeune furie qui l’attendait à la fenêtre de leur petit salon en creusant le tapis d’un talon impatient. Elle n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche. Délia attaquait :

— Qui vous a permis de commander mes bagages ?

— La nécessité, Délia. Nous partons demain. Ce n’est d’ailleurs pas une nouveauté. J’ai seulement avancé notre départ pour Vienne de vingt-quatre heures…

— Quelle audace ! Vous n’avez aucun droit de disposer de moi.

— Vous savez bien que si. J’ai celui de la famille puisque je suis ici votre seule parente. Il faut partir et le plus tôt sera le mieux.

— Vous partez peut-être, vous, mais pas moi.

— Vous êtes folle, je pense ? Vous n’imaginez pas que vous allez pouvoir, à dix-huit ans, séjourner seule dans un hôtel étranger ? Ce serait d’une inconvenance ! Votre réputation n’y résisterait pas.

— Je suis d’accord avec vous sur ce point.

— Alors où irez-vous ?

— Chez les Orseolo, bien sûr ! Elaine est toute disposée à m’offrir l’hospitalité en attendant l’arrivée de ma mère.

— Depuis quand votre mère doit-elle venir ?

— C’est tout nouveau ! fit Délia avec un beau sourire. Je lui ai écrit tout à l’heure pour la mettre au courant de ce qui s’est passé entre Jean et moi. Telle que je la connais, elle sautera certainement dans le premier bateau en partance !

— Parce que vous croyez encore que cet homme va vous épouser ?

— Mais bien sûr ! Il me l’a répété tout à l’heure et d’ailleurs il me présentera à la duchesse douairière un jour prochain. Soyez généreuse, Alexandra, ajouta-t-elle affectueusement. Ce n’est tout de même pas ma faute si l’amour, le vrai, le grand m’est tombé sur la tête hier soir comme une cheminée un jour de grand vent !

— Quelle heureuse comparaison ! Et combien poétique… mais au fond très juste. Vous avez reçu un choc, de ce genre de maladie on guérit vite à votre âge. Songez un peu à ce malheureux Peter ! Comment croyez-vous qu’il réagira quand votre mère lui lira votre lettre ?

Délia détourna son visage assombri et se mit à effeuiller d’innocentes fleurs qui jusque-là s’épanouissaient tranquillement dans un vase de majolique…

— Soyez certaine que j’y pense et que j’ai un peu honte de lui manquer de parole. J’espère seulement qu’il ne sera pas trop malheureux ! Il sait bien comme je suis : fantasque, étourdie…

— Égoïste aussi, n’oubliez pas !

— Vous avez raison. En résumé quelqu’un de peu digne d’être regretté et je souhaite sincèrement qu’il se fasse rapidement une raison…

— Vous êtes admirable en vérité ! Vous décidez, vous taillez dans la vie des autres et vous semblez tenir pour acquis le consentement de votre mère…

— Je la connais. Elle sera ravie de voir sa fille devenir duchesse.

Le mot frappa Alexandra au cœur. C’était vrai : ce joli titre qu’elle avait refusé, Délia pourrait s’en parer puisque, apparemment, cette histoire de fous avait l’air de prendre corps…

— C’est indigne ! Indigne ! s’écria-t-elle. En tout cas je peux vous assurer que Jonathan, lui, refusera et que, si vous vous obstinez, il risque de ne jamais vous le pardonner.

— Tant pis ! fit la jeune fille avec simplicité. J’en aurai de la peine mais je ne renoncerai pas à mon bonheur pour faire plaisir à Jonathan. Et si vous vouliez bien m’aider un peu…

— À quoi ? À vous déshonorer et à briser la vie d’un homme ? N’y comptez pas !

— Au moins restez avec moi jusqu’à ce que nous ayons des nouvelles. Vous savez combien je vous aime…

— Alors prouvez-le-moi en venant avec moi. Si votre… duc vous aime tant, il saura bien patienter un peu. D’ailleurs il habite surtout en France, il me semble ? Vous n’avez aucune raison de rester à Venise.

— Vous oubliez qu’il doit me présenter à sa mère. J’aurais aimé vous avoir auprès de moi en cette circonstance…

— Je n’en ai nulle envie et je partirai demain. Cela vous laisse la nuit pour réfléchir.

Cette fois, la porte se referma doucement derrière elle. Rentrée dans sa chambre, Alexandra pensa qu’il lui restait quelque chose à faire, quelque chose de très important : il fallait à tout prix qu’elle eût un entretien avec Fontsommes. Si, comme elle le supposait, il cherchait une vengeance en courtisant Délia, c’était à elle, Alexandra, de le remettre à sa place.

Elle ne savait pas très bien comment tournerait l’entretien mais elle devait aborder l’ennemi avec le plus d’armes possible. Elle fit dire à Beppo de tenir la gondole prête pour neuf heures, se déshabilla, prit un bain et entreprit une toilette encore plus minutieuse que d’habitude. Si quelqu’un lui avait dit que, ce faisant, elle se comportait en courtisane qui prépare son corps et sa beauté pour la séduction d’un homme, elle eût repoussé la comparaison avec fureur. Pourtant, c’était un peu ça : affolée par l’idée d’imaginer Délia entre les bras de Jean, elle était, sans vouloir seulement y arrêter sa pensée, prête à tout pour empêcher ce mariage. Impossible qu’un homme aussi ardemment épris pût changer en si peu de temps ! Réveiller sa passion était sûrement la meilleure manière de l’amener à laisser Délia tranquille.

Quand, une fois prête, elle se regarda dans son miroir, elle pensa avec juste raison qu’elle n’avait jamais été plus à son avantage. La robe de tulle noir qu’elle avait choisie était d’une extrême simplicité. Supportant parfaitement l’audacieuse absence de corset que la jeune femme s’était permise, elle épousait étroitement son corps de la poitrine aux genoux où elle s’évasait en un bouillonnement qui s’allongeait en traîne. Les épaules et la gorge jaillissaient d’un énorme ruché affreusement hypocrite dont les caprices découvraient ou voilaient des seins parfaits. Dans ses cheveux coiffés lâche et descendant sur le cou, à l’encontre de la mode, en un lourd chignon, elle piqua des étoiles de diamants, accrocha à ses oreilles de longues girandoles assorties, rejeta tout collier qui eût fait son buste moins nu, se contentant d’épingler un bouquet d’autres étoiles au creux profond du décolleté.

En contemplant son visage, Alexandra pensa qu’il avait changé. La douleur d’amour le rendait plus vivant et plus sensible. Il avait perdu cette orgueilleuse sûreté de soi qui lui faisait considérer les hommes comme une sorte de gibier… Elle était plus que jamais prête à conquérir mais aussi à se laisser vaincre. En fait, elle ne désirait rien d’autre.