Quand elle fut tout près de lui, Jean laissa tomber son cigare sans plus s’en soucier et surgit de derrière sa colonne. L’apparition poussa un petit cri et il reçut en plein visage le regard rieur, pas effrayé du tout, de deux larges prunelles qui avaient la couleur d’une profondeur marine dans le soleil.
— Dieu ! que vous m’avez fait peur, dit-elle en français. A-t-on idée de se cacher ainsi dans les coins sombres pour effrayer les gens ?
— Pardonnez-moi mais je ne cherchais à effrayer personne ! J’étais simplement monté ici pour fumer tranquillement… et puis je vous ai vue.
— Et vous n’avez plus eu envie de fumer ? Je suis très flattée…
— Moi je suis ébloui… Un instant j’ai cru que les violons du bal avaient invité Desdémone à renaître mais votre léger accent évoquerait plutôt Ophélie…
— Eh bien vous êtes gracieux, monsieur l’inconnu ! Deux malheureuses créatures mortes tragiquement ! Il est vrai que celle dont je porte le nom n’a pas eu beaucoup plus de chance.
— La bonne règle veut que je vous demande comment vous vous appelez.
— Cordélia… mais on me nomme Délia.
— Shakespeare vous poursuivrait-il ? fit-il en riant puis déclamant soudain :
Fairest Cordélia, that art most rich, being poor ;
Most choice, forsaken, and most loved, despised[6]…
Aussitôt la jeune fille enchaîna :
Thee and thy virtues here I seize upon[7].
— Vous voyez que l’on connaît ses classiques…
— Bravo ! Ainsi vous êtes anglaise ?
— Pas du tout !
— Ah ! Seriez-vous… suédoise ? Norvégienne ? Finlandaise ?… Ou bien venez-vous de…
— De New York, tout simplement.
— Oh non ! Pas vous ? Pas encore ! gémit le jeune homme.
— Eh bien vous êtes aimable ! Pour un peu vous auriez dit : « Quelle horreur ! »
— Tout de même pas mais, voyez-vous, je me sens un peu… accablé par vos compatriotes. On dirait qu’elles ont décidé d’envahir Venise. Elaine Orseolo est américaine et ce bal est donné en l’honneur de deux Américaines, l’admirable Mrs Carrington et une miss Je-ne-sais-plus-quoi…
— Hopkins ! Miss Cordélia Hopkins… autrement dit moi.
Il la contempla avec une stupeur incrédule. Que cette adorable enfant qui semblait sortie tout droit d’un conte d’Andersen fût un produit de la « civilisation » du mécanisme et de l’argent dépassait son entendement ! De son côté Délia ne pouvait s’empêcher de le trouver magnifique. Jamais encore elle n’avait rencontré un homme qui lui plût autant ! Il ressemblait tellement au Prince Charmant des légendes de son enfance qu’il n’avait pas l’air vrai…
— Alors… vous êtes la sœur de Mrs Carrington ? demanda Jean.
— Sa belle-sœur et même sa demi-belle-sœur puisque son mari n’est que mon demi-frère. J’entends par là que nous avons la même mère… et une grande différence d’âge. Mais, au fait, vous êtes là à me poser des questions. N’aurait-il pas été plus poli que vous commenciez par vous présenter ? Qui êtes-vous ?
Il le lui dit tout en lui adressant un profond salut et Délia éclata d’un rire frais et joyeux qui fit pétiller ses yeux.
— Alors c’est vous ?
— Mon nom aurait-il le privilège de vous être familier ?
— Je pense bien ! Depuis que nous sommes arrivées à Venise, Elaine n’a cessé de parler de vous. Voilà une femme qui vous adore !
— Comment l’entendez-vous ? Je ne suis pas certain que ce verbe plairait à mon ami Orseolo…
— Mes paroles dépassent quelquefois ma pensée. Cela tient à ce que je parle beaucoup et sans trop réfléchir. Je veux dire… qu’elle a beaucoup parlé de vous et en termes très flatteurs…
— Comme c’est gentil à elle ! Chantait-elle aussi mes louanges devant votre belle-sœur ?
— Au début, oui, mais cela n’avait pas l’air de plaire à Alexandra. Elaine a cru comprendre alors que vous n’étiez pas en très bons termes avec elle et qu’il avait dû se passer quelque chose après son départ de Paris. L’auriez-vous offensée ?
Ce langage direct et franc était une nouveauté pour Fontsommes accoutumé aux subtilités souvent fumeuses du discours féminin mais, peut-être parce qu’elle lui plaisait infiniment, il décida de la payer de retour.
— Dans un sens, oui. Je lui ai fait la cour, ce printemps…
— Ne me dites pas qu’elle n’a pas aimé ? À New York elle évolue toujours au milieu d’un cercle d’hommes bêlant d’admiration et s’en amuse beaucoup.
— Eh bien moi je ne l’ai pas amusée du tout. Je dirais même qu’elle m’a pris au tragique… Pendant que j’y pense, on dit « béant » d’admiration et pas bêlant.
— Vous croyez ? L’image me paraissait convenable. Mais revenons à ma belle-sœur ! Vous avez peut-être voulu aller trop loin ? Cela ne fait pas partie de son jeu.
— Son jeu ? Elle aimerait…
— Jouer avec ses admirateurs, bien sûr. Nous sommes toutes un peu comme ça, d’ailleurs : faire tourner un homme en bourrique et puis le planter là, c’est assez drôle. Alexandra est très forte à cet exercice, seulement il faut savoir où s’arrêter.
— Vous êtes comme ça, vous ? Je n’en crois rien.
Délia prit un petit temps qu’elle employa à respirer ses fleurs d’un air songeur.
— Un peu, oui, soupira-t-elle enfin. Du moins je l’étais jusqu’au jour où cela ne m’a plus amusée. Ce jour-là j’ai accepté de me fiancer, ajouta-t-elle en mettant sous le nez de Fontsommes la grande émeraude carrée qui ornait son annulaire…
— Ah !… Et, naturellement, vous aimez votre fiancé ?
— Oh… oui, je crois. Je veux dire que je l’aime bien…
Jean l’aurait volontiers embrassée pour cet adverbe plus que révélateur. Il découvrait avec étonnement qu’il n’eût pas supporté de la savoir amoureuse d’un autre et soudain il n’endura pas davantage l’idée qu’il allait falloir la rendre à cette foule chamarrée qui dansait en bas. Il eut envie de la garder pour lui seul durant cette nuit de fête. Vivement, il prit sa main :
— Venez ! décida-t-il. Venez avec moi !
— Et où irons-nous ?
— Fêter le Rédempteur avec tout Venise. Ma gondole est en bas, laissez-moi vous enlever pour quelques heures et vous montrer ma ville comme vous n’aurez sans doute plus l’occasion de la voir !
— Vous voulez que nous quittions le bal ?
— Ce n’est qu’un bal ! Moi, je vous propose celui des étoiles et la joie d’un peuple entier. Venez-vous ?
Elle leva sur lui un regard rayonnant.
— Allons vite ! Mais… comment sortir sans se faire voir ?
— Suivez-moi !
Il l’entraîna en courant vers le fond de la galerie tandis qu’en bas, les trompettes annonçaient une nouvelle entrée : celle du roi de France, Henri III, qui, à son retour de Pologne, avait visité Venise où il avait laissé un grand souvenir…
Quelques instants plus tard, une rapide gondole noire profilée comme un requin emportait sous les rideaux de brocart de son felze le plus beau couple que l’on eût vu depuis longtemps à Venise.
Reine désignée de la fête, Alexandra eut l’honneur de souper entre le Doge Mocenigo et le roi de France qui, sur un costume de velours noir, arborait des perles à faire pâlir d’envie n’importe quelle femme. Tous deux rivalisèrent pour elle d’amabilité et d’esprit mais elle y porta peu d’attention, uniquement sensible au fait que Fontsommes semblait avoir disparu et que Délia était introuvable.
Elaine à qui elle confia son inquiétude se contenta d’un sourire ambigu et d’une réponse qui ne l’était pas moins :
— Votre inquiétude est hors de saison, Alexandra. Cette nuit, Venise tout entière ne songe qu’à la joie de vivre et au plaisir. Délia doit flirter quelque part. Quant à « Giani », vouloir le retenir serait aussi vain que chercher à domestiquer le vent. Dieu seul sait où il est !
Il était impossible d’interroger davantage. Elaine se devait aux nombreux invités qui occupaient sa demeure. Pourtant, une voix secrète soufflait à Mrs Carrington que, réunis par un fatum inexorable, Délia et le duc s’étaient rejoints et vivaient à leur façon, quelque part, cette nuit exceptionnelle.
Pour elle ce fut une nuit affreuse. Il fallut sourire, coqueter, flirter, jouer jusqu’au bout son rôle d’invitée d’honneur alors qu’elle brûlait d’anxiété :
« Tu as voulu la vivre, cette nuit, lui soufflait une impitoyable voix intérieure. À présent tu dois la subir jusqu’au bout… »
Quand, enfin, Beppo l’aida à s’étendre sur les coussins de sa gondole, elle se sentait épuisée comme si elle avait couru depuis des heures et des heures…
— La signora est bien pâle ! remarqua le jeune batelier. Ne s’est-elle pas amusée ?
— Pas vraiment…
— La fête était bien belle pourtant…
— Oui, très belle mais il en est des fêtes comme de toutes choses. Vient un moment où l’on souhaite par dessus tout rentrer chez soi.
— Je ramène la signora, fit le jeune gondolier pour qui aucun « chez-soi » ne pouvait s’incarner autrement que dans le luxe pompeux du Royal Danieli… Et d’un geste plein de force et de grâce, il lança l’étroite embarcation sur l’eau noire du canal…
Côte à côte sur la place du Lido, Jean et Délia regardèrent en silence l’aurore rosir le ciel et glisser sur l’eau calme de la lagune. Ils se tenaient par la main comme deux enfants. Ils pensaient tous deux la même chose : ce soleil levant qu’ils attendaient était peut-être le plus important de leur vie. Toute la nuit ils s’étaient laissé emporter à travers la ville illuminée, passant d’un bal de coin de rue où l’on avait acclamé leur couple hors du temps au calme d’un rio obscur où seul le clapotis soulevé par la longue rame troublait les tranquilles ténèbres. Ils avaient regardé des églises rêver au clair de lune et des amoureux rechercher l’obscurité complice d’une ruelle et jamais, pour eux, la Sérénissime n’avait mieux mérité son nom parce qu’à la parcourir ils avaient éprouvé la même et curieuse impression que leurs cœurs s’apaisaient, pleins de calme et de certitude comme ces grands voiliers qui trouvent enfin le port après des alternances de gros temps et de calme plat.
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