Une main touchant son épaule la fit tressaillir. Son hôte était derrière elle, son aimable visage surmonté d’un turban qui ressemblait à une citrouille surmontée d’une aigrette :
— On vous cherche partout, belle amie ! Si vous restez là vous allez manquer les « entrées » les plus brillantes : celle du roi de France Henri III, celle du Doge…
— Ce que j’ai découvert de ce balcon est déjà très beau.
— Certes, mais il y manque l’ambiance, la musique… Tous vos admirateurs vous réclament et puis nous avons une surprise pour vous.
— Vraiment ? Laquelle ?
— Qu’est-ce qu’une surprise que l’on dévoile cinq minutes trop tôt ? Allons, venez !
Elle se laissa emmener pour plonger dans un univers de couleurs et de scintillements. Gaetano avait raison : le coup d’œil de ses salons était féerique. Sous les hauts plafonds peints à fresque et la douce lumière de centaines de bougies, les Contemporains de la bataille de Lépante avaient repris vie, amis et ennemis mélangés, la cuirasse de Don Juan d’Autriche côtoyant familièrement le turban d’un kaboudan-pacha cependant que de belles odalisques assiégeaient un provéditeur de Venise. Des Indiens, des rois nègres, des Japonais et des Chinois affirmaient l’internationalisation d’un bal qui se voulait aux dimensions de la planète au XVIe siècle.
En bonne maîtresse de maison qui ne doit en aucun cas éclipser ses invitées, Elaine avait choisi un costume assez simple, celui – velours brun et mousseline blanche – de la Jeune Fille au miroir du Titien… en y ajoutant toutefois quelques-uns des diamants de la famille.
— Une drôle d’idée ! confia Orseolo à sa compagne, car cela l’a obligée à roussir un peu de ses jolis cheveux blonds mais elle tenait à incarner un personnage de notre grand peintre. Devant mes réticences, elle m’a menacé de prendre le costume de la Vénus d’Urbino ! Vous voyez ça d’ici !
— Elle est assez belle pour s’y risquer et personne ne l’aurait regretté, fit Alexandra en riant.
Elle s’apprêtait à taquiner son amie vers qui Gaetano la conduisait mais son rire s’arrêta net. À leur approche, un seigneur sévèrement vêtu de velours noir, à la mode espagnole, se retourna et Alexandra vit Jean de Fontsommes s’incliner devant elle.
— Je n’espérais plus vous revoir, madame, mais je suis charmé de cette rencontre, fit-il avec un léger sourire.
Tandis qu’ils échangeaient les phrases courtoises qu’un certain automatisme facilite tant, la jeune femme examinait son ancien soupirant avec une sorte de rancune, offusquée de le trouver plus beau encore que dans son souvenir. Le pourpoint noir qu’ennoblissait une Toison d’Or convenait à ses larges épaules et sur le blanc éclatant de la fraise, son visage brun se détachait avec la vigueur d’un portrait du Greco, mais il n’y avait plus de flamme dans les yeux sombres qui semblaient la défier, plus d’émotion sur ses lèvres et, dans sa voix, plus trace de cette chaleur qui avait si bien su la faire vibrer. Éteint le désir que Fontsommes savait si mal dissimuler naguère, éteinte la passion qui avait bien failli emporter ses défenses ! Se pouvait-il que ce fût le même homme ?
— Vous voudrez bien m’excuser de ne pas vous inviter à danser, disait-il à cet instant, mais vous le voyez je porte des bottes…
Ses longues cuissardes de cuir noir auraient mieux convenu en effet à une chevauchée.
— Quelle idée de venir à un bal ainsi chaussé ! fit Alexandra en haussant les épaules. Vous l’avez fait exprès ?
— Naturellement ! Il fait beaucoup trop chaud pour cet exercice. Puis-je néanmoins vous féliciter ? Vous êtes admirablement belle, ce soir.
Le compliment était sûrement sincère, pourtant Alexandra n’en éprouva aucun plaisir. Peut-être parce que Jean l’avait formulé d’une voix tranquille. Une simple constatation, somme toute !
— Vous n’êtes pas mal non plus. Un peu sévère peut-être et sans ce colifichet… fit-elle en soulevant d’un doigt dédaigneux le bélier d’or.
— Un colifichet ? Comme vous y allez ! protesta Orseolo. Il est dans sa famille depuis la fondation de l’ordre…
— Pour l’amour de Dieu, ne te lance pas dans l’Histoire ! coupa Jean. Nos gloires anciennes ne peuvent intéresser une Américaine et Mrs Carrington a toujours été persuadée qu’elles nous servaient uniquement à piéger les dots de ses compatriotes… Veuillez m’excuser, mais je ne veux pas manquer l’entrée de Mocenigo qui nous arrive sous l’apparat de son ancêtre le Doge…
Sur un salut bref, il s’éloigna de quelques pas pour applaudir l’apparition, très réussie, d’un homme grand et maigre mais d’une extrême majesté sous une dalmatique de pourpre, d’or et d’hermine, le corno d’or en tête. Une véritable cour de sénateurs en robe rouge et de pages en satin blanc l’environnait et, après avoir reçu avec dignité le salut du maître et de la maîtresse de maison, il gagna le haut fauteuil exhaussé de quelques marches et couvert d’un dais écarlate qui l’attendait devant une admirable tapisserie des Flandres.
De tout cela Mrs Carrington ne vit pas grand-chose. Elle applaudit comme les autres mais le geste était purement machinal. Il lui semblait qu’autour d’elle tout devenait gris et triste. Et ce fut avec une sorte de soulagement qu’elle accepta le bras offert par le mandarin à la robe bleue qui était l’un de ses admirateurs pour se rendre au buffet. Une coupe de champagne, voilà tout ce dont elle avait besoin pour se remettre un peu… Du moins le pensait-elle.
De son côté, Fontsommes se dirigeait vers le grand escalier qui rejoignait une galerie ajourée donnant sur la grande salle afin d’être un peu seul. Il se sentait à la fois déçu et curieusement allégé. Depuis la rebuffade d’Alexandra, il avait cruellement souffert de son désir frustré et de son orgueil blessé. Jamais il n’avait voulu une femme comme il voulait celle-là ! Au point d’en perdre tout sens commun et d’être prêt à se lancer dans les pires aventures. D’avoir trop respiré son parfum, il en restait comme empoisonné. Durant des nuits entières, on put le voir errer près des étangs qui cernaient son château de Picardie sans pouvoir trouver le sommeil, ravagé par la faim douloureuse qu’il avait de ce corps, de cette chair blonde. Des fureurs le prenaient et il regrettait amèrement d’avoir agi comme il l’avait fait. Il aurait dû attendre jusqu’au cœur de la nuit qu’Alexandra soit endormie et alors seulement la rejoindre, la soumettre et au besoin la forcer. Il y a des femmes qu’il faut prendre d’assaut et qui parfois, d’ailleurs, ne vous le reprochent que du bout des lèvres… En dépit de la promesse faite à Nicolas Rivaud, il dut lutter souvent contre l’envie de revenir à Paris pour la revoir et peut-être pour tenter une dernière fois de la soumettre. Pourtant il avait su résister jusqu’aux approches de cette fête du Rédempteur à laquelle il savait qu’elle assisterait. En fait il n’était venu à Venise que pour elle et voilà qu’en la revoyant, toute l’exaltation dont il avait nourri son délire et sa rancune venait de tomber d’un seul coup.
C’était à n’y rien comprendre ! Jamais peut-être Alexandra n’avait été plus belle ni plus désirable. La nuit vénitienne, le cadre du palais illuminé, la robe qu’elle portait, tout concourait à la magnifier et pourtant, à son extrême surprise, il ne ressentait aucun trouble. Tandis qu’ils échangeaient des phrases polies, il l’examinait avec une sorte de curiosité. Cette créature modelée tout entière par les mains de l’amour n’était rien qu’une belle enveloppe recouvrant un bloc de glace. Elle se voulait honnête, vertueuse mais en fait elle n’y avait aucune peine car plus froide qu’elle ne se pouvait trouver. Il se sentait à nouveau dégrisé comme il l’avait été dans le compartiment lorsqu’elle lui avait jeté à la figure son : « Je l’espère bien ! » si peu féminin.
Du haut de la galerie, il l’observa encore tandis que, sans se soucier d’anachronisme, il allumait tranquillement un cigare et en savourait le parfum. Elle bavardait avec le beau Contarini, coquetait, buvait du champagne mais souvent aussi tournait la tête, cherchant visiblement quelque chose ou quelqu’un… En pensant que c’était peut-être lui, il eut un sourire cruel. Espérait-elle donc, en le revoyant tout à l’heure, pouvoir lui imposer à nouveau son joug de coquette sans cœur ? Oui… sûrement ! Peut-être même regrettait-elle de l’avoir rejeté sans avoir goûté avec lui au fruit défendu… quitte à clamer très haut, ensuite, qu’il l’avait eue par surprise.
— Quel imbécile j’ai été ! murmura-t-il en pensant à l’espoir qui l’avait conduit jusqu’ici. Encore un peu et elle me reprenait à son piège !… Par contre, il serait peut-être amusant d’essayer de savoir jusqu’à quel point elle est déçue de mon attitude. La victoire alors pourrait avoir le goût amer et délicieux de la vengeance…
Déjà prêt à redescendre, il chercha des yeux un récipient quelconque pour y éteindre son cigare. Et soudain, il oublia jusqu’à la présence d’Alexandra : surgie des ombres de la galerie au long de laquelle s’alignaient des statues et de grandes poteries anciennes, une merveilleuse apparition se dirigeait vers l’escalier en s’arrêtant parfois pour contempler la fête de haut. Caché par une colonne, il la regarda s’avancer lentement et même retint son souffle de crainte de la voir s’évanouir comme un fantôme mais, en dépit des longs voiles de mousseline neigeuse qui l’enveloppaient en traînant derrière elle, elle était bien réelle : sous la simple couronne de roses qu’un flot de rubans retenait sur ses longs cheveux dénoués d’un extraordinaire blond argenté, c’était la plus ravissante jeune fille qu’il eût jamais vue ! Elle avait la sveltesse et la grâce d’une nymphe et, de temps en temps, elle respirait le parfum du bouquet de roses qu’elle portait attaché à son poignet.
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