Dès le matin, comme pour la Fête-Dieu, Venise la pieuse brandissait ses étendards, ses reliques, ses images saintes et ses croix sous lesquels défilaient les corporations, les chanoines en rochet, les moines de tous les couvents et le clergé des églises paroissiales somptueusement vêtu de drap d’or semé de perles et de gemmes. Mais, au lieu de s’embarquer, le cortège franchissait à pied, sur un pont de bateaux long de près de cent mètres et large de trois, d’abord le Grand Canal puis celui de la Giudecca. Le Doge, alors, tout de blanc vêtu, un manteau de brocart d’argent agrafé aux épaules, s’engageait à son tour sur la passerelle avec les sénateurs vêtus d’écarlate et les ambassadeurs étrangers au son des cloches de toute la ville, des trompettes et du grondement des canons…

Cela c’était autrefois. Il n’y avait plus de Doge, plus de sénateurs et le Grand Livre d’Or était parti aux mains d’un conquérant, mais Venise aurait cru perdre son âme si elle n’avait perpétué le fabuleux souvenir de ces heures inimitables.

Debout sur le balcon flamboyant du palais Orseolo, Alexandra regardait la foule des embarcations pavoisées et illuminées glisser doucement sur l’eau étoilée cependant que, devant le perron dont les marches s’enfonçaient dans le canal, des gondoles somptueuses déversaient des personnages de légende. Sous les feux de la vieille demeure illuminée, les satins et les velours luisaient, les perles des turbans, les broderies des pourpoints, les pierreries des parures scintillaient en un kaléidoscope de reflets, d’éclats et de miroitements. Un à un les esquifs accostaient auprès des palli enrubannés de noir et de blanc et, dans les jeux d’ombres et de lumières des torches haut levées par des valets en tabards armoriés et toquets emplumés, on voyait paraître puis disparaître sous le portail du palais le flot des invités à la grande soirée que le comte et la comtesse Orseolo donnaient en l’honneur de leurs amies américaines. Pour quelques heures les fastes de la Sérénissime au temps où elle était la porte de l’Orient et où ses navires parcouraient les mers jusqu’aux terres les plus lointaines ressuscitaient pour les yeux émerveillés de leurs invitées.

Le bal commençait seulement et Alexandra ne se lassait pas du spectacle de ces arrivées successives sans songer un seul instant que, debout à ce balcon ancien où les flammes des pots à feu l’éclairaient doucement, elle ajoutait à la façade du vieux palais un merveilleux ornement. Son immense robe de satin corail, toute brodée d’or, ainsi que ses amples manches à crevés, ouvrait sur des fonds de satin blanc. Une résille d’or retombant sur ses épaules nues emprisonnait une partie de ses magnifiques cheveux où couraient des fils de perles. D’autres perles encore à ses poignets, à ses oreilles en lourdes girandoles et à ses doigts aux ongles roses, mais aucun bijou ne déparait la splendeur de son décolleté qui semblait offrir ses seins dans une douce corbeille de satin et d’or… Bien des regards se levaient vers elle et elle trouvait un vif plaisir féminin dans l’admiration qu’elle y lisait.

Cette nuit magique marquait la fin de son séjour à Venise et préludait à celle de ses vacances. Dans quelques jours, elle partirait pour Vienne et enfin regagnerait Paris à la fin du mois. Ensuite, il faudrait songer à rentrer même si elle n’en avait guère envie car il serait dangereux de laisser Délia s’attarder plus longtemps en Europe.

À leur arrivée les deux jeunes femmes s’étaient installées à l’hôtel Royal Danieli sur le quai des Esclavons, tout près du palais des Doges. Elaine leur y avait retenu le plus romantique des appartements, celui où la femme de lettres française George Sand et le poète Alfred de Musset vécurent la fin d’une passion volcanique et, pour la jeune femme, le début d’une autre avec le médecin italien qui soignait son amant. Néanmoins le style néogothique, les lourdes tentures, les meubles tarabiscotés et abondamment dorés ne plaisaient guère à Alexandra qui préférait de beaucoup son appartement du Ritz bien que la vue sur le bassin de Venise fût d’une splendeur rare. Les couchers de soleil s’y montraient sublimes et la jeune femme passait de longs moments à les contempler.

Délia, elle, s’amusait franchement. Comme partout où elles se rendaient, les deux Américaines se retrouvaient vite le centre d’une coterie élégante et joyeuse. Elaine Orseolo leur avait fait les honneurs de Venise et les invitations pleuvaient sur le plateau du courrier à la grande joie de la jeune fille qui se déclara bientôt amoureuse de cette incomparable cité. Les Italiens étant, par nature, les admirateurs les plus démonstratifs de la beauté féminine, Délia adorait courir les musées et les boutiques pour le plaisir bien féminin d’entendre se lever sur son passage des exclamations enthousiastes ou même des sifflements admiratifs. Elle aimait qu’on se retourne sur elle et regrettait profondément de ne pas parler l’italien pour mieux comprendre les louanges lyrico-religieuses dont on la couvrait car, en général, ces messieurs prenaient à témoin de leur extase leur saint patron, celui de la ville ou même le Seigneur et sa Très Sainte Mère.

Alexandra en recevait tout autant bien sûr mais elle n’y trouvait pas le plaisir qu’elle eût goûté naguère encore… juste avant certaine rencontre boulevard de la Madeleine. Elle découvrait que depuis ce jour les hommages masculins lui semblaient fades et sans grand intérêt.

Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était errer interminablement le long de rues liquides à demi couchée dans la gondole qu’elle louait pour la durée de son séjour. Très fier de la beauté de sa passagère, Beppo, son batelier, savait respecter son silence et ne parlait que lorsqu’elle s’adressait à lui. À la tombée de la nuit, il chantait parfois mais uniquement à sa demande.

Grâce à lui, Alexandra apprit Venise, ses ruelles glauques où le soleil, jouant sur une façade lépreuse, l’habillait de lumière et en magnifiait la misère, ses fenêtres closes sur des légendes, ses balcons aériens d’où coulaient des feuillages et des fleurs, ses portes étroites et mystérieuses dont le seuil tombait droit dans l’eau, ses petits ponts ajourés arrondissant leurs escaliers d’une maison à l’autre au-dessus des barques lentes, des pesantes barges et des gondoles effilées comme de noirs espadons. Elle sut le nom de tous les palais étirés comme une double haie d’honneur au long du Grand Canal qui trouvait son point d’orgue dans l’église de la Salute dont la coupole semblait surgie, telle une énorme perle grise, de l’écume marine.

Entre toutes, l’une de ces demeures patriciennes faisait battre son cœur sur un rythme plus vif : c’était l’un des plus anciens palais, noble et gracieux à la fois avec ses hautes fenêtres lancéolées dont les lignes blanches s’enlevaient sur l’ocre adouci des murs. Un balcon soulignait une galerie faite de minces colonnettes contrastant avec l’austérité d’un rez-de-chaussée aveugle que perçait seulement une haute porte en chêne armée de pentures de fer. Dès le premier jour, elle avait su que c’était la maison natale de donna Caterina Morosini, duchesse de Fontsommes. Elaine Orseolo, qui ignorait tout de ce qui s’était passé entre Jean et Alexandra, la lui avait indiquée en déplorant seulement l’absence de la maîtresse de maison que les grandes foules estivales faisaient fuir vers le pays de terre ferme et la grande villa palladienne que les princes Morosini possédaient sur les bords de la Brenta.

— J’aurais tellement aimé vous présenter à elle ! En dépit de son âge, elle conserve une beauté frappante. Jean lui ressemble beaucoup d’ailleurs.

Courageusement, Mrs Carrington chassa le regret qu’elle éprouvait. C’était mieux ainsi. Dieu sait ce qu’elle eût ressenti en face de cette femme incarnant trop bien un souvenir qu’à présent elle voulait chasser à tout prix et, de préférence, avant de reprendre, au Havre, le bateau pour New York !

— Il faut que je redevienne moi-même ! Il le faut à tout prix !

Hélas, c’était peut-être encore plus difficile dans cette ville hors du temps où aucun des principes sur lesquels elle s’était appuyée jusqu’à présent ne semblait avoir cours. Ici, les histoires d’amour surgissaient un peu partout et chaque demeure semblait posséder la sienne depuis la tragédie de Desdémone jusqu’au roman de Richard Wagner avec Cosima von Bülow, en passant par les innombrables aventures de Casanova, la passion de Lord Byron pour Thérésa Guiccioli, les amours lointaines de la dernière reine de Chypre, Caterina Cornaro, et celles, tumultueuses et très actuelles de la Duse, la grande comédienne avec son poète Gabriele D’Annunzio. Il n’était jusqu’à l’escalier des Géants devant lequel la fille de Philadelphie aimait aller seule rêver à ce Doge, traître par amour et que l’on y avait décapité… Sans compter les innombrables amoureux dont les gondoles abritaient les serments et les baisers !

Venise suait l’amour par tous les pores de ses pierres et le rose qui la teintait venait du sang qu’avait fait verser le plus cruel de tous les dieux…

Ce soir, pourtant, la musique et les éclats de la fête chassaient la morbidezza qui montait des canaux avec la brume du soir. Éros prenait le masque et la mandoline d’Arlequin et, si le temps revenait, ce n’était qu’une apparence, un mirage que chasseraient les premiers rayons du soleil.

Une gondole couleur amarante ornée d’un cygne en bronze doré approcha. Elle portait un imposant mandarin chinois accompagné de deux porte-lanternes et d’une jolie femme vêtue de satin fleur de pêcher, une tiare de rubis et de roses sur la laque noire de ses cheveux. Des rires et des exclamations joyeuses les accueillirent mais, bien qu’elle eût parfaitement reconnu le prince Contarini, Alexandra sentit son cœur se serrer. Cela tenait sans doute au costume trop parfait : une robe de satin bleu de nuit brodée d’or, un chapeau de velours noir dont le bouton de saphir retenait une plume de paon… Le décor s’effaça et elle revit l’arrière-boutique de Yuan-chang et le prince qui voulait la protéger de tout mal, qui, sans la connaître, l’avait aimée assez pour lui offrir son propre talisman. Celui-là ne demandait rien en échange sinon la certitude qu’un être de pure beauté ne serait pas détruit. Il était mort, à présent, et un voleur avait fait main basse sur le bijou, emportant avec lui, sans le savoir, ce bonheur allègre, insouciant et léger dont était tissée l’existence de la jeune femme. Jamais il ne se retrouverait un homme capable d’aimer avec cette abnégation… Jamais plus !