— En voilà assez !
Rejetant le polissoir d’argent avec quoi elle perfectionnait la beauté de ses ongles, Alexandra se dressa telle une furie devant la jeune fille.
— Je ne veux plus jamais entendre la moindre parole dans ce sens s’écria-t-elle. Sinon, que vous le vouliez ou non, je vous ramène au Havre sur-le-champ et vous embarque dans le premier paquebot venu ! Cette ville est en train de vous rendre folle !
Si elle croyait impressionner Délia, elle se trompait : la jeune fille éclata de rire :
— Eh bien, vrai, je ne pensais pas vous faire un tel effet ? Où est passé votre sens de l’humour, Alexandra ? Comme vous y allez ! Me faire embarquer de force ? Je ne vous savais pas si féroce… d’autant que je suis de taille à me défendre.
— Je ne suis pas féroce mais votre mère n’aurait jamais dû vous permettre de venir me rejoindre. Il y a ici trop de pièges tendus à la naïveté d’une jeune fille.
— Des pièges ? Où en voyez-vous ? Les hommes ne sont pas plus dangereux ici que chez nous ! J’ai toujours beaucoup flirté et Peter le sait mais il sait aussi que, puisque j’ai accepté son anneau de fiançailles, dit-elle soudain sérieuse, en faisant tourner autour de son doigt la grande émeraude qui préludait à l’alliance, c’est parce que j’ai l’intention de l’épouser lui et pas un autre…
Mrs Carrington poussa un soupir de soulagement :
— Vous m’avez fait peur. Heureusement que nous ne sommes plus ici pour longtemps. J’ai vraiment hâte de vous emmener à présent…
— En Italie, songez-y ! s’écria Délia en riant de nouveau. On dit que les hommes y sont encore pires qu’ici ! Au moins, en France, personne ne vient gratter de la mandoline sous nos fenêtres…
La veille du mariage, l’oncle Stanley, fraîchement débarqué de la Touraine, tomba au Ritz comme la foudre, réclamant à la fois un appartement confortable et sa sœur. On lui fournit le premier sur-le-champ et il trouva l’autre dans le jardin intérieur où elle prenait le thé en compagnie d’Alexandra et de Délia.
À la vue de son frère qui fonçait sur leur table comme s’il voulait la prendre d’assaut, la pauvre Amity devint rouge brique et s’étrangla, visiblement terrifiée : est-ce que la scène d’Amalfi allait recommencer ? Elle se rassura un peu néanmoins en constatant qu’aucun officier de police ne voguait dans le sillage de son frère.
Tandis que Délia lui tapait dans le dos, Alexandra fit courageusement face à l’ennemi :
— Oncle Stanley ! Vous ne pouviez pas nous annoncer votre arrivée ?
— Vous ne vouliez tout de même pas que je perde du temps au Havre pour télégraphier ? J’avais tout juste celui d’attraper le train…
— Et… qu’est-ce qui vous amène ?
— Comment ce qui m’amène ? Est-ce que vous ne vous mariez pas demain, Amity ?
D’une voix encore un peu étouffée, l’interpellée réussit à murmurer :
— Si… Stanley. Est-ce que… cela vous… contrarie ?
— Il ferait beau voir ! protesta Mrs Carrington. Il me semble que tante Amity est en âge de faire ce qu’elle veut de sa vie.
— Amity, dites à votre nièce qu’elle réponde seulement lorsque je m’adresserai à elle.
Puis, tirant à lui une chaise de jardin, il s’empara d’un éclair au chocolat qu’il engloutit en deux coups de dents avant de déclarer avec un sourire séraphique :
— Je sais parfaitement que vous êtes une indomptable créature, Amity, mais vous n’auriez tout de même pas voulu marcher à l’autel autrement qu’au bras de votre frère ? Maintenant, si vous voulez bien appeler pour que l’on me serve un double whisky, vous me comblerez de joie. Vous savez très bien que je déteste la tisane britannique !
Le mariage eut lieu à la mairie du VIe arrondissement, lieu de résidence de Nicolas, puis au consulat des États-Unis. Très élégante dans un ensemble de soie gris pâle garni de Chantilly, coiffée d’un chapeau de « paille de soie » d’un dessin hardi garni de plumes d’autruche nuancées de plusieurs tons de gris, Amity était superbe. Depuis plusieurs semaines déjà un grand coiffeur disciplinait sa crinière léonine dont les mèches argentées adoucissaient la teinte flamboyante. Légèrement maquillée elle avait rajeuni de dix ans et son frère, visiblement impressionné, se contenta de lui déclarer :
— J’en connais qui ne me croiront pas quand je leur dirai ce que j’ai vu aujourd’hui. Vous êtes splendide, Amity… mais du diable si vos vieilles amies vous reconnaîtraient !
— Il faudra bien qu’elles s’y fassent, répondit la jeune mariée avec satisfaction et conseillez-leur donc de choisir soigneusement les termes de leurs compliments quand nous viendrons, Nicolas et moi ! Ma langue, elle, est toujours la même…
Le déjeuner eut lieu dans un petit salon du restaurant Laurent, avenue Gabriel, et réunit autour de sa table fleurie et du nouveau couple Mlle Mathilde habillée comme Madame Mère et presque aussi imposante qu’elle, l’oncle Stantley qui avait eu l’honneur de lui offrir son bras au sortir des cérémonies et qui semblait la trouver fort divertissante car tous deux riaient beaucoup, Alexandra et Délia dont on ne pouvait dire laquelle était la plus ravissante, les d’Orignac, le commissaire Langevin, enfin le marquis de Modène et Robert de Montesquiou qui avaient joyeusement accepté d’être les cavaliers des deux jeunes femmes, ce dont Mrs Carrington leur fut très reconnaissante bien qu’elle regrettât l’absence de son ami Antoine Laurens dont elle ignorait ce qu’il avait pu devenir en dépit de plusieurs appels téléphoniques à son domicile rue de Thorigny. Il semblait que l’appartement fût vide.
Le repas fut délicieux. Le fameux poulet Laurent cuisiné avec des champignons, de la crème et du porto y fut accompagné d’écrevisses en gratin, de bouchées champenoises, d’un baron d’agneau jardinière flanqué de pommes de terre Duchesse, de salades Périgueux, d’une compote d’oranges et d’un superbe gâteau de mariage. Le tout arrosé bien sûr des meilleurs crus, M. Rivaud étant un fin connaisseur. Il fut aussi très gai et très chaleureux car chacun des convives avait conscience de le partager avec de véritables amis.
Néanmoins, quand vint, pour les nouveaux époux, le moment de monter en voiture à destination de l’hôtel des Réservoirs, à Versailles, où ils passeraient leur première soirée avant de partir pour la Touraine, Alexandra, prise d’une soudaine émotion, eut peine à retenir ses larmes. Elle avait l’impression que les liens si étroits qui l’unissaient à sa tante venaient de se détendre : l’Amérique, une fois de plus, perdait une de ses filles au profit de la France. Miss Forbes venait de disparaître pour faire place à Mme Rivaud et elle en eut la conscience aiguë presque douloureuse.
Sans doute Amity éprouva-t-elle quelque chose d’analogue car elle serra très fort sa nièce dans ses bras puis se tournant vers Cordélia :
— Je vous la confie ! Veillez bien sur elle car j’ai peur qu’en dépit de quatre ans de différence, elle ne soit plus enfant que vous…
— Soyez sans crainte ! Et ne pensez plus à nous pendant votre joli voyage ! Dites-vous que nous allons bien nous amuser à Venise… et que j’aime beaucoup ma belle-sœur, ajouta-t-elle en passant sous le bras d’Alexandra un bras chaleureux.
De son côté, Nicolas fit à sa nouvelle nièce des adieux affectueux :
— Ne m’en veuillez pas trop de vous la prendre ! Je vais faire de mon mieux pour la rendre heureuse et en outre vous ne la perdrez pas tout à fait. Nous serons à Paris le 1er août pour nous préparer à vous accompagner en Amérique.
— Eh bien ! fit sa sœur, il ne me reste pas grand-chose à dire sinon que je vous souhaite beaucoup de bonheur. Quant à vous, ma chère enfant, si après toutes ces festivités vous souhaitiez un séjour tranquille et reposant en face d’une des plus belles baies du monde, sachez que Cannes et ma maison seront toujours heureuses de vous recevoir…
Ce fut le mot de la fin. On se sépara : les trois Américains regagnaient le Ritz, les d’Orignac partaient pour leur domaine des bords de la Dordogne, le marquis de Modène pour Vichy et Robert de Montesquiou pour Deauville. Durant quelques semaines, Paris devrait se contenter de ses habitants ordinaires, de ses monuments et des touristes étrangers. Sa beauté n’en serait pas affectée mais il lui manquerait cet air d’élégance et de folie, ces beaux équipages et ces grandes coquettes qui lui donnaient ce charme inimitable et un peu pervers. Encore quelques jours et les théâtres afficheraient « Relâche ». Le temps des vacances commençait pour une haute société que la grande revue et les lampions du 14 juillet, ses flonflons et ses bals auraient fait fuir de toute façon : les descendants des victimes de la Révolution n’étaient guère enclins à célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille.
Trois jours après le mariage, l’oncle Stanley repartait pour les États-Unis cependant qu’Alexandra et Délia se dirigeaient vers Venise.
CHAPITRE X
LA NUIT DU RÉDEMPTEUR
Il était onze heures du soir et tout Venise s’éparpillait sur la lagune. Des grappes humaines encombraient les gondoles et le Grand Canal était plus animé que la Merceria en fin d’après-midi. Toutes les embarcations se dirigeaient vers l’île de la Giudecca et l’église du Rédempteur dont le dôme si pur s’éclairerait tout à l’heure des fusées et des soleils d’un immense feu d’artifice. Des barques, des pontons où des familles entières avaient pris place s’étaient transformés en restaurants flottants où l’on mangeait au son de la musique. Des lanternes brillaient au front des palais comme de grandes ferronnières ainsi qu’à la poupe des petits bateaux décorés de feuillages et de fleurs. Les accords des mandolines et des guitares rejoignaient ceux, plus populaires, des accordéons et, jusqu’au lever du soleil, Venise allait chanter de joie en errant sur le flot paisible, un verre de chianti à la main. Ce soir, il n’y avait qu’un seul peuple, une seule liesse unissant le patricien et le gondolier dansant à l’arrière de sa mince embarcation. La même frénésie de plaisir émanait des demeures les plus nobles comme des masures de l’ancien ghetto tous enveloppés fraternellement dans la douceur d’une nuit quasi orientale embrasée par les flammes des torches, les lampions, les quinquets et les chandeliers que l’on avait allumés un peu partout depuis les hautes cheminées à entonnoir jusqu’au ras de l’eau. Cette fête émouvante commémorait depuis des siècles la fin de la peste de 1577 qui fit cinquante mille morts parmi lesquels le divin Titien alors âgé de 99 ans.
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