Il en fut de même le lendemain et le surlendemain. La semaine du Grand Prix, prélude au départ de toute la haute société pour ses châteaux ou pour les différentes villes d’eaux, accumulait les courses, les goûters, les bals, les dîners et les réceptions de tous ordres. Toujours chaperonnées par le vieux marquis et par les d’Orignac, les belles Américaines ne manquèrent aucune de ces manifestations. Mais, à mesure que coulaient les jours, la gaieté – un peu factice sans doute – de Mrs Carrington s’effritait, s’évanouissait. Jamais elle n’avait été plus éclatante et on la citait partout comme la femme la plus élégante de la saison mais elle ne pouvait plus retrouver cette joie du dernier printemps, celle qu’elle éprouvait à se parer pour le simple bonheur de lire un peu d’admiration dans un regard d’homme. Fontsommes avait disparu, Fontsommes était devenu invisible et cette absence lui semblait d’autant plus cruelle qu’elle suscitait de nombreux commentaires. Où pouvait-il être ? Qu’était-il devenu, lui qui ne manquait jamais cette période si importante pour les amoureux du cheval ? On disait son hôtel fermé et les cogitations les plus insensées se donnaient libre cours : il faisait route vers la Terre de Feu, il naviguait quelque part au large de l’Islande sur le yacht d’un prince anglais… Certains allaient même jusqu’à prétendre qu’il faisait une retraite dans une abbaye bénédictine…

Outre une absence qui la torturait à présent, Alexandra devait subir toutes ces conjectures, tous ces potins sans consistance en dépit du soin que prenait Modène à les lui épargner le plus possible. Néanmoins, lui-même se posait des questions. Lorsqu’il ne se trouvait pas en compagnie d’Alexandra, il ne se privait pas d’interroger sans avoir l’air d’y toucher, exercice auquel il était passé maître, mais en dépit des bruits qui couraient personne n’avait une réponse valable à apporter. Lorsque vint le jour du Grand Prix et qu’aucun cheval aux couleurs du duc ne prit le départ, il fallut bien se rendre à l’évidence : Jean de Fontsommes avait disparu, pour longtemps peut-être, et Paris perdit son charme aux yeux d’Alexandra puisque son « admirateur » n’était plus là pour lui en faire l’hommage.

Mais pas à ceux de Cordélia. Après avoir pillé le faubourg Saint-Honoré et quelques couturiers – Jeanne Lanvin lui avait dessiné la plus belle robe de mariée qui soit – elle entendait profiter pleinement de sa jeunesse, de sa liberté bientôt perdue et des nombreuses invitations que lui valaient son charme plein de vitalité, son éclat rayonnant… et la discrète réputation de sa dot. Pour sa part, Dolly d’Orignac, désireuse d’augmenter le contingent européen des Américaines, ne se faisait pas faute de travailler dans ce sens. Elle ne connaissait pas Peter Osborne et n’avait aucun scrupule à vanter les agréments de la vie en France. Dans les derniers jours, c’était elle qui chaperonnait Délia, Alexandra éprouvant de plus en plus de peine à sortir.

En dehors de quelques lettres de sa mère, aucune nouvelle ne lui arrivait plus d’Amérique. Aussi sa tante attribuait-elle au silence obstiné de Jonathan la tristesse grandissante de la jeune femme :

— Je n’ai aucune tendresse pour le juge Carrington que je considère comme le plus obstiné des mulets, lui dit-elle un soir où Alexandra venait de se décommander pour un dîner chez Dolly. Néanmoins, je pense que vous devriez songer au retour. Nous en parlions hier avec Nicolas et nous sommes tout disposés l’un et l’autre à vous ramener à New York. Il n’est pas bon de laisser s’installer un malentendu.

— Rentrer à la maison tête basse, en chemise et la corde au cou avec de la cendre dans les cheveux ? Pas question ! Outre que je n’admets pas l’autoritarisme de Jonathan, je ne renoncerai pas au plaisir que je compte trouver à Venise. D’ailleurs on nous attend, Délia et moi, ajouta-t-elle en montrant une lettre d’Elaine Orseolo reçue au courrier du matin. À leur grand regret, en effet, la jeune femme et son mari avaient dû renoncer, cette fois à cause d’un procès qu’un voisin de leur propriété de terre ferme leur intentait, à passer la semaine du Grand Prix à Paris. « Mais nous comptons sur vous, ajoutait Elaine. D’ailleurs vous seriez un ange de me choisir quelque chose de joli chez Paquin, j’ai grand besoin de toilettes du soir pour l’été… »

— Vous voyez, conclut Alexandra, que je ne saurais à présent refuser. D’ailleurs Délia rêve de connaître les fêtes vénitiennes après celles de Paris. Nous rentrerons en août comme prévu. Et vous pouvez aller passer votre lune de miel en Touraine, comme vous l’avez décidé,

— Faites à votre guise, ma chérie, mais expliquez-moi alors pourquoi vous êtes si mélancolique ?

— Je ne suis pas mélancolique. Seulement un peu fatiguée. Néanmoins, je ne vous cache pas que l’attitude de mon époux ne m’est pas agréable. Je croyais qu’il m’aimait davantage ! Je suis certaine que votre Nicolas ne sera pas et de loin un mari aussi sévère. Il vous gâte effroyablement, il me semble ?

En effet, depuis son retour au Ritz, Amity recevait chaque matin un superbe bouquet de fleurs et elle portait à présent un très beau saphir d’un bleu profond entouré de diamants dont la remise, au cours d’un dîner intime dans l’un des petits salons du Ritz, lui avait causé une joie enfantine. Déjà, tous les achats qu’elle avait effectués depuis son arrivée avaient pris le chemin du grand appartement que son fiancé possédait quai Voltaire et M. Rivaud, sachant sa future femme habituée à vivre au grand air, comptait, au cours de leur voyage de noces, faire l’acquisition d’un manoir au bord de la Loire.

— Vous avez raison, reconnut-elle, et je suis très heureuse mais, Alexandra, il me semble, que Jonathan s’est toujours montré plus que généreux avec vous, rendez-lui cette justice ? Vous possédez quelques-uns des plus beaux joyaux d’Amérique et…

— Vous faites bien d’en parler ! Oubliez-vous que l’on m’a volé mes émeraudes ? Croyez-vous que si je rentre sans elles, l’humeur de Jonathan s’en trouvera améliorée ? Et ce commissaire qui me laisse sans nouvelles !

Elle se montait peu à peu, devenait nerveuse et sa tante jugea plus prudent de parler d’autre chose. En fait, Alexandra attendait avec impatience le mariage d’Amity afin de pouvoir partir pour Venise en compagnie de Délia. Elle supportait de plus en plus mal ces manifestations mondaines qui lui plaisaient tant auparavant comme la quotidienne promenade au Bois de Boulogne où les victorias emportaient dans leurs conques des dames somptueuses, empanachées de plumes, d’aigrettes et de fleurs, enroulées de tulle et de perles, la poitrine en offrande précédée d’un bouquet que la belle portait languissamment à ses narines. Alexandra avait été de ces femmes mais, à présent, l’allée des Acacias ne l’attirait plus puisqu’elle était quasi certaine qu’aucun étalon noir portant un cavalier suprêmement élégant ne déboucherait d’une allée pour venir baiser sa main sans quitter la selle. Paris n’avait plus de couleurs, Paris n’avait plus de ciel bleu pour elle…

Il lui fallut même se forcer pour se rendre à une vente d’objets ayant appartenu à la reine Marie-Antoinette. L’attrait romantique exercé par la reine s’envolait en fumée. Comme beaucoup d’êtres jeunes et comblés par la fortune, Alexandra avait éprouvé le besoin d’associer sa propre vie au drame fascinant d’un destin à la fois merveilleux et tragique. À présent ce qu’elle vivait l’intéressait bien davantage…

Malgré tout elle se laissa entraîner par Nicolas et Amity à cette vente où se pressaient les descendants des anciens courtisans de la souveraine, venus là comme à des funérailles. Ne fallait-il pas donner le change ? Mais quand son futur oncle lui offrit un mouchoir brodé arraché de haute lutte au duc de La Rochefoucauld, elle l’accepta avec des larmes dans les yeux et pleura toute la nuit sur ce carré de fine batiste couronnée qui lui rappelait le souvenir des jardins de Trianon et du premier baiser de Jean. Un dernier espoir l’avait soutenue toute cette journée : celui de le voir paraître enfin. N’était-ce pas la place toute désignée d’un homme qui comptait dans ses ancêtres le seul véritable amour de la belle Autrichienne ? Vaine espérance une fois de plus ! Fontsommes ne vint pas et Alexandra comprit alors que tout était fini et qu’il entendait s’en tenir aux derniers mots que tous deux avaient échangés : « Pour toujours alors ? – Je l’espère bien… » Comment avait-elle pu penser même un instant qu’un homme de sa trempe, voyant son amour aussi brutalement rejeté, pourrait revenir jouer avec elle la comédie légère d’un flirt mondain ?

Ce fut Délia qui fit les frais de l’humeur douloureuse d’Alexandra. La jeune fille, qui adorait l’équitation, montait tous les matins au Bois en compagnie de tante Amity et de Nicolas qui, en son temps, avait été l’une des gloires de Saumur. Naturellement, elle y retrouvait toujours quelques-uns des jeunes gens qui, depuis son arrivée, bourdonnaient autour d’elle comme un essaim d’abeilles et ce jour-là, entrant dans le salon de sa belle-sœur, elle se jeta sur un canapé après avoir lancé, avec beaucoup d’adresse, son tricorne de velours noir sur une statue de bronze :

— Décidément Paris est la ville du monde la plus agréable et je commence à regretter mes fiançailles…

— Je ne vois pas le rapport ! dit Alexandra sèchement.

— Il est bien clair, pourtant ! Savez-vous que j’ai reçu ce matin ma dix-huitième demande en mariage depuis mon arrivée ?

— Qui était-ce, cette fois ?

— François de Limeuil. Jeune, beau, riche…

— C’est lui qui le dit !

— Ne soyez pas aussi sévère, Alexandra ! Depuis toujours, vous êtes persuadée que les nobles européens n’ont d’autre espoir pour vivre convenablement que de voir une grosse dot américaine leur tomber dans la main ? Celui-là est loin d’être pauvre : il a château, équipages, un hôtel quelque part dans Paris. En outre je le trouve plein d’esprit, très amusant même. Je pourrais être comtesse et…