— C’est entendu. Je m’y mets tout de suite.

— Dans ce cas nous oublierons l’un et l’autre ce qui vient de se passer. Serviteur, monsieur !


Le surlendemain, Jean Lorrain signait dans sa rubrique habituelle un article intitulé : « Un nouveau mariage franco-américain », et y annonçait sur le mode le plus aimable le prochain mariage de miss Amity Forbes, de Philadelphie, avec M. Nicolas Rivaud, commandeur de la Légion d’honneur, etc. Il ajoutait que la fiancée et sa nièce, la belle Mrs Carrington, étaient fort prisées, à juste titre, dans la haute société internationale et que la jeune femme, au retour d’un voyage de quelques jours en Hollande avec des amis, avait appris avec joie la prochaine union de sa tante. Enfin, l’auteur offrait ses excuses navrées à « cette grande amie de la France » que certains esprits malavisés avaient cru reconnaître dans l’héroïne d’un écho à la fois récent et burlesque par la faute d’une malencontreuse initiale…

L’article fut d’autant mieux reçu qu’on savait Jean Lorrain incapable de présenter des excuses et, du coup, les spécialistes des cancans se mirent à chercher frénétiquement qui pouvait bien être l’héroïne du Méditerranée-Express. Mais il était temps : escortant sa belle-sœur chez les grands couturiers, Alexandra avait déjà remarqué l’attitude bizarre de deux ou trois dames de connaissance qui s’étaient livrées à toutes sortes de contorsions pour éviter de lui tourner le dos franchement. Le pire était qu’au nombre il y avait une Américaine dont nul n’ignorait qu’elle trompait outrageusement son vieil époux.

Mortifiée au point de se demander s’il ne serait pas plus sage de tomber diplomatiquement malade et de confier à tante Amity, pure de tout péché, la mission d’accompagner Délia à sa place, elle fut d’autant plus sensible à l’invitation que lui envoya son amie Dolly d’Orignac à venir prendre le thé avec elle au polo de Bagatelle, l’endroit peut-être le plus élégant et le plus fermé de Paris pendant la belle saison.

« Ne vous avisez pas de refuser ! ajoutait Dolly. Ce que l’on vous a fait est immonde et vous pouvez compter sur mon mari et moi-même pour mener à vos côtés le bon combat… »

Dévouement méritoire qui toucha profondément la pestiférée mais heureusement inutile. Au matin du jour choisi pour l’invitation, le Tout-Paris cancanier s’arrachait le « papier » de son chroniqueur favori. Et ce fut d’un cœur allégé qu’Alexandra put conduire sa jeune belle-sœur faire ses premiers pas dans la haute société parisienne où sa beauté romantique lui valut un vif succès. Sous l’œil frondeur de Dolly, la table des Américaines vit défiler tout le gratin venu féliciter Alexandra du prochain mariage de sa tante.

— Quel merveilleux prétexte pour cette bande d’hypocrites ! souffla Mme d’Orignac.

Seul le marquis de Modène eut le courage de ses opinions. Après s’être incliné sur la main d’Alexandra, il s’installa carrément auprès d’elle et lui chuchota :

— Vous n’imaginez pas combien je regrette qu’il y ait eu erreur sur la personne. J’aurais beaucoup aimé vous savoir un peu coupable.

— Vous avez tellement envie de me voir déchirée par les lions ?

— Ma chère, il faut savoir que vos lions sont avant tout des bêtes ! Quant à moi je trouve dommage qu’avec votre beauté chaleureuse vous soyez une femme tellement inaccessible ! J’ai toujours préféré Vénus à Minerve. Elle m’agace un peu avec son casque, sa lance, sa chouette et son air empaillé.

— Néanmoins qu’auriez-vous fait si Jean Lorrain n’avait pas mis les choses au point ? Seriez-vous assis à cette table à l’heure qu’il est ?

— Je serais peut-être même assis dessus pour être mieux vu. Dolly savait parfaitement que je serais là aujourd’hui et fermement décidé à rompre pour vos beaux yeux autant de lances qu’il aurait fallu.

Le chaleureux sourire d’Alexandra le paya d’une amitié qu’elle devinait sincère et la jeune femme put goûter pleinement le charme de cet après-midi passé entre une foisonnante roseraie et le vert gazon où évoluaient chevaux et cavaliers. Son regard, d’ailleurs, revenait volontiers vers les joueurs. Elle savait que Fontsommes pratiquait le polo mais n’osant pas prononcer son nom, elle se contenta de demander qu’on lui fasse connaître les participants, ce dont Modène se chargea bien volontiers.

Tandis qu’il lui désignait les membres des « teams » en présence, il l’observait du coin de l’œil. Incontestablement la belle Américaine avait changé depuis leur dernière rencontre et la contrariété causée par le stupide papier de Lorrain n’en était certainement pas la cause. Papier dont, personnellement, il pensait qu’il détenait une part de vérité. Il connaissait bien Jean de Fontsommes et l’avait deviné en proie à l’une de ces brutales passions qui s’abattent parfois sur un homme comme un orage. Quant à cette éblouissante Alexandra qui se voulait si froide, il en avait noté soigneusement les brèves rougeurs et les émotions vite réprimées quand elle se trouvait en face du jeune duc. Pour les avoir vus danser ensemble, et si merveilleusement accordés qu’il avait osé imaginer ce que ces deux êtres pourraient être dans l’amour, il avait acquis la certitude qu’il se passait quelque chose. Mais quoi ? Et jusqu’où étaient-ils allés ? La beauté de la jeune femme semblait plus douce, plus vulnérable et il y avait de l’inquiétude dans ses grands yeux qui semblaient chercher quelque chose… ou quelqu’un…

Non loin de leur table, la voix haut perchée d’une dame se fit entendre par-dessus le murmure discret des conversations :

— Tout le Jockey est là ! Comment se fait-il que l’on ne voie pas Fontsommes ?

Le marquis n’entendit pas la réponse faite à voix beaucoup plus basse d’ailleurs : il était trop occupé à épier sa belle voisine. Il l’avait vue se raidir légèrement comme si un projectile la frappait et dans ses doigts, gantés de suède rose, la tasse de fragile porcelaine de Sèvres trembla, menaçant de renverser le thé qu’elle contenait. Alexandra la reposa sans heurter la soucoupe et tourna la tête vers Dolly pour lui demander quand elle comptait partir pour son château de Dordogne. Sa voix alors fut aussi calme, aussi unie que si elle n’avait rien entendu et le vieux gentilhomme admira en connaisseur sa maîtrise de femme du monde.

Il en profita pour se détourner légèrement car il croyait bien avoir reconnu le timbre aigu de la dame et aperçut en effet l’une des plus redoutables commères du faubourg Saint-Germain. Elle regardait d’ailleurs de leur côté et le marquis acquit la certitude que la question posée trop haut l’avait été délibérément. « On dirait que le repentir de ce plumitif n’a pas convaincu tout le monde », pensa-t-il. Et il se promit, dès que Mrs Carrington et miss Hopkins auraient regagné leur voiture, de s’occuper personnellement de cette pimbêche. Le ciel l’avait doté d’un esprit mordant, redoutable et même meurtrier tel qu’on le pratiquait jadis à Versailles. Il n’était pas pour rien le petit-fils d’un page de Louis XV…

Malheureusement Alexandra s’attarda, renforçant la conviction de Modène : elle attendait, elle espérait la venue de Fontsommes… Et comme il ne vint pas, le marquis vit, avec chagrin, s’éteindre le beau regard qu’il aimait. Une profonde pitié s’empara de lui avec le besoin de venir en aide à sa jeune amie.

— Irez-vous ce soir au bal des Latour-d’Auvergne ? demanda-t-il en offrant son bras à Mrs Carrington pour la ramener à sa voiture.

— Sans doute… Oh, pas pour moi. Je vous avoue que le monde m’ennuie un peu mais il ne faut pas que Cordélia ait fait ce long voyage pour le seul plaisir de contempler les boiseries du Ritz…

— Alors je viendrai vous chercher. Vous êtes trop belles toutes deux pour sortir sans cavalier et mon âge… mon amitié aussi font de moi un mentor inattaquable.

Touchée, Alexandra lui tendit la main. Cette amitié-là était sans prix car nul n’était plus recherché, plus redouté aussi que le marquis de Modène. Nul ne pouvait se permettre, fût-il le plus impudent coquin ou la plus venimeuse des bavardes, d’attaquer la femme à laquelle il offrait son bras sans s’exposer à une rebuffade ou même simplement à l’un de ces mots impitoyables qui vous mettent au ban d’une société. Il était, en effet, des exemples…

Ainsi, un lundi soir où il allait occuper son fauteuil à l’orchestre de l’Opéra, une femme n’avait pas craint de se plaindre de l’odeur de violette et d’iris qu’il répandait, fidèle en cela aux usages de l’ancien régime :

— Quelle horreur que ces parfums ! lança-t-elle assez haut pour être entendue d’une dizaine de personnes.

Alors, se tournant vers l’imprudente qu’il toisa de son hautain monocle, Modène riposta :

— Madame, je ne vous empêche pas de sentir mauvais…

Après l’attaque dont elle venait d’être la victime, Alexandra pensa que sortir avec lui serait une vraie joie. Délia elle-même, bien qu’elle portât toujours sur choses et gens un jugement bien personnel et parfois trop rapide, s’avoua impressionnée par le vieux gentilhomme.

— Il me semble, confia-t-elle à sa belle-sœur, que j’aimerais mieux mourir que déplaire à ce grand seigneur.

— Vous n’avez rien à redouter de lui, dit Alexandra. Il vous trouve charmante… et il est mon ami.

Il ne fallut pas moins de cette amitié pour supporter le bal, très brillant cependant, où elle se rendit. Vêtue de tulle d’un jaune doux pailleté d’or comme les feuilles de lauriers qui la couronnaient, Alexandra était plus belle que jamais et partagea avec Délia, ravissante en mousseline du même vert que ses yeux, le plus grand succès de la soirée. Le carnet de bal de la jeune fille fut bientôt trop plein cependant que sa belle-sœur, décidée à demeurer auprès de son vieil ami, refusait systématiquement toutes les danses. Mais les heures s’égrenèrent sans amener celui qu’elle attendait…