— C’est exact et je vous serais reconnaissant de me laisser la priorité. J’ai l’intention de corriger ce misérable de façon à lui ôter l’envie de recommencer. Je suis assez fort en boxe…

— Je ne doute pas que vous ne veniez facilement à bout d’un homme malade. Vous risquez même de le tuer.

Fontsommes eut un dédaigneux mouvement d’épaules qui signifiait que ce serait pour lui sans importance.

— .. auquel cas, continua M. Rivaud sans se laisser démonter, vous serez accusé de meurtre et salirez définitivement la réputation d’une jeune femme tout à fait innocente.

— Là ! Qu’est-ce que je disais ? intervint Montesquiou. Je suis, monsieur, tout à fait de votre avis. Néanmoins vous admettrez qu’une correction… modérée est la seule solution. Quand on est le duc de Fontsommes, on ne se bat pas en duel avec un plumitif…

— Un duel n’arrangerait pas davantage le renom de ma future nièce. En réalité, ce serait l’affaire de son mari mais il est loin.

— Un rude imbécile, si vous me permettez cette opinion, jeta le duc. Laisse-t-on une jeune femme aussi belle courir seule les grands chemins d’Europe ? Mais ces considérations ne nous avancent pas : que proposez-vous de faire ?

— Que vous me laissiez agir. Je suis beaucoup plus âgé que vous et je possède quelques armes. En fait, aucun nom n’a été écrit ?

— Rien que des initiales ! grinça Fontsommes, mais ô combien transparentes !

— Justement. Je pense obliger ce Lorrain à écrire un autre « papier » mondain mais, cette fois, avec des noms entiers ! Et je crois que vous pourrez vous estimer satisfait…

— Vous n’y arriverez pas ! C’est obstiné, cette espèce de gratte-papier…

— Voulez-vous parier ? Si je perds, je vous donne cent louis mais si je gagne…

— Ce sera à moi de vous les donner, sourit Fontsommes qui aimait les paris autant qu’un Anglais.

— Non. Ce que je désirerais c’est que vous quittiez Paris pendant quelque temps. Mrs Carrington doit revenir ce matin et il serait mieux, je crois, que l’on ne puisse plus vous voir ensemble…

— Vous voulez lui faire manquer le Grand Prix et les Drags, fit Montesquiou scandalisé. C’est tout bonnement impensable !

— Mais salutaire, je pense, pour la paix du cœur d’Alexandra. Ceci vaut bien cela, j’imagine ? Vous pourriez… tomber malade ?

— Personne n’y croirait, remarqua Montesquiou, sauf les femmes. Elles monteraient à l’assaut de sa demeure en rangs serrés…

— Alors, éloignez-vous ! Après notre mariage, Mrs Carrington se rendra à Venise pour assister à la fête du Rédempteur où elle est invitée.

— Elle ne va plus à Vienne ?

— Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’elle regagne l’Amérique au début du mois d’août. Que décidez-vous ?

D’un mouvement spontané, le jeune duc tendit la main à ce vieux monsieur si digne et qui avait su gagner sa sympathie.

— Agissez à votre guise, monsieur ! Dès ce soir, je partirai pour mon château de Picardie. Et je vous souhaite bonne chance avec ce mécréant…

— Si vous n’en venez pas à bout, c’est moi qui m’en chargerai au nom de l’hospitalité française ! conclut Robert de Montesquiou en serrant à son tour la main de Nicolas Rivaud.

Les deux hommes remontèrent en voiture et s’éloignèrent tandis que le fiancé d’Amity, soulagé d’un grand poids, pénétrait dans l’immeuble.

Se faire recevoir par le journaliste ne fut pas une mince affaire. Un domestique à tête de bandit corse, aimable comme un furoncle, apprit au visiteur que Monsieur s’était couché fort tard, en conséquence de quoi il dormait encore.

— Fort bien ! dit Nicolas. Je vais donc attendre son réveil ! Ce que j’ai à lui dire est trop important ! Vous avez bien un siège à m’offrir, mon ami ?

Il fallut que le valet malgracieux se résigne à ouvrir la porte d’un salon oriental qui ressemblait assez à un champ de bataille.

Un salon magnifique, d’ailleurs, avec des tapis superbes, de grands divans couverts de fourrures et de tissus précieux, une infinité de coussins et d’immenses plantes vertes dont les pots de faïence colorée avaient dû servir de cendriers. Les coussins étaient répandus un peu partout avec des bouteilles vides ; seuls les verres, peut-être précieux, avaient été enlevés et les vitrines renfermant une belle collection d’animaux en pierres dures étaient intactes. Sur le tout régnait un grand portrait de Sarah Bernhardt, aérienne et mystérieuse dans des mousselines ambrées d’où émergeait son visage de chat aux longs yeux verts couronné d’une mousse de cheveux roux.

Avec un soupir, M. Rivaud ignorant la durée de son attente s’assit sur un coin de divan lamé d’or en maudissant cette mode orientale qui n’était vraiment pas faite pour un rhumatisant. Il aurait sûrement toutes les peines du monde à se relever. Heureusement pour lui, il n’eut pas le temps de s’engourdir et put exécuter sans trop de peine cet exercice si périlleux pour sa dignité : le maître de maison faisait son entrée.

Pas vraiment glorieuse cette entrée en dépit d’une robe de chambre à ramages dorés digne d’un calife ! Sous sa frange de cheveux d’un blond ardent, le visage était gris, bouffi, comme cloqué. L’homme puait le chypre et le vin et quand il parla, son visiteur éprouva la puissance d’une haleine à tuer un cheval. Le maquillage de la veille n’avait été ni enlevé ni refait et présentait un bariolage surprenant mais le regard hostile des yeux glauques n’avait rien d’encourageant.

Sans se laisser impressionner par cet extérieur, M. Rivaud bien campé sur sa canne se présenta et exposa calmement le but de sa visite. Lorrain l’écouta avec une visible impatience :

— Si vous me connaissez, monsieur, articula-t-il enfin, vous devez savoir que je ne reviens jamais sur ce que j’ai écrit…

— Vraiment ? Même si vous savez pertinemment que vous avez menti et que les choses ne se sont pas passées comme vous les avez décrites ?

— J’ai menti, moi ? Votre Mrs Carrington n’a pas arrêté le train ? Elle n’est pas descendue à Beaune ?

— Il y a mille raisons pour en venir à un tel geste. Celle que vous avez imaginée n’était pas la bonne.

— Vous en êtes sûr ? Et puis d’abord qu’est-ce que vous en savez ?

— Je connais Mrs Carrington qui, je vous l’ai dit, sera ma nièce sous peu. Or, vous avez gravement porté atteinte à son honneur.

Le journaliste haussa les épaules et entreprit d’astiquer ses bagues avec un mouchoir tiré de son giron :

— Laissez-moi rire ! Les femmes sont toutes les mêmes… elles sentent mauvais !

— Celle-là aussi ? fit M. Rivaud en désignant le portrait du bout de sa canne.

— Celle-là ? roucoula soudain le journaliste. Ce n’est pas une femme. C’est une nymphe, un lis, une déesse, la muse et le souffle même de la poésie. Elle est divine. Les autres ne sont que de la boue. Seul l’homme est beau…

— On sait vos goûts ! Vous êtes sodomite, sadique, démoniaque. Vous prenez plaisir à pervertir. Surtout de jeunes hommes.

— On vous a mal renseigné. Je n’aime pas les éphèbes : ils sentent le poulet ; mais j’aime les hommes, les vrais…

— Ah ! Ils sentent quoi, selon vous ?

— Le pain chaud ! Le bon pain chaud ! Ils en ont la senteur rustique, la chaleur. Ils sont…

— Quel enthousiasme ! Vous me faites regretter d’en avoir retenu deux au seuil de votre porte. Deux vrais hommes, croyez-moi, et fermement décidés à vous casser leur canne sur le dos… ou peut-être vous abîmer un peu la figure. Évidemment, le dommage n’aurait pas été bien grand !

La colère empourpra soudain la figure bariolée de l’écrivain. Ses yeux verdâtres se mirent à luire comme un marais sous un rayon de lune :

— Vous avez eu tort de les empêcher de venir. Ça aurait pu être amusant. Lucien ! appela-t-il, viens un peu, mon petit !

La porte parut soudain trop petite. Une espèce d’ours blond venait de s’y encadrer, à peu près nu à l’exception d’une serviette nouée à la taille mais qui, grâce à un foisonnement de poils, aurait pu à la rigueur se passer de vêtement. De longues moustaches à la gauloise décoraient un visage rouge qui semblait verni. M. Rivaud se souvint alors du goût de Lorrain pour les forts des halles et se surprit à se demander si celui-ci sentait le pain chaud.

— Tu vois ce monsieur ? ricana le journaliste. Il pense avoir droit à ma reconnaissance parce qu’il a empêché deux freluquets de venir jouer de la canne sur mon dos ? Tu devrais lui montrer ce que tu sais faire.

Mais avant que le mastodonte se fût seulement ébranlé, M. Rivaud avait tendu un bras vers Lorrain :

— Je pense, dit-il d’une voix coupante, que nous avons assez ri. À présent vous allez m’obéir !

Glissant sa canne sous son bras, il fit, des deux mains, un geste qui pétrifia le journaliste. Celui-ci pâlit soudain et arrêta l’élan de son garde du corps :

— Retourne dans la chambre, mon Lucien ! Il y a maldonne ! Je te rejoins bientôt !

Une fois seuls, les deux hommes restèrent un instant face à face mais sous le regard devenu soudain incroyablement dur de l’aimable M. Rivaud, le journaliste perdit peu à peu de sa superbe et parut se recroqueviller.

— Vous auriez dû commencer par ça ! grogna-t-il. Vous êtes un maître ?

— Plus que cela.

— Un vénérable ?

— Plus encore. Sachez que j’ai atteint le dix-huitième degré et que j’ai le pouvoir de vous briser si vous ne faites pas ce que je suis venu vous demander courtoisement.

— Que voulez-vous au juste ?

— Rien qu’un petit article. Vous êtes assez habile pour remettre les choses en place sans vous couvrir de ridicule. Mais je le veux vite ! Il me déplairait qu’à cause de vous, Mrs Carrington qui doit séjourner encore quelques semaines chez nous voie se fermer devant elle les portes des salons !