— J’en suis heureux, Mrs Carrington, néanmoins je vous prie de bien vouloir excuser l’inconvenance d’une visite aussi matinale.

— Vous êtes tout excusé.

— Soyez-en remerciée ! Je craignais, voyez-vous… qu’une… décision soudaine vous ait déjà fait quitter Cannes. Ce dont j’aurais été… profondément malheureux.

En fait, il n’avait pas l’air à son aise. Entre ses favoris légers, son aimable visage était tout retourné et Alexandra aurait juré qu’il y avait des larmes dans ses yeux. Visiblement, il avait besoin d’aide.

— Si je peux quelque chose pour vous, dit-elle d’un ton encourageant, n’hésitez pas à me le demander. Excusez ma franchise mais vous avez l’air bouleversé. Les événements imprévus d’hier soir, je pense ?

Au mépris de tout protocole, il tira un mouchoir de sa poche et s’épongea le front :

— Vous n’imaginez pas à quel point ce fut horrible ! soupira-t-il. Nous avons d’abord dû essuyer une manifestation de l’Association des Amis de la Libre Pensée associée à je ne sais quelle loge de matérialistes qui s’est traduite par la chute imprévue d’un conseiller référendaire dans la fosse d’orchestre. Nous avons eu beaucoup de mal à expulser tous ces gens et à retrouver le silence et le recueillement sans lesquels aucun médium ne saurait entrer en transe. Cette malheureuse Eusapia n’y arrivait d’ailleurs pas. Il n’y a eu aucun phénomène intéressant et pas l’ombre d’une matérialisation, si j’ose m’exprimer ainsi. Elle a répondu à quelques questions et puis… et puis il y a eu ce… ce drame.

Il prit un temps puis, avec une grande timidité :

— Puis-je vous demander comment… comment se porte miss Forbes, ce matin ?

— Je n’en sais rien. Elle dort encore. Mais hier au soir c’était affreux. Elle était malade de honte, se proclamait déshonorée.

— Déshonorée ? Mais je ne vois pas du tout pourquoi ?

— Vous êtes un homme, vous ne pouvez pas comprendre. Elle a été bouleversée de voir resurgir un épisode lointain et douloureux. En outre, elle est persuadée d’avoir causé un affreux scandale. Elle dit qu’elle n’osera plus jamais vous regarder en face, Mlle Mathilde et vous…

Comme si un ressort venait de se détendre dans sa personne, M. Rivaud se leva soudain, enfila ses gants et s’inclinant devant Alexandra :

— Mrs Carrington, dit-il avec gravité, puisque vous êtes ici la seule représentante de votre famille, j’ai l’honneur de vous demander la main de miss Forbes, votre tante…

De saisissement, Alexandra se laissa choir sur un banc qui, par bonheur, se trouvait là.

— Vous voulez épouser tante Amity ?

— Je n’ai pas de plus cher désir. Depuis que je la connais, j’ai conçu pour elle une profonde tendresse renforcée d’un infini respect. Nous aimons être ensemble et elle possède un extraordinaire sens de l’humour. Ma sœur partage en grande partie ces sentiments.

— Vous voulez épouser tante Amity ! répéta Alexandra qui ne s’en remettait pas.

— Est-ce si difficile à admettre ? Nous ne sommes jeunes ni l’un ni l’autre et nous avons tous deux suffisamment souffert de la vie pour savoir qu’elle nous offre peut-être une chance non négligeable. J’ajoute que je possède assez de fortune pour offrir à ma femme la vie qui lui plaira.

Mrs Carrington gardant toujours le silence, il ajouta, un peu gêné à présent :

— Évidemment, je comptais attendre encore un peu pour lui faire cette proposition mais… les événements d’hier l’ont tellement bouleversée que j’ai eu peur… de la perdre. C’est pourquoi je me suis permis de venir si tôt. Je serais navré si ma demande… vous déplaisait en quoi que ce soit et je… je comprendrais très bien que vous refusiez… d’en faire part à miss Amity. J’aurai alors l’honneur, ajouta-t-il d’un ton devenu soudain très ferme, de la lui présenter en personne. Même si, pour cela, je dois la suivre jusqu’à Philadelphie. Je… je l’aime ! Voilà ! Vous savez tout !

L’allure était martiale mais Nicolas Rivaud avait tout de même les larmes aux yeux et le cœur d’Alexandra fondit. Elle se releva, prit l’excellent homme aux épaules et l’embrassa sur les deux joues.

— Je lui présenterai votre demande dès qu’elle sera réveillée et j’espère sincèrement pouvoir, un jour prochain, vous appeler oncle Nicolas. Après la secousse d’hier rien ne pouvait lui faire plus de bien. Je crois qu’elle partage vos sentiments.

— Oh, vraiment ?

— J’en suis à peu près certaine.

— Et… votre famille ? Comment prendra-t-elle ce mariage, à votre avis ?

— Honnêtement je n’en sais rien mais vous avez pour vous un atout important puisque l’un de vos ancêtres a combattu pour notre indépendance.

— Je ne vous remercierai jamais assez et je…

— Chut ! Nous verrons cela plus tard. Et pour changer de sujet, est-ce que votre policier est arrivé ?

— Oui. Il vous attend chez ma sœur. Peut-être, ajouta-t-il en tirant de son gousset une belle montre en or, est-il encore un peu tôt ? Nous avions dit onze heures. Il est vrai qu’il faut le temps de monter à la Croix-des-Gardes.

— Je vais vous dire ce que nous allons faire : rentrer à l’hôtel, afin que vous puissiez déguster en paix le bon café dont vous avez sans doute le plus grand besoin. Pendant ce temps, je parlerai à ma tante puis je vous rejoindrai tandis qu’elle se préparera. Si elle accepte de devenir Mme Rivaud, vous n’aurez qu’à revenir la prendre pour le déjeuner lorsque je m’entretiendrai avec le commissaire. Sinon…

— Sinon c’est moi qui viendrai déjeuner avec elle. C’est une cause pour laquelle je suis tout à fait décidé à me battre !

— Il est possible en effet que vous soyez plus convaincant mais je vous préviens : d’abord elle est têtue et ensuite il faut surtout éviter qu’elle vous croie animé par la pitié ?

— La pitié ? C’est une femme pour laquelle on doit pouvoir éprouver toutes sortes de sentiments mais certainement pas de la pitié…

En pénétrant un instant plus tard dans la chambre de sa tante, Alexandra pensa que Nicolas se trompait et que tante Amity pouvait être pitoyable : affalée plus qu’assise dans son lit, les cheveux en désordre et la figure sillonnée par de nouvelles larmes, elle trempait d’un air absent un croissant dans sa tasse de café et même l’y oubliait.

Alexandra vint s’asseoir au bord du lit, ôta prudemment la tasse qui menaçait de déborder sans obtenir d’ailleurs la moindre réaction puis, jugeant que les préliminaires n’étaient pas de mise et qu’il serait plus salutaire de frapper un grand coup, elle déclara paisiblement :

— Je viens de voir M. Rivaud. Il m’a demandé votre main.

Il y eut un silence, troublé seulement par un reniflement. Puis, Amity souleva péniblement ses paupières et offrit à sa nièce un regard d’épagneul battu. Enfin, Alexandra entendit :

— Il a demandé quoi ?

Pensant qu’on l’avait mal entendue, la jeune femme haussa la voix :

— Votre main ! Il veut vous épouser parce qu’il vous aime. Et moi je trouve ça très bien ! Alors cessez de pleurer !

— Ne criez pas ainsi, je ne suis pas sourde ! fit miss Forbes et, un instant plus tard, elle éclatait en sanglots tout en jaillissant de son lit avec tant d’impétuosité que le contenu du plateau se renversa, partie sur sa chemise de nuit, partie sur les draps puis elle se jeta dans les bras de sa nièce… qui n’eut plus qu’à aller se changer après avoir tout de même réussi à démêler des propos confus de sa tante qu’elle s’estimait la femme la plus heureuse du monde ou quelque chose d’approchant. Ce qui n’était pas autrement évident…

Un moment plus tard, ravissante dans une robe de foulard blanc ornée de pois multicolores et sous un chapeau de paille d’Italie soutenant un vrai parterre de fleurs, Alexandra rejoignait M. Rivaud qui avalait, d’un air absent sa quatrième tasse de café et devenait nerveux.

— Oncle Nicolas, dit-elle gaiement, je crois que vous allez pouvoir nous offrir du champagne à midi !

— Et ce fut lui, cette fois, qui lui tomba dans les bras. En pleurant.


Le commissaire Langevin fit à Alexandra l’effet d’un homme uniformément gris : le costume, les yeux, la moustache et la barbiche. L’expression normale de son visage était la lassitude et il semblait toujours sur le point de succomber au sommeil. Néanmoins, il ne fallait pas s’y fier : sous son air endormi, il couvait des réactions aussi brutales qu’imprévues.

Assis au centre d’un petit salon tendu de toile de Jouy derrière une table de jeu à pieds de biche garnie de velours vert rayé, il écoutait Alexandra lui raconter comment elle avait été amenée à tirer le signal d’alarme du Méditerranée-Express :

— Il m’arrive rarement de voyager seule, expliquait-elle, et je ne suis pas habituée aux trains français. J’ai été prise… d’une crise de claustrophobie dans ce compartiment trop bien fermé. Je me sentais étouffer…

— Vous pouviez aller dans le couloir, ou même retourner au wagon-restaurant.

— Sans doute mais c’était insuffisant. Il aurait bien fallu que je rentre dans cette boîte capitonnée à un moment ou à un autre.

— C’est bien la première fois que j’entends une voyageuse se plaindre du confort d’un sleeping. Si vous vous sentiez souffrante, vous pouviez aussi descendre à Dijon ?

— Je sais, soupira la jeune femme, mais je pensais que cela passerait.

— Et cela n’a pas passé ?

— Non. C’est même devenu insupportable. Alors…

Le relatif silence d’une pièce ouverte largement sur un jardin empli de chants d’oiseaux s’établit entre les deux personnages. Sous ses paupières à peine soulevées, Langevin contemplait en artiste le délicat profil de cette femme ravissante qui se détachait sur le velours vert de la profonde bergère à oreilles où elle était assise. Sous la masse lumineuse de ses cheveux elle avait quelque chose d’irréel et le policier estima que cette Américaine était sans doute l’une des dix ou douze plus belles créatures du monde. Rien d’étonnant à ce qu’elle suscitât des passions et aussi des haines, leur contrepartie logique.