— Pourquoi ? Votre amitié pour son frère lui déplaît-elle ? fit Alexandra déjà prête à entrer en guerre.

— Quelle idée ? Mathilde Rivaud est une femme selon mon cœur et nous nous entendons parfaitement, sauf en ce qui concerne le spiritisme. Elle vous ressemble jusqu’à un certain point. Un esprit fort qui voit en Eusapia Palladino une simple farceuse. Par malheur, son frère semble à présent pencher de son côté…

— Un bon point pour lui ! Serait-il plus sérieux que je ne le pensais ?

— Sérieux, sérieux ! s’indigna miss Forbes. Est-ce vraiment la seule qualité qui vous séduise chez un homme ? Pour ma part je lui préfère la gentillesse, la courtoisie, la générosité de cœur, l’esprit et la fantaisie. Néanmoins, ajouta-t-elle avec un soupir, ce genre de penchant va très bien à l’épouse de Jonathan Carrington. Au fait, avez-vous reçu de ses nouvelles ?

Prise au dépourvu, Alexandra devint ponceau :

— Non !… Je ne sais pas ce qui se passe mais il n’a pas répondu à ma lettre. Naturellement… j’ai laissé des instructions au Ritz pour qu’on le dirige sur Cannes s’il arrivait…

— Vous y croyez encore, vous, à sa venue ?

— Et pourquoi pas ? Seule, une raison impérative a empêché Jonathan de m’accompagner dans ce voyage et je ne vois pas pourquoi il ne me rejoindrait pas.

Miss Forbes n’insista pas. La nervosité de sa nièce lui semblait de plus en plus suspecte et elle l’imaginait fuyant Paris pour ne pas avoir à répondre à une missive qui lui aurait déplu. Ce qui ne la mettait pas bien loin de la vérité. Jonathan devait commencer à regretter d’avoir laissé sa femme partir sans lui et il était beaucoup plus homme à réclamer son retour qu’à faire ses bagages pour venir s’ennuyer dans des pays qui ne lui plaisaient pas.

— Laissons votre époux où il est, conclut-elle, et voyons plutôt à vous procurer un séjour agréable et reposant ! La majorité des hivernants a quitté la Côte mais celle-ci n’en est que plus agréable. Vous n’êtes pas pressée de rentrer à Paris ?

— Oh non ! L’important est d’y être pour la grande semaine des Courses où nous rejoindrons les Orseolo avant de les accompagner à Venise.

— Vous tenez vraiment à y aller ? Je croyais que vous désiriez vous rendre à Vienne ?

— J’y ferai un saut après Venise. Ensuite j’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à rentrer en Amérique ? Moi je veux vivre cette fameuse nuit du Rédempteur que l’on dit magique. Mettons que ce sera mon dernier caprice européen ! Après… je rentrerai sagement à la maison.

Le ton amer et résigné acheva de renseigner miss Forbes. Elle alla passer son bras autour des épaules de sa nièce dont elle attira la tête contre la sienne :

— Vous savez bien que je vous aime, alors pourquoi voulez-vous me cacher la vérité ?

— La vérité ? Mais…

— Celle qui vous a blessée : non seulement le juge Carrington n’a pas l’intention de venir vous rejoindre mais il vous a priée de rentrer au bercail. La récréation a assez duré !

— Comment avez-vous deviné ?

— Cela lui ressemble tellement ! Et sachez que je vous approuve ! À présent, allez vous reposer ! C’est déjà beau que vous ne vous soyez pas endormie dans votre tasse de café…

Néanmoins, avant de gagner son lit, Alexandra descendit au bureau de Mr Ellmer pour confier ses bijoux au coffre-fort de l’hôtel comme elle avait l’habitude de le faire. Et c’est en ouvrant la mallette pour en donner le détail qu’elle s’aperçut qu’on lui avait volé sa parure d’émeraudes et le médaillon de jade blanc.

Devant ce désastre, Mr Ellmer, indigné, s’attendait à une légitime explosion de colère. Or, il n’en fut rien. Simplement, Alexandra se laissa tomber dans le fauteuil de son bureau et éclata en sanglots.


Nicolas Rivaud reposa l’étroite et longue fourchette à l’aide de laquelle il venait de décortiquer habilement sa langouste et considéra Alexandra avec sympathie.

— Je continue à penser que vous devriez malgré tout prévenir la police. Pas celle d’ici, bien sûr, qui n’est pas fort active mais au moins la Sûreté afin qu’elle mène une enquête sérieuse. Le vol que vous subissez est important.

— Très. Néanmoins je ne comprends pas que l’on se soit limité à ce collier et à ce pendentif. Il y avait plusieurs autres pièces de grande valeur…

— Je trouve, moi, que c’est assez malin. S’emparer de la mallette aurait donné aussitôt l’alerte. La vider aussi car vous auriez senti une différence de poids. Le plus étonnant est que la serrure n’ait pas été forcée. C’est, de toute évidence, du travail de professionnel. Je dirais même de grand professionnel !

— Nicolas ! s’indigna tante Amity. Vous ne voudriez pas qu’on le décore par hasard ? Ce ton admiratif !

— Je n’admire pas : je constate et cela peut avoir de l’importance. Ainsi je dis qu’il faut porter plainte. Cette méthode habile porte peut-être la signature d’un voleur connu de la police et je vous propose de faire appel à l’un de mes bons amis, le commissaire principal Langevin. Si quelqu’un peut retrouver vos joyaux, c’est lui. Laissez-moi lui téléphoner…

— Bonne idée, fit miss Forbes. Mais d’abord récapitulons : vous dites que, de tout le voyage, vous n’avez pas ouvert votre boîte à bijoux ?

— Non. Je l’ai garnie au coffre du Ritz, je l’ai fermée à clef, j’ai mis la clef dans mon sac et je n’y ai plus touché avant de me rendre tout à l’heure chez Mr Ellmer. Je ne vois pas quelle occasion j’aurais pu avoir de porter des diamants, des rubis ou des émeraudes en cours de route ? Les perles que j’avais au cou étaient bien suffisantes, même pour un train de luxe.

— Bien, fit M. Rivaud. Et dans le train qu’en avez-vous fait ? Vous ne l’avez pas emportée au wagon-restaurant, je suppose ?

— Non. J’avais toute confiance dans ma serrure et aussi dans la surveillance du train. Je me suis contentée de la glisser sous ma couchette et je n’ai d’ailleurs pas été très longtemps absente. Je n’avais pas très faim…

— Ce soir non plus, apparemment, remarqua tante Amity. Mangez donc votre langouste grillée, Alexandra, elle est exquise.

— Je sais mais j’avoue que j’ai un peu l’appétit coupé.

— C’est tout naturel, fit M. Rivaud avec un bon sourire. Ces pièces vous étaient très précieuses, sans doute ?

— Je l’avoue. Mon époux m’avait offert cette parure d’émeraudes qu’il avait achetée à une vente chez Christie. Elles ont une valeur historique car elles appartenaient à cette princesse aztèque dont Cortés fit sa compagne…

— La belle Malinche, précisa M. Rivaud un rien content de lui-même devant l’air admiratif de ses compagnes. Je comprends que vous y teniez. C’est le cadeau royal d’un époux sans doute très épris… Et l’autre joyau ?

— Il a une longue histoire, fit Alexandra un peu gênée en se décidant à attaquer sa langouste presque froide. Je l’ai acheté à Pékin, peu avant le siège des Légations. Un très beau médaillon en jade blanc serti d’or…

— Un jade blanc ? Mais la vente en est interdite en Chine ? Ils sont l’apanage de la famille impériale. Comment avez-vous fait…

— Oh… un coup de chance !

— C’est la raison pour laquelle ma nièce a toujours considéré ce bijou comme son porte-bonheur.

— J’espère sincèrement que vous les retrouverez. Permettez-moi néanmoins encore une ou deux questions. Ce sera toujours autant que vous n’aurez pas à apprendre à Langevin…

— Vous pensez qu’il viendra m’interroger ?

— J’en suis persuadé. Voilà plusieurs années déjà qu’il cherche à mettre la main sur un audacieux voleur de bijoux qui semble d’ailleurs avoir un faible pour les émeraudes. Vous allez l’intéresser prodigieusement… Alors, si vous le voulez bien, revenons-en à votre voyage ! Après votre descente du train, qu’est-il advenu de votre cassette ?

— Je ne l’ai pas lâchée. Pas un instant. Même pour visiter Beaune je l’avais avec moi et pour les repas aussi. Je n’avais pas vraiment confiance dans les défenses de l’hôtel où je suis descendue.

— Vous auriez pu, sourit M. Rivaud. Il y a un coffre-fort dans cet établissement, qui est fort bien tenu et que je connais d’ailleurs.

— Existe-t-il en France et même en Europe un hôtel, un restaurant ou autre chose d’agréable que vous ne connaissiez pas ? dit miss Forbes en riant. Vous devriez écrire un guide pour vos amis… mais il me vient une idée : demain soir j’emporterai l’un des gants que vous portiez pendant votre voyage, Alexandra. Peut-être qu’Eusapia Palladino pourra nous dire quelque chose sur votre voleur. Je crois qu’en Italie elle a déjà aidé la police.

— Pourquoi pas ? dit Nicolas Rivaud. Cela ne coûte rien d’essayer. En attendant, je vais téléphoner à Langevin. Veuillez m’excuser un moment !

Tandis qu’il rentrait à l’intérieur du bâtiment, Alexandra se laissa aller contre le dossier de son fauteuil en rotin blanc et ferma les yeux pour sentir la brise venue de la mer caresser son visage. M. Rivaud, pour la distraire un peu, les avait emmenées, Amity et elle, dîner sur la terrasse du Cercle nautique dont l’élégante façade blanche couronnée de balustres et d’un fronton triangulaire faisait face à la Méditerranée. Possédant un voilier ancré dans le port de Cannes, M. Rivaud était vice-président de ce club sélect et très britannique où les femmes n’étaient admises que pour le dîner.

Alexandra appréciait cette initiative qui l’éloignait de la curiosité des gens de l’hôtel et elle admettait volontiers que ses préventions concernant Nicolas Rivaud étaient tout à fait injustifiées. C’était l’un de ces vieux messieurs charmants, cultivés, sympathiques et un rien vieille France comme elle les appréciait et elle comprenait à présent que tante Amity lui eût donné son amitié. Sa compagnie devait la changer de celle de ses amies de Philadelphie et des quelques hommes qu’une demoiselle célibataire pouvait se permettre de rencontrer.