Sans même lui laisser le temps de répondre, elle embrassa sa nièce avec autant de chaleur que si elle arrivait d’une croisade en Terre sainte et ce ne fut qu’après une ou deux minutes que celle-ci, touchée d’ailleurs pour cet accueil, réussit à placer un mot :

— Vous n’étiez pas censée être au courant de ma venue, tante Amity ? Je voulais vous faire la surprise.

— Eh bien la surprise a été amère. En constatant avant-hier que vous n’étiez pas à l’arrivée du train, Mr Ellmer a téléphoné à Paris pour savoir si vous aviez changé d’idée. Le Ritz ayant confirmé votre départ sur le Méditerranée-Express, on m’a naturellement mise au courant.

— Nous avons regretté d’en venir là, coupa le directeur, car miss Forbes était dans tous ses états… Nous espérons, madame, qu’il ne vous est rien arrivé de fâcheux ?

— Rien du tout, sinon que j’ai fait un voyage affreux pour arriver jusqu’ici et que j’aimerais beaucoup gagner ma chambre… si toutefois vous me l’avez gardée.

— Étant en peine de vous, Mrs Carrington, nous ne nous serions pas permis d’en disposer. Surtout s’agissant d’une compatriote, conclut avec dignité Mr Ellmer qui, en effet, avait vu le jour de l’autre côté de l’Atlantique. Si vous voulez bien me suivre !

— Ne vous dérangez donc pas, fit miss Forbes. Je vais la conduire, moi ! Veillez plutôt à lui faire monter un petit déjeuner un peu sérieux ! Elle doit en avoir besoin.

— J’ai surtout besoin d’un bain et de vêtements frais. J’espère que mes bagages sont arrivés ?

Ils l’étaient et, selon le directeur, c’était même ce qui avait ajouté à l’inquiétude générale : pour qu’une dame élégante eût abandonné ses malles, il fallait qu’il lui fût arrivé quelque chose de grave : enlèvement ou accident. Alexandra l’ayant rassuré, ce fut avec un vif plaisir qu’elle gagna la grande chambre aux meubles laqués blancs et dont les fenêtres défendues par des stores à rayures jaunes ouvraient sur l’immensité indigo de la mer par-dessus un moutonnement gris et vert de chamaerops, d’agaves, d’araucarias, d’orangers et d’oliviers interrompu de pelouses d’un vert anglais d’où surgissaient des palmiers rares, des lauriers-roses foisonnants et les feuilles vernies des camélias défleuris. Par endroits, un bassin sommé d’un jet d’eau en forme de point d’interrogation auscultait le ciel avant de retomber en pluie scintillante sur les couronnes de primevères et de giroflées pourpres qui l’entouraient.

Charmée par ce paysage que ponctuaient, au large, des îles chevelues, Alexandra, oubliant sa fatigue et ses vêtements sales, s’avança jusqu’à la balustrade qui clôturait sa terrasse privée et s’y accouda un instant.

— J’aurais dû venir plus tôt, soupira-t-elle. C’est magique ici.

— Vous avez tout le temps de vous y habituer. Par contre moi j’aimerais bien savoir pour quelle raison vous avez jugé bon d’arrêter votre train en actionnant le signal d’alarme ?

— Comment diable savez-vous ça ? exhala Mrs Carrington stupéfaite.

— Le plus simplement du monde. Devant mon inquiétude, mon excellent ami, M. Rivaud, s’est rendu au siège niçois de la Cie Internationale des Wagons-Lits pour tenter de savoir pourquoi, étant montée dans le Méditerranée-Express à destination de Cannes, vous n’en étiez pas ressortie une fois à destination. Et il a appris l’arrêt imprévu que vous avez imposé au train.

— Qu’aviez-vous besoin de vous tourmenter, alors, puisque vous saviez que j’étais descendue en Bourgogne ?

— Vous plaisantez, je pense ? Je me suis tourmentée cent fois plus encore en me demandant ce qui avait pu vous obliger à ce geste incroyable…

Abandonnant sa contemplation, Alexandra tourna le dos au panorama et fit face à sa tante :

— Je vous raconterai tout plus tard… peut-être ! Pour l’instant, j’ai besoin de repos, d’eau chaude et d’un bon café !

Un moment après, les deux femmes prenaient ensemble leur petit déjeuner sur la terrasse. Plus fine que ses allures brusques ne le laissaient supposer, miss Forbes évitait de poser de nouvelles questions mais observait discrètement Alexandra. De toute évidence celle-ci avait de gros soucis et il était possible qu’elle eût subi une épreuve. Ses yeux n’avaient pas leur vivacité habituelle et il y avait, au coin de sa bouche, un petit pli de lassitude qu’on ne lui connaissait pas. Pour rester dans les généralités, elle se contenta de demander des nouvelles des Orseolo, de Dolly et d’autres amis parisiens. Mrs Carrington répondait avec cette aisance machinale que donne une grande habitude du monde sans toutefois s’animer vraiment.

Mais lorsque miss Forbes entama le sujet de la visite à Versailles, la jeune femme qui se versait à cet instant une nouvelle tasse de café eut un mouvement si malheureux que la tasse se renversa, inondant le toast entamé qui attendait sur une assiette.

— Suis-je assez maladroite ? fit-elle avec un petit rire nerveux en repoussant le tout. Puis, elle soupira : Vous parliez de Versailles, je crois ?

— En effet ? L’avez-vous enfin visité ?

— Oui. La veille de mon départ. C’est tout à la fois magnifique et infiniment triste car, en dépit des efforts de M. de Nolhac, le conservateur, qui s’y dévoue corps et âme, il semble que les Français s’intéressent peu à ce témoin de leur ancienne splendeur. Les demeures du faubourg Saint-Germain sont beaucoup plus fastueuses et je ne vous cache pas que cela m’a choquée. Au fond, voyez-vous, je crois qu’il vaut mieux rêver les choses que les approcher de trop près.

— Vous voilà bien désenchantée, il me semble ? Bien sévère aussi. N’aimez-vous plus les Français ?

— Je me demande s’il n’est pas plus facile de les aimer de loin, eux aussi. Et, à propos de château, qu’est-ce que ceci ? ajouta Mrs Carrington en désignant, par-delà la terrasse, une sorte d’antique forteresse, un ensemble médiéval de tours et de courtines crénelées qui surgissaient à courte distance de l’hôtel d’un bosquet de palmiers et de mimosas.

— C’est le château des Tours et je crains bien que, pour les gens d’ici, ce ne soit une raison de ne pas nous apprécier autant que nous le méritons, nous autres Américains.

— Je ne comprends pas.

— C’est simple pourtant. Mr Ellmer que vous venez de voir a fait raser une grande surface du parc de ce manoir pour construire l’hôtel et, ce faisant, il a commis une manière de sacrilège aux yeux des Cannois.

— Et pourquoi donc ? C’est un château historique ?

— Pas vraiment. Oh, M. Rivaud vous expliquerait cela mieux que moi, néanmoins je vais essayer. Cette demeure a été celle de la duchesse de Vallombrosa dont le souvenir est vénéré ici à cause du bien immense qu’elle n’a cessé de faire aux déshérités. Elle est morte il y a une dizaine d’années je crois mais elle est toujours présente dans l’esprit et le cœur des gens d’ici. On l’appelait – on l’appelle toujours – la Duchesse comme s’il n’en existait pas d’autre au monde[5].

— Ce n’est pourtant pas ce qui manque en France, remarqua sèchement Alexandra. Il est vrai que celle-ci devait être italienne ?

Miss Forbes regarda sa nièce avec stupeur. Que s’était-il donc passé pendant qu’elle était seule à Paris ? N’osant pas formuler cette question, elle se contenta de remarquer :

— Décidément vous êtes amère ! Avez-vous pris en grippe tout à coup cette haute société où vous vous plaisiez tant ?

— Mais non, voyons ! Simplement je me sens un peu accablée par tant de titres ronflants dont on ne sait jamais ce qu’ils recouvrent vraiment. Ces gens semblent penser qu’ils sont d’une essence supérieure et qu’être comte, marquis ou duc donne tous les droits.

— Je vois ! fit tante Amity gentiment ironique. Vous traversez une période de simplicité. En ce cas, oublions Mme de Vallombrosa dont je vous signale tout de même qu’elle était française… et qu’une de ses aïeules, gouvernante des Enfants de France, a suivi la reine Marie-Antoinette dans sa fuite à Varennes et jusqu’à la prison du Temple.

Sans répondre, Alexandra quitta la table et alla s’appuyer à la balustrade qui fermait la terrasse. Elle était frappée de cet étrange concours de circonstances qui la ramenait toujours au souvenir de la reine martyre et elle en éprouva un peu d’angoisse comme si cette destinée tragique devait avoir des prolongements sur la sienne. Comme si tout se liguait pour rappeler le dangereux mirage dont Jean de Fontsommes l’avait enveloppée dans les jardins de Trianon.

Ignorant qu’il avait quitté le train à Dijon, elle contempla avec une sorte de crainte les tours rousses à demi recouvertes d’aristoloches et de bougainvillées. Allait-il surgir à présent de ce parc avec ses mots trop tendres et ses yeux ardents ? Et si cela arrivait, aurait-elle encore le courage de fuir ?

Au bout d’un instant, elle tourna le dos au parc et revint vers sa tante :

— Si vous me parliez un peu de vous ? Était-elle intéressante cette voyante qui vous a fait venir ici ?

— Plus qu’intéressante. C’est une étonnante créature mais le terme de voyante ne lui convient pas. Il faut dire plutôt un médium prodigieux dont la puissance agit sur les meubles les plus lourds qu’elle déplace sans peine en dépit d’une évidente fragilité. Elle peut même entrer en lévitation et autour d’elle les esprits se matérialisent. Une expérience… très impressionnante ! Mais vous pourrez le constater par vous-même car il y aura encore une séance demain soir, à la villa Fiorentina.

— Non merci. Vous savez ce que je pense de toutes ces manifestations censées venir de l’au-delà. Naturellement, votre M. Rivaud en est aussi entiché que vous ?

— Eh bien non. L’autre soir, après la séance, il semblait soucieux, mal à l’aise. Je crois qu’il a des doutes touchant la véracité des phénomènes paranormaux. Il a même avancé le mot de truquage. Nous… nous nous sommes presque disputés. Ce qui a beaucoup fait rire sa sœur.