Désespérant de pouvoir dîner tranquille, Mrs Carrington expédia son dessert, but son chablis jusqu’à la dernière goutte en posant sur son vis-à-vis un regard de défi puis quitta le restaurant en demandant qu’on lui serve son café dans son compartiment.
En son absence, son lit avait été préparé mais elle n’avait aucune envie de se coucher si tôt. Elle enleva le léger mantelet de soie vert amande rayée de blanc assorti à la robe qui couvrait ses épaules puis ôta les longues épingles qui fixaient son chapeau et les piqua dans un coussinet de velours brun disposé à cet effet devant la glace. Un serveur apparut à cet instant avec le café qu’elle avait demandé, releva une tablette et posa le petit plateau d’argent, emplit la tasse, salua et sortit.
Assise près de la fenêtre, Alexandra dégusta l’odorant breuvage en regardant la campagne française s’enfoncer dans la nuit. Elle avait baissé la lumière et ouvert les rideaux afin de mieux voir. Elle avait plaisir à découvrir une région inconnue comme cette vallée de l’Yonne ponctuée de vieilles églises et de nobles châteaux dont elle entrevoyait quelques lumières en essayant d’imaginer les gens dont elles éclairaient la table familiale ou la quiétude d’un salon aux fenêtres ouvertes sur la douceur du soir. Parfois c’était une ferme où des femmes en coiffe et en tablier, des hommes en blouse revenaient de s’occuper des bêtes. Il y avait beaucoup de verdure, des fleurs aussi mais il faisait de plus en plus sombre et, bientôt, la jeune femme ne distingua plus rien. Elle ralluma, alors, mais sans refermer les rideaux. Elle n’aimait pas beaucoup, en effet, qu’un espace réduit fût entièrement clos. Il serait bien assez tôt lorsqu’elle se coucherait.
Avec un soupir de satisfaction, elle se réinstalla confortablement et prit son livre. Elle aimait beaucoup les bêtes et les petites scènes imaginées par Mme Colette Willy l’enchantaient mais il était écrit que la tranquillité ne serait pas son lot ce soir-là et qu’elle n’avancerait pas beaucoup dans la connaissance de Kiki-la-Doucette et de Toby-chien : la porte qui faisait communiquer son compartiment avec le voisin s’ouvrit brusquement et le duc de Fontsommes parut.
— Bonsoir ! dit-il sobrement.
La stupeur et l’indignation clouèrent un instant Mrs Carrington à son siège mais ce fut vraiment très bref. Bondissant sur ses pieds elle fit face à l’intrus :
— Vous ici ?… Et qui vous permet d’entrer chez moi ?… Sortez ! Sortez à l’instant ou j’appelle !
L’explosion de colère, bien naturelle, de la jeune femme ne parut pas l’émouvoir.
— Vous m’avez traité hier d’une façon que je ne peux admettre… Il fallait que je vous voie, que je vous parle…, et vous ne m’avez guère laissé le choix puisque vous avez refusé de me recevoir.
C’était vrai mais Alexandra s’estimait parfaitement en droit d’agir ainsi et elle le dit sans ambages :
— Qu’espériez-vous d’autre ? Vous vous êtes comporté envers moi d’une façon indigne. Vous m’avez…
— Je vous ai embrassée… comme j’en avais envie depuis des jours, des nuits, des semaines ! À présent je ne peux plus taire ce que je ressens. Je vous en supplie, venez un instant à côté !
— Que j’aille chez vous, moi ?
— Ce n’est pas chez moi. J’ai loué ce compartiment au nom d’une dame qui n’existe pas et qui, bien entendu, n’a pas pris le train. Moi j’habite le compartiment suivant. Dans celui-là vous ne trouverez que des fleurs.
Sans se retourner, il repoussait d’une main le battant, laissant voir un véritable buisson de roses.
— Vous voyez ? Ce n’est pas une chambre mais un salon. Je vous en supplie, venez vous y asseoir un instant. Juste le temps de m’écouter…
— N’y comptez pas ! Ce serait manquer à ma dignité.
— Votre dignité ? Vous n’avez que ce mot-là à la bouche ! Et la mienne, qu’en faites-vous ? Croyez-vous que j’aie pour habitude de poursuivre une dame, une vraie, pour satisfaire un simple désir ? Le jour où je vous ai vue, boulevard de la Madeleine, vous m’avez ébloui, charmé, ensorcelé… Votre blondeur vous faisait rayonnante et si j’ai osé vous suivre, ce n’était pas le réflexe machinal d’un homme émoustillé par une jolie fille, mais un besoin impératif. Il me semblait que, si je vous perdais, il manquerait toujours quelque chose à ma vie…
— Vous ne dites pas la vérité car vous m’aviez perdue. Cela ne vous a pas empêché de vous montrer chez Maxim’s avec cette superbe créature… Liane de Pougy, je crois ?
— Comme vous pouvez être injustes, vous les femmes ! Liane est une amie, une femme exquise que son art de vivre, sa piété et ses sentiments placent bien au-dessus de sa condition… Elle pourrait être princesse et, d’ailleurs, le sera peut-être…
— Je vois. Vous cherchiez auprès d’elle une consolation à votre chagrin de m’avoir perdue ?…
— Si étrange que cela vous paraisse, c’est un peu ça… mais, par grâce, laissez un peu votre cuirasse d’Américaine trop sûre d’elle et essayez un instant, rien qu’un instant, d’être un peu humaine. Une femme comme les autres, sensible, fragile, capable d’un peu de faiblesse…
— Soyez logique avec vous-même ! Si j’étais une femme comme les autres, seriez-vous ici ? J’attends d’ailleurs que vous m’expliquiez ce que vous venez y faire.
— Je vous l’ai dit : vous parler, vous prier…
— Me surprendre surtout et mener à bien je ne sais quelle basse entreprise de séduction ?
La flamme passionnée qui brûlait dans les yeux du jeune homme se chargea de colère :
— En ce cas, madame, je serais venu plus tard et je vous aurais trouvée sans défense.
— Oh !… Quelle inqualifiable audace ! Vous auriez pu entrer chez moi et…
— Et vous faire mienne sans que vous puissiez seulement résister ! Et peut-être qu’en découvrant quelle femme sommeille au fond de vous-même vous me l’auriez pardonné.
— Jamais ! Oh non, jamais ! Quelle horreur !
— J’aurais pu faire cela en effet si je vous aimais moins. Seulement je vous aime…
— Vous m’aimez, vous ? fit la jeune femme en essayant un petit rire qui sonna faux.
— Est-ce si difficile à croire ! Alexandra… soyez un instant honnête envers vous-même ! N’avez-vous pas tout fait pour me conduire à vos pieds ? Votre coquetterie…
— Pourquoi ne serais-je pas coquette puisque vous voulez bien m’accorder quelque beauté ?
— Coquette… et hypocrite ! Ou bien les hommes de votre pays n’ont pas de sang dans les veines ou bien ils sont faits d’un métal que j’ignore. Comment ne pas devenir fou quand une adorable femme vous enveloppe jour après jour de son parfum, de ses sourires ; quand elle s’abandonne dans vos bras au rythme de la valse en fermant à demi ses beaux yeux, quand vous voyez ses lèvres s’entrouvrir si près des vôtres ? Tout Paris sait que je suis amoureux de vous, alors ne venez pas me dire que vous l’ignoriez ?
Il y eut un petit silence. À cet instant, la passion transfigurait Fontsommes. Jamais Alexandra ne l’avait vu aussi beau… ni aussi dangereux… Elle eut envie, tout à coup, de laisser tomber ce qu’il appelait sa cuirasse, de tendre les bras vers lui, de se laisser saisir, emporter, noyer dans les flots brûlants de cet amour que son corps jamais éveillé aspirait à connaître. Sous le satin du corset et les dentelles de son décolleté, son cœur s’affolait et ne demandait qu’à se rendre mais son orgueil, une fois de plus, vint à son secours.
— J’avoue que je l’espérais, soupira-t-elle, mais aussitôt elle ajouta : J’ai peur que vous ne réussissiez jamais à nous comprendre, nous les Américaines. C’est vrai que… nous ne détestons pas côtoyer le danger. Nous sommes incapables de nous refuser ce que nous appelons an admirer, un admirateur, mais, chez nous, le jeu est bien établi et cela une fois pour toutes.
— Cela veut-il dire que, chez vous, un homme accepte de se laisser berner, ridiculiser, transformer en petit chien de manchon sans jamais protester ?
— Mais bien sûr. C’est déjà un grand honneur d’être admis par une femme belle et distinguée à l’escorter et à lui rendre tous les petits soins qui font la vie si agréable…
Jean la regarda avec une stupeur non déguisée. Les horizons qu’elle lui ouvrait dépassaient son entendement.
— Et vos… admirateurs ne demandent jamais rien de plus en échange de leurs attentions ?
— Bien sûr que non. Il arrive parfois, hélas, qu’une dame oublie ses devoirs et se laisse aller à donner plus qu’il ne convient mais alors il faut qu’elle prenne grand soin de se cacher sinon il y va de sa situation mondaine, de son rang dans la société…
En dépit de son étonnement, le duc ne put s’empêcher de rire :
— Je commence à croire que vous avez suscité une nouvelle race d’hommes et une race qui, je l’espère, demeurera essentiellement transatlantique.
— Je ne connais personne qui se plaigne de cet état de choses, fit-elle avec dignité. Nos maris nous savent honnêtes, et comme en général ils travaillent, ils ont l’esprit libre tandis que rien ne nous empêche de nous amuser un peu avec une entière tranquillité de conscience.
— Et vous appelez ça une civilisation ? Je ne m’étonne plus que tant de vos compatriotes choisissent de se marier en Europe…
— C’est stupide et je le désapprouve. Ces malheureuses sont attirées par je ne sais quel besoin de connaître autre chose, de frôler peut-être ces mondes raffinés mais forcément décadents, de s’approprier des noms ronflants, des titres prestigieux…
— Vous n’ajoutez pas que cela leur coûte cher ? ricana-t-il. Ce qui n’est pas toujours vrai, sachez-le ! Un Orseolo, par exemple, s’intéressait fort peu à la dot de sa femme et leur mariage a été ce qu’il devrait toujours être : l’union de deux êtres que l’amour pousse à se fondre l’un dans l’autre. Vous n’arriverez jamais à instaurer en Europe vos… coutumes étranges. Je ne sais si vous essayez de ressusciter l’amour courtois du Moyen Âge mais nous, les Français, les Italiens, les Espagnols, même les Anglais sommes faits d’une autre matière car nous savons depuis longtemps que le jeu d’amour, si on le joue avec celle que l’on aime, ouvre sur des instants miraculeux. Sentir frémir le corps d’une femme adorée, regarder, éperdu de bonheur, ses yeux pâlir dans l’émoi du premier don d’elle-même…
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