— Alors vraiment, dit-elle avec beaucoup de gentillesse, vous ne voulez pas venir avec moi respirer le myrte et l’eucalyptus ?

— Serez-vous longtemps absente ?

— Pas plus de deux semaines, je pense.

— Alors, je vous souhaite bon voyage ! Quand partez-vous ?

— Demain en fin d’après-midi par le Méditerranée-Express qui est, paraît-il, le train le plus agréable du monde avec l’Orient-Express.

— Qui vous a dit cela ? M. Rivaud ? fit Alexandra doucement taquine.

— Bien sûr. Sa carrière d’ingénieur des Mines l’a amené à parcourir le monde. Il a beaucoup voyagé, ce qui d’ailleurs ne lui en a pas fait perdre le goût…

— Il n’a sûrement pas voyagé chez nous, sinon il saurait que les meilleurs trains du monde ce sont les nôtres, conclut la jeune femme chez qui le chauvinisme ne perdait jamais ses droits.

Ayant horreur des adieux sur un quai de gare où l’on « débite des pauvretés de part et d’autre d’une portière parce que l’on ne sait plus quoi se dire », tante Amity partit le lendemain comme elle l’avait annoncé. Elle et Alexandra ne prirent même pas ensemble le dernier déjeuner car la jeune femme était invitée par Dolly d’Orignac à un lunch-bridge de dames. Mrs Carrington aimait beaucoup ces petites réunions où, les hommes étant exclus, personne ne se croyait obligé de minauder ou de faire du charme : on pouvait s’amuser simplement.

Néanmoins, elle s’y montra distraite, joua plutôt mal et dut s’en excuser auprès de ses partenaires, chose qu’elle détestait.

— C’est le départ de miss Forbes qui vous soucie ? demanda Dolly avec gentillesse.

— Non, pas du tout. Elle ne s’absente d’ailleurs pas pour longtemps. Peut-être ai-je un peu de migraine.

Il était difficile d’avouer qu’elle pensait à la soirée que la divine comtesse Greffuhle donnait dans ses salons de la rue d’Astorg en l’honneur de la chanteuse Lina Cavalieri et qu’elle se demandait si Fontsommes y serait. Elle était trop honnête pour ne pas admettre qu’elle l’avait délibérément vexé, cependant elle ne supportait pas sa réaction : il avait une façon de mêler compliments et paroles désagréables qui n’appartenait vraiment qu’à lui seul ! Alexandra était fermement décidée à lui faire passer cette manie.

Sachant à merveille préparer ses armes, elle fit une très jolie toilette qui lui prit beaucoup de temps, se para d’une robe princesse en satin blanc brodé d’or et posa dans ses cheveux un diadème fait de menues feuilles d’or et de perles, assorti au collier qu’elle disposa sur sa gorge. Le grand miroir lui renvoya une image qui semblait venue du Quattrocento et que certainement Botticelli eût aimé peindre. C’est d’ailleurs ce que lui dirent Gaetano Orseolo et Robert de Montesquiou qu’elle rencontra dans le grand vestibule de l’hôtel Greffuhle mais tout cela ne lui servit à rien. Elle fut très entourée, causa avec grâce mais n’écouta la célèbre cantatrice que d’une oreille distraite, espérant toujours voir apparaître une silhouette bien connue qui ne vint pas.

En rentrant au Ritz, elle se sentait étrangement fatiguée et attribua cela à la chaleur qui régnait rue d’Astorg pour le confort personnel de la Cavalieri mais il y avait autre chose : la chambre de tante Amity privée de son occupante lui donna une impression de tristesse et elle regretta un instant de n’être pas partie avec elle.

Sentiment fugitif. Elle n’était pas femme à s’appesantir longtemps sur ses déconvenues :

— Je suis venue ici pour m’amuser, décréta-t-elle tout haut en commençant à ôter ses bijoux, et ce n’est pas cet imbécile prétentieux qui va me gâcher mon plaisir. Il n’est pas, Dieu merci, le seul à me faire la cour.

Ce soir, en effet, le prince de Sagan s’était particulièrement intéressé à elle. Il l’avait fait en termes délicats et flatteurs qui la changeaient agréablement de la galanterie spasmodique de Fontsommes. En attendant l’arrivée de Jonathan, elle songerait à l’utiliser au mieux… Et sur cette belle résolution, elle alla se coucher après avoir pris un léger calmant.

Le lendemain, pleine de vitalité et d’optimisme, elle décida de se rendre chez un antiquaire du quai Voltaire pour voir un clavecin ancien dont on lui avait parlé. Depuis longtemps, elle souhaitait acquérir l’un de ces jolis meubles qui sont, à eux seuls, l’ornement d’un salon. Elle prit donc une voiture et se fit conduire à l’adresse indiquée.

L’instrument, en vernis Martin d’un jaune doux, était ravissant et, tout de suite, Alexandra imagina la place où elle l’installerait. Le son en était frêle et cristallin comme la voix d’une très vieille personne venue du fond des âges. L’antiquaire était un homme âgé, élégant et distingué. Comprenant qu’il avait affaire à une cliente sérieuse, il n’essaya pas d’en profiter. Au contraire, il sembla s’attacher à faire ressortir les défauts du clavecin tant et si bien que Mrs Carrington finit par remarquer :

— On dirait que vous n’avez pas vraiment envie de me le vendre ?

— C’est un peu vrai, madame. Pardonnez-moi, je vous en prie, mais vous êtes américaine…

— En effet. Serait-ce un défaut ?

— Nullement et je souhaiterais que toutes vos compatriotes vous ressemblent mais, voyez-vous, cet instrument vient du château de Montreuil, près de Versailles. Il appartenait à Madame Elisabeth, la sœur de notre pauvre Louis XVI, et je vous avoue que la pensée de le voir partir aussi loin…

— Vous avez la mémoire courte, mon cher Couturier ! Vous oubliez que j’ai acheté ce clavecin ? Il ne saurait donc être question de le vendre, fût-ce à la plus jolie des femmes.

Alexandra se retourna et reconnut instantanément celui qui s’immisçait dans la conversation : mince, blond, rose, sanglé dans sa jaquette comme dans un justaucorps, d’une beauté d’ange dédaigneux jointe à la fierté d’un paladin, le comte Boniface de Castellane venait de faire son apparition et s’avançait vers la jeune femme qu’il salua comme il saluait les reines dans le fabuleux palais rose qu’il venait de faire construire avenue du Bois :

— Votre serviteur, Mrs Carrington ! Je considérerais cette rencontre comme une faveur du Ciel si je ne devais m’y opposer à l’un de vos désirs. Ce dont je suis, croyez-le bien, tout à fait désolé…

— Si vous l’êtes tellement, abandonnez-moi cet instrument ! riposta la jeune femme.

— Voilà justement où le bât blesse. Il s’agit, pour vous, d’un « instrument » alors que, pour moi, c’est l’âme d’une princesse malheureuse que renferme ce clavecin et je ne crois pas que Madame Elisabeth se plairait à New York. De toute façon, il est trop tard et je venais tout justement pour régler cet achat…

— Monsieur le comte, commença l’antiquaire qui n’avait pas l’air tellement au courant, je pense qu’il s’agit d’une méprise et…

La voix de « Boni » claqua alors comme un coup de fouet :

— Une méprise, vraiment ? Il me semblait que depuis longtemps nous avions appris à parler le même langage, vous et moi ? Ou bien avez-vous la mémoire si courte ? Je destine ce clavecin au salon de musique de mon château du Marais.

Peu décidée à lâcher prise, Alexandra allait protester quand des cris éclatèrent à l’extérieur et attirèrent les trois personnages vers la vitrine où régnaient, solitaires et magnifiques, un petit bureau Mazarin d’écaille et de cuivre dû au talent de Charles Boulle et une précieuse tapisserie des Flandres. Au-dehors se jouait un drame : lancé de toute sa vitesse, un omnibus fonçait sur une vieille femme qui marchait avec peine et qui, probablement sourde, ne l’entendait pas plus que les cris des passants. Un homme alors s’élança. Au risque d’être écrasé avec elle, il saisit la vieille femme à bras-le-corps et l’emporta de l’autre côté de la rue. Le sol était mouillé d’une récente pluie et il glissa avant de s’abattre avec elle sur le trottoir à quelques pas du magasin d’antiquités. Tout de suite on s’attroupa mais déjà Alexandra était dehors et rejoignait le groupe bruyant. L’homme qui venait de jouer sa vie pour une inconnue était Jean de Fontsommes.

Elle eut à peine le temps de se pencher sur lui : déjà il se relevait et, ce faisant, son regard rencontra le visage pâle et les yeux inquiets de la jeune femme. Et soudain, il se mit à rire :

— Il faudra que je prenne des cours de comédie. Si j’avais su que vous étiez là, je serais resté à terre, inerte et les yeux clos en attendant que vous tentiez de me ranimer. Je vous aurais alors regardée d’un œil vague en balbutiant : « Où suis-je ? » comme il est de règle dans les bons romans…

— Ne plaisantez pas ! Vous auriez pu vous tuer.

— Me voyez-vous vraiment regarder sans broncher cette malheureuse se faire écraser sous mes yeux ? Accordez-moi un instant : il faut que je m’occupe d’elle.

Avec un soin infini, il aida à relever la pauvre créature qui semblait plus étourdie que blessée et réussit à lui faire dire où elle habitait : rue Mazarine, c’est-à-dire pas très loin mais trop pour ce qu’elle venait d’éprouver :

— Que l’on m’arrête un fiacre ! ordonna-t-il. Je vais la raccompagner chez elle.

— N’en faites rien ! intervint Castellane qui avait rejoint le groupe, ma voiture est là : usez-en à votre gré, mon cher duc !

Le titre fit son effet sur la petite foule. Les femmes surtout regardèrent avec plus de douceur encore ce beau garçon si élégant.

— Merci, dit-il avec ce sourire qu’il savait rendre irrésistible, j’accepte volontiers, mon ami. Puis-je vous demander, en échange, de ramener Mrs Carrington chez elle ? Je la trouve bien pâle.

— J’ai eu si peur ! balbutia la jeune femme dont les joues étaient, en effet, blanches comme craie.

Fontsommes prit sa main et la baisa rapidement :

— Soyez-en remerciée.