— Vous n’oubliez qu’une chose, Mrs Carrington : je ne suis pas Fersen et vous n’êtes pas la reine !… À présent je vous demande excuses : j’aperçois Mme de Polignac et je désire aller la saluer.

Désinvolte et distant, il s’éloignait déjà quand elle le rappela :

— Jean !

Il s’arrêta net, saisi de l’entendre employer son prénom d’une voix où il décelait un léger tremblement, et revint lentement vers elle cependant qu’elle ajoutait avec plus de douceur :

— Il me semble vous avoir entendu m’appeler naguère… la reine Guenièvre ?

— Certes ! Le nom vous va. Il convient à votre beauté royale, à votre grâce un peu lointaine, à votre blondeur mais… cela ne veut pas dire que j’aspire au rôle de Lancelot. Pardonnez-moi !

À nouveau il s’écartait, rejoignait une femme ravissante, la comtesse Jean de Polignac dont Alexandra savait, pour l’avoir entendue dans un concert privé, qu’elle possédait une voix de pur cristal. La sirène accueillit Fontsommes d’un sourire éclatant puis, glissant sous le sien son bras haut ganté de satin blanc, l’entraîna vers un salon plus éloigné. Vexée et furieuse, Alexandra eut l’impression que l’on venait de lui voler quelque chose. La fin de sa soirée en fut gâchée et, sans attendre les Orseolo, elle partit avec quelques invités qui se rendaient à une autre soirée après avoir prié un valet de pied de lui chercher une voiture.

Rentrée au Ritz, elle y trouva tante Amity déjà couchée mais très éveillée. Confortablement soutenue par quelques oreillers, en bonnet de dentelles et camisole à petits rubans de satin bleu, elle mangeait des chocolats tout en fredonnant, faux mais avec beaucoup de conviction, le grand air de la Traviata qu’elle était allée applaudir le soir même à l’Opéra en compagnie de ce M. Rivaud dont elle semblait ne plus pouvoir se passer.

Il y avait plusieurs jours déjà que miss Forbes avait détaché son wagon personnel du train de plaisirs de sa nièce, s’en expliquant d’ailleurs avec sa franchise habituelle :

— Les réceptions mondaines m’ennuient et plus encore les dîners où l’on m’assigne toujours pour voisin un vieil académicien, un diplomate à la retraite qui m’assomme de ses souvenirs ou n’importe quel autre vieillard cacochyme, plus titré que le Gotha mais qui ne songera jamais à m’inviter à danser à cause de ses rhumatismes. Or, vous le savez, je ne déteste pas gambader de temps à autre.

— C’est chez la veuve du charcutier que vous espérez danser ?

— Bien sûr que non. Et ne soyez pas méprisante ! C’est une bonne âme, une excellente créature et l’on rencontre chez elle des gens charmants…

— Un monsieur surtout, si je me souviens bien ? Quand me le présentez-vous ?

— Pour que vous me le transformiez en petit chien de manchon ? Rien ne presse ! C’est un homme délicieux dont j’entends bien profiter seule… encore quelque temps.

L’aventure amusait plutôt Mrs Carrington qui se garda bien de formuler la moindre critique. Elle savait sa tante sujette à ces engouements soudains, et comme cela ne tirait jamais à conséquence, elle s’en souciait peu. D’ailleurs n’était-il pas convenu entre elles, depuis le début du voyage, qu’elles s’arrangeraient pour ne pas se gêner mutuellement ?

Tout de même, une curiosité lui vint quand elle constata que la chambre de miss Forbes embaumait le « Bouquet Idéal » de Coty, alors que, jusqu’à présent, elle se contentait d’une austère et très britannique lavande. Intriguée, elle profita de ce que sa tante était chez le coiffeur pour explorer sa salle de bains et y découvrit d’étranges choses telles que le Savon Vert de l’Amiral et les pilules du Docteur Stendhalle censées faire maigrir et aussi le Fluide Iatif de Jones que son étiquette proclamait souverain contre les rides. Plus grave encore, dans l’armoire aux chaussures, elle vit que les chers souliers à bouts carrés et boucle d’argent, témoins de la fidélité au souvenir de feu Thomas Jefferson, se truffaient à présent de fines bottines aux couleurs tendres et même d’escarpins pointus, en velours ou en satin, qui ressemblaient, vu leur pointure, à une flottille de gondoles au repos. Les penderies recelaient elles aussi de nouveautés : les gris tourterelle, les mauves doux, les verts pâles, les beiges clairs avaient tendance à repousser les violets évêque, gris fer, marron foncé et noirs hors desquels Alexandra ne se souvenait pas d’avoir jamais vu tante Amity. Tout cela lui donna à penser et elle en conclut que la vieille demoiselle cherchait à plaire à quelqu’un. Elle en fut même tout à fait persuadée quand, l’après-midi de son exploration, elle vit celle-ci partir pour les courses à Longchamp en robe de bengaline lilas sur fond de taffetas avec boléro de velours assorti et, sur ses cheveux admirablement coiffés, une corbeille de lilas blanc et mauve ennuagée de tulle. Une ombrelle à ruchés en taffetas de même couleur et un piquet des mêmes fleurs au corsage complétaient cette toilette, d’ailleurs tout à fait réussie.

Alexandra en fit le sincère compliment et s’entendit répondre que « M. Rivaud considérait que les teintes foncées étaient une hérésie lorsque l’on prend de l’âge et que les cheveux commencent à blanchir ». En tout cas, une chose était certaine : tante Amity s’amusait beaucoup avec son nouvel ami. En dehors des séances de spiritisme où ils étaient assidus et qui les conduisaient même à l’Institut des Recherches Psychiques, M. Rivaud emmenait son Américaine dans les meilleurs restaurants et dans les cabarets – elle put ainsi passer une soirée entière chez Maxim’s dont elle revint enchantée et même un peu « partie ». On les vit patiner au Palais des Glaces où miss Forbes fit montre d’une véritable virtuosité, au théâtre du Châtelet où elle s’amusa beaucoup des aventures d’un certain Lavarède parti faire le tour du monde avec « cinq sous » dans sa poche, au Cirque d’Hiver pour applaudir le clown Footit, aux Folies-Bergère pour voir danser Caroline Otéro et même au Guignol des Champs-Élysées et dans les guinguettes fleuries de Saint-Cloud et de Suresnes.

Ce soir-là, en voyant Alexandra entrer dans sa chambre, miss Forbes lui sourit, lui tendit la boîte de chocolats qu’elle refusa, et ôta ses lunettes pour mieux la regarder. Le livre qui en avait nécessité l’usage reposait tout ouvert sur son lit. C’était À la source du bonheur du poète polonais Henryk Sienkiewicz qui venait de paraître en français dans une traduction d’Ordega. Ce titre qui en disait long sur l’état d’esprit de sa tante fit sourire Alexandra.

— Est-ce encore une soirée ratée ? demanda miss Forbes. Vous rayonnez beaucoup moins qu’au moment de votre départ.

— Ce n’est rien. Un peu de fatigue…

— Tous ces grands dîners et ces bals ne sont pas ce qu’il y a de mieux pour rester en forme, si vous voulez mon avis.

— Quelle idée ! La vie que je mène ici ne diffère guère de mon existence new-yorkaise. Là-bas je sors au moins autant si ce n’est plus.

— Mais vous vous amusez davantage. Pourquoi avoir remis ce voyage en Hollande ? Les tulipes seront fanées quand vous vous déciderez.

— Je n’en avais pas vraiment envie. Elaine Orseolo non plus, d’ailleurs. Elle dit qu’à Venise elle a tout ce qu’il lui faut en fait de canaux. Et puis, vous savez bien que j’attends Jonathan !

— Vous n’avez pas de nouvelles ?

— Pas encore. Peut-être n’était-il pas rentré de sa mission quand ma lettre est arrivée.

— C’est possible. Néanmoins ce printemps parisien, si beau qu’il soit, semble vous… éprouver. Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi passer quelques jours à Cannes ? La Côte d’Azur n’est qu’un bouquet de fleurs en mai. Vous laisseriez un mot à Jonathan…

— Vous partez pour Cannes ? Vous ne m’en aviez jamais parlé.

— Il n’y avait aucune raison et je vous en parle aujourd’hui. J’ai appris tout à l’heure que le grand médium italien Eusapia Palladino va donner quelques séances là-bas. C’est une occasion extraordinaire que je ne voudrais manquer pour rien au monde. Alors je vais passer une semaine ou deux dans le Midi.

— Seule ?

— Non, si vous venez avec moi.

— Ce n’est pas ce que je veux dire : est-ce que M. Rivaud part avec vous ?

— Bien sûr ! Nous nous promettons beaucoup de joie de cette expérience mais… rassurez-vous ! Nous ne logerons pas sous le même toit, ce qui serait fort incorrect : je compte descendre à l’hôtel du Parc et lui descendra chez lui.

— Il a une propriété là-bas ?

— Mais oui, et une belle si j’ai bien compris. Sa sœur y réside toute l’année et je ne vous cache pas que je serai très heureuse de la connaître. Venez-vous ?

— À Cannes ?

— Bien sûr, à Cannes ! Descendez de vos nuages, Alexandra ! s’impatienta tante Amity. Le midi de la France est sublime : il faut l’avoir vu au moins une fois et si Jonathan arrive, je ne lui donne pas huit jours avant de vous réembarquer à destination des États-Unis. Il n’y a que l’Angleterre qui lui paraisse respirable en dehors de New York.

— Comme vous le connaissez mal ! Il était désolé de me laisser partir seule et je suis certaine qu’il aura à cœur de me faire plaisir. Voulez-vous parier que nous ne rentrerons pas avant le mois d’août ?

— Avant août ? Vous comptez le garder de ce côté de l’Atlantique encore trois grands mois ? Mais il deviendra fou. Et que faites-vous du mariage de votre belle-sœur ?

— Délia se marie en septembre. Nous avons tout le temps de rentrer. Et puis… je ne vous cache pas que je suis très tentée d’aller à Venise cet été. Les Orseolo souhaitent vivement que nous assistions à la Nuit du Rédempteur, la plus belle fête de l’année avec le Carnaval…

Elle n’ajouta pas que la perspective de voir le palais Morosini et d’apercevoir peut-être la mère de Jean entrait pour une part non négligeable dans son désir. Tout simplement parce qu’elle n’osait pas se l’avouer à elle-même. De son côté, miss Forbes, pensant que jamais le juge Carrington ne se laisserait mener jusqu’aux rives de l’Adriatique, se garda bien de le dire. Il était inutile d’aller plus vite que les violons et de décevoir dès à présent une nièce qu’elle aimait assez pour lui souhaiter plus de bonheur.