Gaetano Orseolo se mit à rire :

— Je ne remercierai jamais assez le Ciel de n’être pas né américain. Quel programme ! En tout cas, il fallait n’avoir aucune psychologie pour imaginer Boni, qui a toujours l’air d’arriver tout droit de la cour de Louis XV, rentrant fumer son cigare chez lui au coin du feu en lisant le journal de Wall Street les pieds dans des pantoufles.

— Le coin du feu a du bon, sourit Pierre d’Orignac. Elaine et moi aimons à nous y attarder le soir quand les enfants dorment et que la maison est silencieuse. Cela nous permet de nous créer un univers à nous ! Et c’est encore mieux quand nous sommes à Orignac…

— En tout cas, déclara Alexandra, vous avez de nos maris une opinion simpliste, mon cher comte. Je peux vous assurer que, chez nous, les pantoufles ne quittent pas la chambre à coucher.

Jusqu’à cet instant, Fontsommes n’avait prêté aucune attention à la conversation. Il continuait à bavarder à mi-voix avec lady Ann auprès de laquelle il était placé à table et à gauche de la maîtresse de maison, ce qui le mettait en face d’Alexandra assise, elle, à la droite du marquis.

— J’avoue que j’aimerais savoir comment vit un haut magistrat aux États-Unis, fit-il sur un ton amusé non exempt d’insolence.

Tout à l’heure, lui et Mrs Carrington avaient échangé des saluts comme deux inconnus et il était tout de suite revenu à sa jolie veuve. Alexandra ne répondit pas tout de suite et le considéra d’un air perplexe, tel le spécimen rare d’une race étrange.

— J’ignore comment vous vivez vous-même, monsieur le duc, et en vérité cela ne m’intéresse guère, mais je peux vous affirmer une chose : peu d’Européens riches ou titrés ou les deux à la fois vivent avec plus d’élégance et de dignité que Jonathan.

Il y eut un petit silence que l’un des célibataires, le comte Le Gonidec, se hâta de briser en demandant qui était allé voir la Main passe, la nouvelle pièce de Georges Feydeau que l’on donnait au théâtre de la Renaissance mais, à l’exception de Sacha Magnan et de Fontsommes, personne ne l’avait vue.

— Je ne crois pas que nous irons, dit Pierre d’Orignac. L’humour de M. Feydeau est un peu léger. Cela ne plairait pas à ma femme et je ne suis pas certain qu’aucune de ces dames y prenne plaisir. Ou bien elles ne comprendront pas tout et elles ne s’amuseront pas ou bien elles comprendront et seront peut-être choquées… N’oubliez pas qu’elles sont américaines.

— N’exagérez pas ! fit Orseolo. Les dames bien nées des États-Unis ne sont pas aussi pudibondes que vous le dites. Elaine s’amuse au théâtre de Feydeau et j’ai l’intention de l’emmener.

— Et voilà, dit sa femme en riant, comment on démolit une réputation ! Qui donc a dit : « Seigneur, débarrassez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge » ? Mais c’est vrai que Feydeau m’amuse. Nous vous emmènerons un de ces soirs, Alexandra !

— À propos de vos sorties, fit Dolly s’adressant à son amie, êtes-vous allée à Versailles comme vous le souhaitiez ?

— Pas encore. J’attendais cette introduction pour une visite privée dont le marquis me parlait à Newport l’an passé.

— Et je tiens ma promesse ! Pour quelle raison croyez-vous que nous avons invité Fontsommes, ce soir ? fit-il en riant. Il est au mieux avec le conservateur du palais et vous obtiendra tout ce que vous voudrez.

— Vraiment ? murmura Alexandra trop surprise pour trouver quelque chose de plus spirituel.

— Je suis à votre disposition, madame, et très heureux d’apprendre que vous aimez assez notre beau palais pour vouloir le contempler sans être importunée par une foule de visiteurs. Ainsi, les fastes du Grand Siècle vous attirent ?

— Non. C’est peut-être bizarre de la part d’une Américaine mais je voue, depuis l’enfance, une sorte de culte à la malheureuse reine Marie-Antoinette. J’ai toujours eu envie de mettre mes pas sur les traces des siens et c’est Trianon plus encore que Versailles qui m’attire. Cette grande princesse si belle, si brillante…

— Et si mal mariée ! dit M. de Fresnoy. Notre roi Louis XVI fut un brave homme mais il aurait mieux valu pour lui une épouse un peu moins séduisante. Il avait une intelligence…

— Assez remarquable ! coupa sèchement le duc. C’était un savant, un géographe de valeur…

— Et un serrurier… susurra Le Gonidec avec un large sourire.

Fontsommes braqua sur lui le double feu sombre de son regard :

— Continuez sur ce ton, mon ami, et nous nous retrouverons sur le pré. Je n’admets pas la plaisanterie quand il s’agit du roi martyr ! À l’époque, la moitié de ma famille l’a suivi à l’échafaud…

— Je vous approuve, monsieur le duc, dit Mme de Fresnoy. Une différence d’opinion sur ce sujet est notre seul point de mésentente entre mon mari et moi.

— Oh alors, changeons de sujet ! fit en riant la maîtresse de maison. Pas de mésentente autour de nos tables ! Depuis que l’on a décidé la révision du procès du capitaine Dreyfus, il en fleurit déjà bien assez comme ça.

Profitant de ce que la conversation reprenait sur ce sujet, que l’on abandonna d’ailleurs assez vite, Gaetano Orseolo se pencha vers Alexandra, sa voisine.

— Savez-vous que lorsqu’il parle d’aller sur le pré, Fontsommes ne plaisante pas ? Il a déjà logé une balle dans l’épaule d’un de nos rois de la finance qui s’était permis des commentaires peu respectueux sur le ménage royal.

— Un duel ? De nos jours et sur ce sujet ? Est-ce que ce n’est pas un peu extravagant ?

— Pas en Europe et encore moins dans ce milieu ! On aurait plutôt tendance à admirer, chez notre duc, cette fidélité au plus grand drame qui ait secoué la royauté française. D’autant qu’on le sait redoutable aussi bien à l’épée qu’au pistolet… Néanmoins je me suis toujours demandé si dans ce sentiment quasi féodal qu’il porte à la mémoire de Louis XVI, il n’entre pas une ombre de remords. Un peu comme si les siens avaient longtemps différé le paiement d’une dette…

— J’avoue ne pas comprendre. Que voulez-vous dire ?

— Puisque vous connaissez si bien Marie-Antoinette, vous saisirez tout de suite lorsque je vous aurai dit que Fontsommes porte dans ses veines le sang d’Axel de Fersen, le beau Suédois que la reine aimait.

— Lui ! exhala Mrs Carrington sidérée. Mais comment est-ce possible ? M. de Fersen ne s’est jamais marié.

— Sans doute, mais il a eu des maîtresses. L’une d’entre elles était peut-être la plus ravissante des aïeules de Jean…

— Oh !. Et elle était mariée ?

— Bien sûr ! Ne soyez pas choquée ! Sous l’Ancien Régime et à la Cour, la fidélité conjugale n’était pas du tout considérée comme une vertu, bien au contraire, et quiconque se fût avisé de se montrer jaloux se serait couvert de ridicule.

— Comment vous, un Italien, pouvez-vous être aussi au fait de… de l’immoralité des Français ?

— Quelle naïveté, ma chère ! Mais parce que c’était exactement pareil dans toutes les cours d’Europe et même souvent pire ! À Versailles, du moins, l’extrême courtoisie et la perfection des manières composaient une façade infiniment souriante et d’une grâce exquise… Tout cela procédait d’un art de vivre que la Révolution a fauché.

— Je refuse de vous croire. Tous ne pouvaient être aussi… pervers. Par exemple, le grand La Fayette qui s’est dévoué à la cause de notre Indépendance…

— Collectionnait les maîtresses ! Voulez-vous des noms ?… Et à ce propos, je ne vous conseille pas de chanter trop haut les prouesses du grand homme quand les oreilles de Fontsommes sont à proximité. Et surtout pas à Versailles !

— Comment ? Il n’en est pas fier ?

— Non seulement il n’en est pas fier mais je pense qu’il le hait. Il ne lui a pas encore pardonné le 5 octobre 1789, l’envahissement du palais par le peuple, les dangers courus par la famille royale et la mort des gardes du corps !

À bout de questions comme d’arguments, Alexandra se réfugia dans le silence, égratignant d’une cuillère rêveuse une sublime glace à l’ananas et jetant, de temps à autre, un coup d’œil vers l’autre côté de la table où Fontsommes avait tranquillement repris sa conversation avec lady Ann. Elle le voyait différemment à présent. Consciemment ou non, le comte Orseolo venait de planter sur la tête de son ami cette inimitable auréole que confèrent les amours malheureuses et royales même si la jeune Américaine était un peu déçue d’apprendre que le chevalier de la reine s’était permis quelques aventures aussi terrestres que rafraîchissantes…

Le ton de sa voix s’en ressentit quand, au moment du départ, Fontsommes, en s’inclinant sur sa main, lui demanda la permission de venir le lendemain au Ritz la saluer ainsi que sa tante et se mettre à leur disposition. Avec une grande sincérité, elle se déclara ravie de pouvoir grâce à lui réaliser le rêve qu’elle caressait depuis l’adolescence : visiter le château de Marie-Antoinette. Sans qu’elle en eût conscience, ses grands yeux se firent de velours et son sourire éblouit le jeune homme qui en éprouva vraiment le charme pour la première fois. Il pensa que redécouvrir les parterres et les bosquets de Versailles en compagnie de cette idéale créature pouvait être la plus exquise expérience de sa vie. À condition de se montrer patient et de savoir ménager une délicatesse et une fierté qu’il savait désormais ombrageuses, il parviendrait peut-être à trouver le défaut de la cuirasse de cette Vénus qui se prenait pour Minerve. Elle valait la peine qu’on se donnât beaucoup de mal…


Contrairement à ce qu’elle attendait, Jean de Fontsommes ne proposa pas tout de suite à Mrs Carrington de lui révéler la cité royale et son fabuleux château.

— Puisque aussi bien vous n’irez à Vienne que plus tard et finirez votre pèlerinage par ce qui devrait en être le début, je préfère vous faire remonter le cours du temps. Demain, si toutefois cela vous convient, je vous conduirai à la basilique de Saint-Denis.