Dans un sens, Antoine était content qu’Alexandra eût appelé son sublime mari à son secours. Cette initiative le délivrait d’une responsabilité qu’il n’avait pas souhaitée et qui à présent lui pesait d’autant plus qu’il craignait de se comporter un jour ou l’autre avec Alexandra comme un homme en face d’une femme trop séduisante.

Il le fut plus encore quand, en rentrant chez lui après avoir déposé les dames au Ritz, son valet de chambre lui remit un pli provenant du ministère de la Guerre qui le convoquait pour le lendemain à la première heure.

Cela voulait dire qu’une nouvelle mission l’attendait sur un point quelconque de la planète et qu’il allait devoir prendre congé de ses Américaines. Si seulement on lui en laissait le temps ! Le colonel Guérard avait l’art de lui donner l’impression qu’il était une sorte de pompier chargé d’éteindre à lui tout seul un feu de forêt de plusieurs hectares.

Cela signifiait aussi, hélas, qu’à moins d’une chance invraisemblable, il ne reverrait pas de si tôt son petit château provençal et qu’il ne pourrait même pas embrasser en courant sa vieille Victoire.

À tout hasard, il fit ses bagages avant de se coucher.

CHAPITRE V

SUR LES PAS D’UNE REINE...

Comme il le craignait, Alexandra prit assez mal la « défection » d’Antoine ainsi qu’elle la qualifia spontanément :

— Je comptais sur vous pour me conduire à Versailles.

— Il fallait y aller dès votre arrivée mais vous avez préféré les couturiers, les modistes et les antiquaires. Je vous avais prévenue que je ne resterais pas longtemps.

— Je sais mais je crois aussi vous avoir dit que j’attendais le retour de mon amie Dolly d’Orignac dont l’époux possède assez de relations dans les ministères pour m’obtenir des visites privées. Quant à vous, vous feriez mieux de me dire la vérité : vous en avez assez de Paris, peut-être aussi de moi, et vous retournez mettre vos pantoufles dans votre Provence.

— Je le voudrais bien, malheureusement il n’en est pas du tout question. Si cela vous amuse vous pouvez m’accompagner ce soir à la gare : je prends le Nord-Express à destination de Varsovie.

— Qu’allez-vous faire là-bas ?

— Régler… euh une affaire de famille. Ne prenez pas cet air incrédule : vous ignorez tout de ma famille et vous ne vous y êtes jamais intéressée. Eh bien ma famille a des ennuis en Pologne, voilà !

— Je n’aime pas poser de questions : chacun a droit à sa propre vie mais je déteste que mes amis fassent des… chuchotteries ?

— Cachotteries ! Et moi je n’aime pas me raconter. D’ailleurs cette fois je n’en ai plus le temps. De toute façon, je vous laisse en de bonnes mains : le comte et la comtesse Orseolo me remplaceront avantageusement sans compter qu’il vous reste aussi votre oncle Stanley.

— Eh bien non, justement, il ne me reste pas, fit Alexandra avec un rien de nervosité. Il a été tellement content d’apprendre que j’avais écrit à mon mari de venir me rejoindre, tellement soulagé aussi, il faut bien le dire, qu’il repart demain, via la Normandie où il va visiter le haras du Pin et celui du duc d’Audiffret-Pasquier au château de Sassy dont on lui a dit merveilles. Via aussi l’Angleterre, bien sûr.

— Il vous abandonne aux dangers de Paris ? fit Antoine avec un sourire qu’Alexandra ne lui rendit pas.

— Il est pressé de faire admirer son nouvel attelage irlandais au Tout-Philadelphie. Quant à vos dangers, ils ne sont pas bien grands, ajouta-t-elle avec un haussement d’épaules vaguement dédaigneux qui déplut à Antoine.

— Vraiment ? Alors pourquoi donc avez-vous quitté si brusquement la réception de la duchesse ?

— Allez-vous-en ! Si vous passez par ici à votre retour et si j’y suis encore nous nous reverrons. Sinon…

— J’irai vous voir à New York. Vous savez que je suis un grand voyageur.

Antoine prit la main que l’on ne songeait pas à lui offrir, la baisa et sortit sans se retourner, persuadé qu’il ne reverrait pas de si tôt la jolie Mrs Carrington. Le Nord-Express ne s’arrêterait pas pour lui à Varsovie mais continuerait jusqu’à Moscou où l’appelait une de ces missions qui relèvent plus de l’occultisme que de la diplomatie. Ce serait même une chance s’il ne se retrouvait pas dans le Transsibérien, en route pour Vladivostok alors en guerre contre le Japon et… peut-être de là jusqu’aux environs de Port-Arthur assiégée par la flotte de l’amiral Togo. Le colonel Guérard faisait grand cas d’Antoine Laurens en tant qu’« observateur ».


Le danger !… Alexandra ne se dissimulait pas qu’elle l’avait regardé en face avant de le fuir, la veille au soir ! Comment cet homme s’était-il permis de lui parler d’assez près pour qu’elle sentît son souffle ? Elle qui aimait tant le flirt, à condition de pouvoir mener le jeu à son idée, n’avait trouvé d’issue que dans la fuite en se drapant dans une dignité peut-être un peu trop théâtrale. Mais que serait-il arrivé si elle était restée, si elle lui avait permis de prononcer les mots qu’elle devinait ? Jean aurait-il osé la prendre dans ses bras, chercher ses lèvres ? Il y avait en lui une audace frisant la témérité, bien différente de tout ce qu’elle avait pu connaître jusqu’à présent ?

Soudain, elle s’aperçut que, dans sa pensée, elle venait de l’appeler par son prénom et elle en fut bouleversée. Il fallait qu’il soit seulement pour elle le duc de Fontsommes ou Fontsommes tout court ! L’usage du prénom, si courant, si facile en Amérique, pouvait cacher un piège dans ce sacré pays où l’amour, sous quelque forme que ce soit, tenait la première place.

— Il faut que cela cesse ! déclara-t-elle tout haut. Le mieux est d’éviter de le rencontrer !

Et elle décida qu’après le dîner chez Dolly d’Orignac où elle était conviée avec tante Amity pour le lendemain, elle accepterait la suggestion des Orseolo qui lui proposaient un petit voyage en Hollande pour y admirer les champs de tulipes… et peut-être aussi les produits des diamantaires d’Amsterdam. Sans oublier, bien sûr, les Rembrandt, Rubens et autres merveilles du pays des canaux.

Or, la première personne qu’elle vit en pénétrant dans le salon de son amie, ce fut justement M. de Fontsommes. Accoudé familièrement à une bergère dans laquelle était assise une fort jolie femme dont la chevelure blond cendré s’accommodait à merveille d’une robe de satin azuré et d’un énorme boa de tulle assorti, il lui racontait quelque chose qui semblait l’amuser beaucoup et il ne remarqua pas tout de suite l’arrivée de Mrs Carrington et de sa tante. Il fallut l’exclamation joyeuse de son hôtesse pour attirer son attention :

— Chère Alexandra, chère miss Forbes ! Quelle joie de vous recevoir enfin chez nous !

Accueil sincère d’ailleurs. La jeune marquise vouait à son amie une véritable affection et se réjouissait qu’elle pût la voir dans ce qui était devenu son cadre habituel : ce vieil hôtel de la rue Saint-Guillaume si charmant avec ses boiseries délicates, ses meubles d’époque, ses nuances douces et son atmosphère d’élégance, un peu surannée peut-être mais d’un grand raffinement. Elle était certaine qu’une description fidèle en serait donnée dans tous les salons new-yorkais lorsque Mrs Carrington rentrerait chez elle.

On s’embrassa puis, tandis qu’elle lui présentait ses invités, Alexandra constata à quel point Dolly avait changé. La jeune fille moderne, sportive et un peu brusque de naguère s’était adoucie, féminisée, patinée en quelque sorte au contact d’une ancienne civilisation aux usages délicats. Non seulement elle ne détonnait pas dans cette aristocratique demeure mais on aurait dit qu’elle y avait toujours vécu. Le plus étonnant étant qu’elle semblait infiniment heureuse de son sort. Évidemment cette transformation était déjà commencée lors du voyage du jeune couple en Amérique mais à présent miss Ferguson avait complètement disparu pour donner naissance à une bien charmante marquise d’Orignac, d’une élégance et d’une dignité qui lui allaient bien.

Les autres invités étaient la sœur aînée de Pierre d’Orignac et son époux le comte de Fresnoy, le baron et la baronne de Grandlieu, la jolie blonde qui s’appelait Ann Wolsey, veuve apparemment fort peu affligée d’un vieux lord, les deux célibataires que toute bonne maîtresse de maison se doit d’inviter lorsqu’elle convie des dames seules, enfin les Orseolo qui arrivaient tout juste, Elaine ayant eu des problèmes avec son coiffeur. Mais en fait, toutes les femmes présentes à l’exception de Mme de Fresnoy étaient américaines ; la baronne de Grandlieu venait de Savannah et la jeune lady de Chicago. Même devenue française, Dolly aimait à s’entourer de compatriotes et, chaque mois, elle donnait un dîner en l’honneur de l’une ou de l’autre.

— Je pensais, dit-elle, inviter les Castellane mais j’avoue n’en avoir pas eu le courage. La dernière fois que nous les avons rencontrés, c’était chez la comtesse Greffuhle, Anna faisait une tête épouvantable, répondant à peine quand on lui adressait la parole.

— C’est malheureusement vrai, ajouta son mari. Les bruits commencent à courir sur un divorce éventuel et je crains vraiment qu’ils ne soient fondés. Boni, bien sûr, reste égal à lui-même : charmant, d’une exquise amabilité envers sa femme, plein d’esprit et d’attention pour les autres, mais j’ai cru lire une sorte de menace dans le regard de la comtesse.

— J’ai toujours su que cela finirait devant un magistrat, dit tante Amity. Dès ses fiançailles, Anna Gould refusait d’être bénie par l’Église catholique pour pouvoir divorcer.

— C’est ridicule, soupira Eleanor de Grandlieu. Personne ne l’obligeait à épouser Castellane. Seulement elle en était folle et espérait bien l’amener à vivre selon ses vues à elle, c’est-à-dire comme un bon Américain convenablement dressé.