Quelqu’un d’autre avait remarqué la soudaine rougeur d’Alexandra. Du coin où il bavardait avec la jolie vicomtesse de Janzé et la comtesse de Chevigné, Antoine avait vu la courte scène qu’il rapprocha aussitôt de l’étrange comportement d’Alexandra chez Maxim’s. La voix intérieure qui lui donnait souvent de si bons conseils lui souffla que son amie se trouvait en face d’un danger. Son premier mouvement fut de la rejoindre mais une grande dame russe qu’il admirait beaucoup, la princesse Paley, s’approchait justement de lui pour l’interroger sur l’œuvre à laquelle il travaillait et lui demander s’il comptait exposer au prochain salon. Force lui fut de laisser Alexandra et Jean de Fontsommes s’éloigner ensemble vers le jardin d’hiver.

Pourtant la jeune femme, à présent remise de sa brève émotion, n’avait rien de la victime que l’on mène au sacrifice. Avec un joli air de dignité qu’elle savait prendre, elle maniait un éventail de nacre assorti à sa robe en écoutant son compagnon lui dire combien il avait été choqué d’apercevoir une femme comme elle chez Maxim’s. Il essayait d’expliquer ce qu’il avait éprouvé mais elle l’arrêta net :

— Je n’ai que faire, monsieur, de vos impressions. Je suis étrangère, je visite Paris et je me trouvais avec des membres de ma famille et en compagnie d’une compatriote mariée à quelqu’un que vous connaissez.

— Comment savez-vous que je connais Orseolo ? demanda le duc avec un mince sourire qui fit comprendre à la jeune femme qu’elle avait dit quelque chose de trop. Vous avez donc parlé de moi ?

— Ne soyez pas fat ! Vous accompagniez une femme assez belle pour que l’on pose au moins une question à son sujet. Votre nom est venu… de lui-même.

— Tant pis pour moi ! Vous avez raison de me taxer de fatuité car j’espérais avoir éveillé quelque intérêt en vous.

— Pourquoi ? Parce que vous m’avez suivie dans la rue comme vous auriez suivi une midinette ? Au lieu de me reprocher, sans le moindre droit, un innocent souper, j’espérais que vous m’offririez au moins des excuses !

— Pour vous avoir suivie ? fit-il en riant. Je ne vois pas pourquoi. Je suis de ces hommes sujets à éprouver des antipathies et des sympathies subites. Quand une femme provoque en nous une certaine émotion, elle nous oblige impérieusement à la suivre : c’est un hommage que nous rendons à sa beauté et dont elle ne saurait s’offenser. Cela doit tenir à ce que je suis à moitié italien… À Rome ou à Florence vous auriez une véritable meute attachée à vos pas.

— Vous vous en tirez bien mais soyez franc : avant de savoir qui je suis, pour quelle sorte de femme m’avez-vous prise ? Pour une… cocotte ?

— Non. Je vous jure que non ! De là ma déception de l’autre soir. En vérité, je ne savais trop où vous situer : très belle, très élégante, assez libre d’allure. J’avoue avoir pensé que vous pouviez être étrangère mais je ne vous aurais jamais crue américaine.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— La plupart de vos compatriotes – et je reconnais qu’elles sont souvent jolies – sont d’un type de beauté froide, sans nuances, avec des manières brusques et parfois garçonnières. Peu attractives pour un Latin comme moi. Vous… vous irradiez la féminité, le charme, la jeunesse… Vous me reprochez de vous avoir suivie un moment dans une rue mais vous êtes de celles, très rares, par qui un homme de goût se laisserait mener jusqu’au-delà des mers… Jamais une femme ne m’a attiré autant que vous…

— Pour un homme de goût, je trouve vos compliments un peu directs, monsieur le duc, et il ne convient pas de les adresser à l’épouse d’un haut magistrat américain…

— Alors, madame, suivez mon conseil : ne sortez qu’en voiture ou abritée sous une épaisse voilette, dit Fontsommes avec une soudaine froideur. La plus grande princesse ne saurait s’offenser de quelques paroles traduisant une sincère émotion, mais il semble qu’une femme de « haut magistrat américain » se veuille d’une nature plus angélique.

L’entrée dans le jardin d’hiver d’Antoine, enfin échappé à sa princesse russe, coupa court à ce qui aurait bien pu dégénérer en dispute mais il n’eut même pas le temps d’articuler une seule parole. Alexandra vint à lui et prit son bras :

— Pouvez-vous nous ramener, Tony ? La tête me tourne un peu. Tous ces vins, sans doute… Je ne suis pas habituée…

— Bien sûr… Nous allons rejoindre votre tante puis saluer la duchesse.

Tout en parlant, il regardait le duc auquel il n’avait aucune raison de parler, ne lui ayant jamais été présenté, mais il aurait donné cher pour savoir ce que lui et Mrs Carrington avaient bien pu se dire et pourquoi la main de la jeune femme tremblait un peu sur sa manche. Calmement, Fontsommes se détourna pour s’intéresser à un cognassier du Japon qui occupait une énorme jarre de porcelaine Imari, tira une cigarette d’un étui en or et l’alluma, attendant pour faire à nouveau face aux salons que le froissement soyeux d’une traîne se fût éteint. Quand il le fit, il se trouva nez à nez avec le marquis de Modène qui, une petite flamme brillant derrière son monocle, lui souriait avec suavité :

— Eh bien, mon ami, vous avez effarouché notre belle Yankee ? Elle semblait furieuse.

— Je le suis aussi. Ces Américaines sont impossibles ! On leur fait un doigt de cour et elles s’imaginent qu’on leur propose de venir admirer des estampes japonaises !

— Un doigt de cour ? Je vous ai observés tous deux et j’aurais juré que vous lui faisiez une vraie déclaration d’amour. Vos yeux brûlaient…

— Il faudra que je me mette à porter le monocle si cet ustensile aiguise la vue à ce point ! Cela dit, j’admets que cette femme me plaît et que je la désire comme cela m’est rarement arrivé. À présent c’est fichu…

— Pour une rebuffade ? Vous êtes plus jeune que je ne le croyais et je vous trouve bien facile à décourager.

— Que feriez-vous si à la moindre phrase un peu... chaleureuse on vous opposait la robe noire d’un juge et les respects qu’on lui doit ? Un mort serait moins encombrant.

— La robe en question se trouve à quelques milliers de kilomètres et son occupant aussi. Quant à cette adorable créature elle est tout entière faite pour l’amour, même si elle ne s’en doute pas. En outre je suis certain que vous lui plaisez.

— Vous croyez ?

— Ne faites pas l’enfant, vous en êtes persuadé. Tenez, je vous propose une expérience : si vous la revoyez, montrez-vous courtoisement indifférent. Je serais étonné si elle ne réagissait pas.


Pendant ce temps, Antoine aidait à remonter en voiture une Amity Forbes extrêmement mécontente. Cette fois, sa nièce ne l’avait pas privée de dessert mais lui écourtait singulièrement une soirée qu’elle trouvait fort agréable :

— Si vous continuez ainsi, Alexandra, je vous laisserai aller où vous voulez et je sortirai seule. En Amérique, vous passez des nuits entières à danser ou à jouer au bridge et ici vous nous faites coucher comme les poules ! De quoi avons-nous l’air ?

— Je vous l’ai dit : je ne supporte pas le mélange des vins. On boit trop en France.

— On boit beaucoup plus chez vous et c’est heureux pour vos invités. Qu’est-ce qui vous prend ?

— Rien… Pardonnez-moi ! Je ne me sens pas aussi bien que d’habitude. Je… je voudrais que Jonathan soit ici. Dans cette société aristocratique je ne suis pas à mon aise en l’absence de mon mari.

— Si ce n’est que cela, écrivez-lui de venir vous rejoindre !

— C’est fait ! Je lui ai écrit jeudi dernier… et j’espère qu’il ne tardera guère.

Gentiment, Antoine étendit la main et la posa sur celles d’Alexandra qu’il pressa sans rien dire. Les lumières des réverbères que la voiture dépassait faisaient briller un peu trop les grands yeux noirs de la jeune femme. Il aurait juré qu’elle retenait des larmes et il en éprouva de la compassion. Avec toute la fougue de sa jeunesse, elle était partie pour l’Europe comme on monte à l’assaut. Elle voulait tout voir, tout avoir, tout conquérir et voilà qu’après si peu de temps quelque chose l’avait blessée au point qu’elle réclamait son vieux mari comme une enfant qui a du chagrin court se réfugier dans les jupes de sa mère.

Le peintre subodorait que le duc de Fontsommes jouait un rôle dans ce petit drame mais il était impossible de poser la moindre question en présence de miss Forbes. D’ailleurs, Alexandra aurait-elle répondu ? Pas sûr ! Si elle venait de découvrir une faille, même infime, dans l’armure étincelante dont elle se voulait protégée, son orgueil devait regimber rudement… Il en eut la certitude quand elle repoussa doucement sa main et détourna la tête. Antoine, alors, prit le parti de s’intéresser au paysage nocturne de Paris, aux reflets de la Seine que l’on traversait au pont Alexandre III. Il avait plu dans la soirée et les pavés qui capitonnaient la chaussée luisaient comme du satin. L’air humide sentait la verdure, l’herbe fraîchement coupée dans les jardins des Champs-Élysées. Antoine pensa que Paris était bien beau et regretta que son amie n’en eût voulu voir que le côté factice, superficiel et trop brillant, qu’elle se fût acharnée à ne vouloir fréquenter que les lieux de plaisir et la haute société.

L’autre jour, il lui avait dit que son ami Edouard Blanchard et sa jeune épouse seraient heureux de la recevoir à dîner et l’idée parut la séduire mais lorsqu’elle apprit que la femme du diplomate était cette princesse mandchoue que la duplicité de Ts’eu-hi avait introduite avec sa soi-disant sœur dans le quartier des légations, elle refusa avec une sorte d’horreur. Que ce soit Orchidée qui, en donnant l’alarme, eût permis à Antoine, à Blanchard et à Pierre Bault de la sauver d’un sort épouvantable ne changeait rien à sa répugnance. Elle ne comprenait même pas qu’un amour profond ait pu unir le diplomate à l’une de ces « Jaunes » qu’elle haïssait et on l’aurait franchement scandalisée si on lui avait dit que la jeune Mme Blanchard s’était assimilé la culture et l’art de vivre à Paris comme elle-même n’y parviendrait jamais.