— Elle prétend ne pouvoir se passer de son soleil et comme pour ma part je ne peux me passer de la Seine qui coule sous mes fenêtres nous ne vivons pas souvent ensemble.
De son côté, miss Forbes parla de sa nièce, de sa famille et de sa vie à Philadelphie tant et si bien qu’ils ne virent pas couler le temps et que l’élégant coupé était arrêté depuis un moment devant l’hôtel de la place Vendôme quand enfin miss Forbes se résolut à en sortir, mais on prit rendez-vous pour le jeudi suivant et M. Rivaud promit de venir chercher sa nouvelle amie vers deux heures.
Pendant l’absence de sa tante Alexandra s’était ennuyée considérablement mais, après avoir fait dire qu’elle se sentait souffrante et ne recevrait pas, elle n’avait pas osé changer d’avis. Or, même pris en face de l’harmonieux décor d’une des plus belles places du monde, le délicieux déjeuner qu’on lui servit ne réussit pas à améliorer son humeur. Elle ne parvenait pas à oublier le regard vaguement méprisant dont le jeune duc l’avait enveloppée avant de se désintéresser d’elle comme si elle était la première venue ou, pire encore, l’une de ces femmes de mauvaise vie qui peuplaient Maxim’s. Ce souvenir l’avait hantée toute la nuit et continuait à l’obséder, provoquant tour à tour la colère et l’abattement. De quel droit cet homme se permettait-il de la juger alors qu’il avait dû reconnaître le comte Orseolo et sa femme ? Si Elaine pouvait souper dans ce restaurant, pourquoi donc une autre femme honnête ne s’y trouverait-elle pas ? La pensée lui vint alors qu’il n’avait dû voir d’Elaine que les aigrettes de sa coiffure. La large carrure de l’oncle Stanley, assis devant elle, devait la cacher ! Cette idée rendit Alexandra malheureuse : cet homme la prenait certainement pour une cocotte.
— S’il me rencontrait encore dans la rue, il serait capable de me demander mon prix ! dit-elle tout haut mais tout de suite la phrase si clairement exprimée lui fit horreur. Alors, pour essayer de chasser l’intrus de son esprit, elle s’assit devant le petit bureau à tambour placé entre deux fenêtres, prit une plume et du papier et se mit à écrire à Jonathan une de ces jolies lettres de femme où se mêlent, presque inconsciemment, la tendresse et la persuasion. Il fallait que son époux vînt la rejoindre ! Sa présence serait la meilleure des protections contre les surprises d’une rencontre à ce point capable d’envahir ses pensées, d’autant plus dangereuses qu’elle ne comprenait pas d’où venait son trouble.
Fermant les yeux, elle évoqua la haute silhouette de son mari, la petite flamme qui brillait dans ses yeux lorsqu’il la regardait. Elle s’imagina auprès de lui, entrant dans un salon ou dans un restaurant à son bras, c’est-à-dire à cette place qui était la sienne et où personne n’aurait jamais l’idée de lui manquer de respect, fût-il souverain régnant ! Un instant, elle regretta le caprice qui l’avait poussée à s’embarquer sans lui et sous l’illusoire protection d’une tante un peu folle et d’un vieil oncle qui croyait venir à bout de tous les problèmes en brandissant les grands principes. Que pouvait la famille la plus attentive contre les fantaisies de l’esprit ?
Sa lettre achevée, elle la ferma, la cacheta et se sentit mieux. Tout allait s’arranger très vite. Si Jonathan était rentré – il n’avait pas annoncé une très longue absence – il ne pourrait faire autrement que grimper sur le premier bateau en partance.
Le retour de tante Amity vint à point nommé lui changer les idées. D’autant que celle-ci offrait l’image même de la joie de vivre.
— Ma parole, vous rayonnez ! constata la jeune femme en la regardant ôter devant une glace les longues épingles qui fixaient son chapeau. Ce métropolitain doit être exaltant car vous avez eu le temps de traverser Paris une demi-douzaine de fois aller et retour ?
— C’était parfait mais je ne suis pas certaine que cela vous plairait. Vous êtes beaucoup trop snob ! Cela dit, je viens de prendre le thé chez une amie. J’ai également assisté à une séance de spiritisme on ne peut plus intéressante, j’ai rencontré un monsieur charmant… et je vous défends bien de vous moquer de moi ou de me faire des reproches !
— Je m’en garderai ! soupira la jeune femme qui ne se sentait pas d’humeur à soutenir une discussion sur cette passion que manifestait sa tante pour les esprits frappeurs et les guéridons virevoltants. Vous avez le droit de vous amuser comme vous l’entendez mais pourquoi ne m’avoir rien dit ?
— Parce que je n’étais pas certaine que cela en valût la peine. Je pouvais être tombée sur des charlatans. Mais j’ai la ferme intention d’y retourner jeudi prochain. Ah, pendant que j’y pense, lorsque j’arrivais dans le hall de l’hôtel, un grand laquais apportait ceci pour nous, ajouta-t-elle en sortant de son manchon une lettre qu’elle tendit à sa nièce dont le nom apparaissait en premier dans la suscription. Alexandra décacheta rapidement et tira un bristol armorié dont le texte la fit rosir de plaisir : la duchesse de Rohan les invitait toutes deux à dîner le prochain mardi.
Oubliant alors ses idées lugubres, elle sauta sur le téléphone pour appeler Antoine et lui demander de venir sur-le-champ.
— Vous êtes mon invité ce soir et nous dînerons à l’hôtel mais il faut absolument que je vous voie. J’ai une foule de choses à vous demander.
— Est-ce que cela ne peut pas attendre demain ? gémit le peintre qui espérait, pour une fois, passer la soirée dans ses pantoufles. Je me sens un peu… las.
— Quelle sottise ! D’ailleurs vous irez vous coucher de bonne heure mais il me faut des conseils d’urgence : mardi prochain nous dînons chez Mme de Rohan.
— Moi aussi… et, entre parenthèses, autant vous habituer tout de suite à dire Mme la duchesse.
— Justement ! Je ne veux pas commettre la moindre faute et nous n’avons pas beaucoup de temps. Alors venez ! Vous aurez droit au porto de Mr Jefferson.
Elle raccrocha sans vouloir en entendre davantage mais resta un moment immobile auprès de la petite table qui supportait l’appareil, le temps de laisser se calmer un peu les battements accélérés de son cœur. Il fallait qu’au dîner des Rohan, elle soit sublime. Si, par hasard, « il » faisait partie des invités ?
En effet, selon son éthique personnelle et un rien naïve, une duchesse se devait de recevoir ses pairs et le salon du boulevard des Invalides était le meilleur endroit au monde pour effacer de l’esprit de Fontsommes l’image d’une femme du monde soupant chez Maxim’s.
Le cœur lui battait encore plus fort lorsqu’elle franchit le seuil du magnifique hôtel particulier construit au XVIIIe siècle par Brongniart et qui était la demeure familiale de la duchesse Herminie, née Verteilhac. La splendeur d’un décor historique y contribuait largement et aussi la « livrée » nombreuse, en perruque poudrée, culottes courtes et habits à la française écarlates galonnés d’or pour les valets de pied, vert bronze soutachés de soie noire pour les maîtres d’hôtel. La jeune Américaine sentait qu’elle pénétrait dans un monde inconnu qui évoquait pour elle les fastes de Versailles.
Pourtant, elle pouvait être sûre d’elle-même. La dernière création de Doucet qui la vêtait – robe à courte traîne de mousseline blanche sur un fond de satin rose et toute pailletée de nacre – lui allait à ravir et s’accordait à merveille avec les très belles perles qu’elle portait au cou, aux bras, aux oreilles et dans les cheveux. En venant la chercher, Antoine avait eu un petit sifflement admiratif :
— On dirait que vous vous êtes habillée dans une conque, lui dit-il en baisant sa main. Vous êtes tout simplement divine.
Il était heureux qu’elle eût suivi ses conseils et évité les surcharges de diamants auxquelles se livraient trop souvent ses sœurs outre-Atlantique. Dans cette parure irisée sa blondeur en faisait une princesse de légende et sa beauté rayonnait irrésistiblement cependant que sa tante, admirablement habillée pour une fois de Chantilly gris taupe et parée d’une quantité raisonnable de diamants, était fort élégante et arborait une dignité qui lui seyait. Après avoir salué le duc Alain, debout à l’entrée d’un salon, il les guida vers la duchesse qui bavardait au bord d’une tonnelle de roses en miniature avec un homme d’une soixantaine d’années, de haute taille et de large carrure, aux cheveux presque blancs, dont les yeux noirs qui avaient dû être d’une éloquence dangereuse ne reflétaient plus qu’une ironie sceptique et désabusée.
L’accueil de la duchesse réconforta Alexandra. Cette petite femme de taille assez courte et qui cependant possédait une allure royale aimait à recevoir des étrangers de qualité dans son salon, l’un des plus importants de Paris. Son regard malicieux et sa bonté souriante joints à une grande expérience du monde en faisaient une maîtresse de maison incomparable qui savait recevoir aussi bien les poètes, qu’elle invitait à ses thés du jeudi, qu’un grand-duc moscovite ou une altesse royale espagnole.
Devinant la gêne secrète de cette éblouissante jeune femme lâchée dans Paris sous l’égide d’une tante par un mari qu’elle jugeait pour le moins imprudent, elle lui présenta le vieux gentilhomme qui l’accompagnait en déclarant :
— Ma chère, voici le marquis de Modène qui aura l’honneur d’être votre voisin de table. Il descend d’un page de Louis XV et possède l’esprit le plus mordant de Paris. Grâce à lui vous aurez une chance de passer une soirée amusante.
— Vous vous avancez beaucoup, madame la duchesse, fit Modène en s’inclinant. En face de la beauté parfaite, je me suis toujours trouvé bête à pleurer. J’espère, madame, que vous serez indulgente.
À son bras, Alexandra fit le tour du salon où se trouvait une trentaine de personnes pendant que tante Amity se voyait confiée à un académicien un peu dur d’oreille et qu’Antoine rejoignait un groupe de jolies femmes où il fut accueilli avec un plaisir visible.
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