— Parlez pour vous ! protesta sa tante. Moi j’ai bien l’intention de sortir.
— Par ce temps ? Il pleut à verse.
— Les voitures sont faites pour éviter que l’on se mouille. Ce matin j’irai au musée du Louvre et je prendrai le lunch au salon de thé du magasin du même nom. Après quoi je m’offrirai une promenade dans le métropolitain.
— Quelle idée ! Quand vous êtes à New York vous ne mettez jamais les pieds dans l’Elevated Metropolitan Railway dont vous dites qu’il est sale et qu’il sent mauvais.
— Celui-là est paraît-il superbe. Tout neuf, souterrain et électrique. Enfin, il est tout neuf. Je veux voir ça.
Mrs Carrington se désintéressa de la question et tante Amity s’en alla joyeusement courir une aventure qui la tentait depuis quelques jours : rendre visite à la veuve du charcutier du faubourg Saint-Antoine qui, chaque jeudi après-midi, tenait dans son salon un petit cercle spirite.
Sa rencontre avec Mme Élodie Mignon datait de ce fameux 31 mars pour la célébration duquel miss Forbes avait traversé l’Atlantique par mauvais temps. Ce jour-là, laissant Alexandra à ses essayages, elle avait demandé un fiacre et s’était fait conduire au cimetière du Père-Lachaise, à l’entrée donnant sur la rue des Rondeaux car, bien renseignée par ses amis spirites de Philadelphie, elle savait par où pénétrer dans la grande nécropole. Arrivée là, elle pria son cocher de l’attendre et franchit, armée d’un parapluie et d’un bouquet de fleurs, les hautes portes en fer, remonta une large allée passant devant le crématorium au-dessus duquel une fumée noircissait un peu plus le ciel gris.
Elle n’eut pas à chercher. D’autres personnes se dirigeaient vers un important rassemblement de parapluies et de fleurs qui débordait largement autour de la tombe : un curieux monument en forme de dolmen abritant le buste, en cuivre poli, d’un homme à longues moustaches. Planté devant, un personnage à barbe de prophète, son chapeau haut de forme à la main en dépit de la pluie, adressait au défunt une courte harangue en gaélique suivie d’une invocation en bon français terminée par trois vers de Baudelaire.
Et plus tard un ange, entrouvrant les portes
Viendra ranimer, fidèle et joyeux
Les miroirs ternis et les flammes mortes…
L’émotion générale était à son comble et chacun semblait déplorer, comme si l’événement datait de la veille, le départ vers un autre monde d’Allan Kardec, Grand Druide dans une vie antérieure, et qui avait quitté cette terre trente-cinq ans plus tôt, en 1869.
C’était d’ailleurs une curieuse histoire que celle de ce pédagogue lyonnais né en 1804. Adepte du magnétisme de Mesmer il s’aperçut que, sous hypnose, il recevait d’étranges communications qui semblaient venir de nulle part. C’est en 1854, au cours d’une séance, qu’une femme en transe lui révéla que, dans une autre vie, quelques siècles plus tôt, il avait été le Grand Druide Allan Kardec et que les Esprits comptaient sur lui pour accomplir de grandes choses qui immortaliseraient ce nom. En fait, il était un remarquable médium qui, sous la « dictée des désincarnés », rédigea des ouvrages devenus par la suite non seulement les livres de référence mais les livres sacrés des spirites du monde entier. Miss Forbes, qui avait lu ces livres, était une adepte convaincue, bien décidée à entrer en contact avec les cercles français.
Les prières achevées, le cortège se forma en silence. Chacun, chacune venait déposer ses fleurs au milieu desquelles paraissaient de petites cartes ou des papiers pliés en quatre et contenant les vœux que l’on adressait au disparu. Après quoi on caressait de la main le buste de cuivre avant de s’écarter pour laisser place à une autre personne. Peu à peu, la stèle disparut sous les corolles aux nuances variées.
Comme les autres, Amity plia le genou pour déposer sa gerbe d’orchidées, passa sa main dégantée sur le cuivre poli puis quitta les abords immédiats du tombeau pour attendre la personne qui venait à sa suite. Elle avait remarqué, en effet, cette femme d’une cinquantaine d’années pas grande et plutôt ronde dont l’aimable visage aux joues vernies comme une pomme d’api ruisselait de tant de larmes qu’en dépit de nombreux reniflements et du secours d’un immense mouchoir bordé de noir elle n’arrivait ni à éponger ni à tarir. Son deuil cossu, fait de velours noir, d’un vaste voile de crêpe présentement rejeté en arrière et de bijoux de jais, devait être récent car elle avait beaucoup soupiré pendant la cérémonie avant de déposer auprès des fleurs de miss Forbes un énorme bouquet de roses blanches qui, selon l’Américaine, eussent été davantage de mise sur la tombe d’une jeune fille.
Tante Amity s’approcha d’elle quand elle rejoignit la grande allée :
— Vous semblez si malheureuse, madame, dit-elle, que je me permets de vous demander si je peux vous aider.
La petite dame regarda avec surprise cette grande femme à l’accent étranger souriant d’un air engageant sous un chapeau galette drapé d’une voilette et sommé d’autruche noire qui la faisait assez ressembler à un cheval de corbillard. Elle s’efforça de sourire à son tour :
— Vous êtes tout à fait bonne, madame, de vous soucier de moi. C’est l’émotion, voyez-vous ! Chaque fois que je viens sur la tombe de notre cher maître, je me sens bouleversée, surtout depuis que mon pauvre mari m’a quittée, voici deux ans…
— Deux ans ! Et vous le pleurez encore autant ?
— Oui. Que voulez-vous, ce qui me désole, c’est que maître Kardec ne m’a pas encore exaucée. Pourtant je lui demande toujours d’aider mon cher Eugène à venir me parler quand nous nous réunissons chez moi pour notre petit cercle spirite.
— Vous tenez un cercle ? s’écria miss Forbes vivement intéressée.
— Mais oui. Nous nous réunissons à une dizaine tous les jeudis après-midi.
— Vous préférez l’après-midi ? N’est-ce pas mieux le soir ?
— Non. Nous avons souvent des communications très intéressantes mais, je vous l’avoue, je suis émotive et s’il m’arrive d’assister à une séance nocturne je n’arrive plus à dormir ensuite. Cela m’impressionne trop.
Tandis que l’on se dirigeait vers la sortie du cimetière, plusieurs personnes vinrent saluer la petite dame dont le « cher disparu » avait été le meilleur charcutier du faubourg Saint-Antoine. Miss Forbes se présenta et, en tant qu’Américaine, reçut un accueil des plus aimables, puis on se sépara. Amity dont le fiacre attendait toujours proposa à sa nouvelle amie de la reconduire chez elle. Mme Mignon habitait à l’angle du faubourg et de la place de la Nation, près du collège Arago, une belle maison bourgeoise de construction récente où elle invita miss Forbes à prendre le thé.
— Il est facile de venir chez moi sans faire les frais d’une voiture car vous avez ici le métropolitain, dit-elle en montrant les balustrades et les étranges perce-neige géants en bronze vert qui encadraient l’entrée du souterrain.
L’Américaine décida de profiter pleinement de l’invitation même si cette escapade lui valait quelques sourires d’Alexandra et les sarcasmes de son frère. Mais, ce jour-là, le ciel était avec elle : Mrs Carrington restait cloîtrée et Stanley se rendait à Chantilly pour visiter des écuries et admirer le champ de courses… Ce fut donc avec un agréable sentiment d’excitation qu’après le déjeuner elle prit le « métro » et fit, sous terre, un voyage qu’elle trouva great fun et dont elle émergea presque sous les fenêtres de sa nouvelle amie.
Elle ne connaissait pas la pièce dans laquelle on l’introduisit car la dernière fois on avait pris le thé dans la salle à manger. C’était un salon pas très grand mais visiblement destiné aux séances de spiritisme. De grands rideaux de velours bleu foncé étaient tirés devant les fenêtres qu’ils occultaient entièrement. Au milieu, une table de bonne taille, ronde et entourée de chaises. Dans un coin un petit harmonium. Un vieux monsieur à lorgnon et barbiche grise s’occupait à placer une partition sur le chevalet. Quelques personnes, quatre femmes et deux hommes, bavardaient à mi-voix comme dans une chambre de malade.
Très fière de sa nouvelle recrue, Mme Mignon fit les présentations et Amity put constater que la veuve du charcutier réunissait chez elle des gens de milieux tout à fait différents. Il y avait une baronne, une couturière en chambre, une ancienne institutrice et une rentière qui semblaient d’ailleurs s’entendre à merveille et conversaient comme de vieilles amies. Du côté des hommes, outre M. Durant l’organiste, on comptait un vieux jardinier qui discutait sur le mode familier avec un personnage d’une soixantaine d’années dont la redingote élégante et la cravate d’épaisse soie grise piquée d’une perle de même couleur annonçaient un peu plus que de l’aisance. C’était visiblement un homme affable : sous une moustache et des favoris à la François-Joseph assortis à sa cravate, il montrait un visage rose et plein de bon vivant et des yeux bleus d’une grande douceur. Quant à ses dents, encore nettes, elles lui permettaient largement le sourire, ce dont il ne se faisait pas faute. Il s’appelait Nicolas Rivaud, ingénieur des Mines en retraite, décoré de la Légion d’honneur.
Quand son hôtesse le présenta, il s’inclina sur la main de miss Forbes avec une courtoisie parfaite en se déclarant ravi de rencontrer une dame américaine :
— L’un de mes aïeux, Jacques Rivaud, a combattu pour l’Indépendance des États-Unis, dit-il, et j’aime infiniment votre pays.
— Vous êtes venu chez nous ?
— Plusieurs fois. J’y compte quelques amis.
— Il se peut que vous en augmentiez le nombre aujourd’hui. À Philadelphie d’où je viens, l’histoire de cette période est sacrée pour nous. Dans quelle unité votre ancêtre a-t-il combattu ?
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