Tandis que s’activait autour d’elles le ballet empressé des serveurs, les trois femmes se faisaient nommer discrètement par leurs compagnons les plus célèbres des grandes « cascadeuses » présentes, ne cachant d’ailleurs pas que le faste de leurs toilettes leur semblait tout bonnement scandaleux :

— Tous ces hommes n’ont-ils pas chez eux des femmes honnêtes à qui offrir ces joyaux insensés ou bien sont-elles si laides ? remarqua sèchement Alexandra en dévisageant avec dédain la fort jolie blonde qui occupait son champ de vision et qui, sur une vague écumeuse de dentelles et de satin blanc, portait des rubis à faire pâlir un maharadjah. Antoine posa rapidement sa main sur le gant de l’Américaine.

— Moins haut, chère amie ! Si l’un de ceux qui sont ici vous entendait, vous passeriez, en dépit de votre beauté, pour ce qu’ils détestent le plus : une bourgeoise pudibonde !

— Et que m’importe à moi l’opinion de ces hommes ? Je ne les connais pas.

— Mais vous souhaitez les connaître puisque certains appartiennent à cette aristocratie qui vous attire. Ce monocle est celui du prince de Sagan, ces jolies moustaches claires celles du duc d’Uzès. Il y a là le prince Murât sans compter quelques fortunes industrielles : le cognac Hennessy, le sucre Lebaudy…

— Et où se trouvent les épouses ? demanda miss Forbes.

— Précisons d’abord que tous ne sont pas mariés, fit Orseolo, et je gage qu’en Amérique les célibataires ne se comportent pas autrement. Quant aux autres, leurs femmes sont en voyage, sur la Côte d’Azur, dans leur château ou plus simplement dans leur lit. Que leurs maris participent à une joyeuse réunion d’amis ne les trouble pas et ne leur enlève rien.

— En tout cas, dit sa femme en riant, je saurai à l’avenir où vous passez vos soirées quand vous venez à Paris sans moi. On dirait que vous êtes connu ?

— Ne m’en prêtez pas plus qu’il ne faut, Elaine. Je n’y viens pas si souvent mais Hugo, le maître d’hôtel, possède une fantastique mémoire : il lui suffit d’entendre un nom pour ne plus l’oublier et pas davantage le visage qui l’accompagne. Il peut me rencontrer dans dix ans, il saura toujours qui je suis.

— Moi je partage l’avis de ces dames, marmotta l’oncle Stanley. Comment peut-on se ruiner pour une femme quand il y a les chevaux ? Je viens d’acheter en Angleterre une paire d’irlandais superbes.

Parti sur son sujet favori, il en avait pour un moment. Pendant ce temps et tout en dégustant un superbe homard Thermidor, Alexandra et sa tante prêtaient l’oreille aux conversations de leurs voisins. Tout le monde semblait se connaître et l’on riait beaucoup de plaisanteries qu’elles ne comprenaient pas toujours. En vérité, Alexandra regrettait un peu sa curiosité. Elle avait voulu voir le Paris où l’on s’amuse et elle s’y trouvait bien plus étrangère que dans la rue. Habituée à rassembler tous les regards sur sa personne, elle s’apercevait qu’on ne prêtait guère attention à elle et que les bijoux de ces créatures réduisaient les siens à une honnête moyenne… Une idée lui vint qu’elle exprima aussitôt sans se rendre compte qu’elle parlait tout haut :

— Mais c’est évident ! Tous ces bijoux sont faux !

— Eh non, soupira Antoine. Vrais ! Regardez cette blonde en robe rose pailleté qui fume un cigare. Elle s’appelle Émilienne d’Alençon et je peux vous assurer de l’authenticité des diamants répandus sur toute sa personne. Certains ont même fait partie des joyaux de la couronne de France. Et voyez celle-ci !

Il désignait une fille au teint ambré, aux yeux de jais, mince comme un torero dans une robe collante en satin pourpre cousue de topazes qui laissait planer sur tous les hommes, sauf sur celui qui l’accompagnait, un regard conquérant :

— Eh bien ? fit Mrs Carrington.

— Eh bien, le collier de diamants qui ruisselle à son cou appartenait à la reine Marie-Antoinette. Quant aux « poires » de ses oreilles, elles pèsent chacune cinquante carats. Elle s’appelle Caroline Otero et elle est danseuse aux Folies-Bergère.

Alexandra n’écoutait plus : elle dévorait du regard, avec des larmes de rage, ce joyau qui avait paré « sa » reine et dont cette fille publique osait orner un corps à vendre. Antoine comprit trop tard ce qu’il venait de dire en voyant les yeux sombres de son amie se charger d’éclairs. Elle se leva à demi et, comprenant qu’elle allait peut-être faire quelque éclat, il se leva lui aussi comme s’il allait inviter la jeune femme à danser mais, juste à cet instant, un nouveau couple fit son apparition et la jeune Américaine, à sa vue, oublia son indignation et se rassit lentement. Antoine suivit son regard et le vit s’agrandir sans qu’il comprît pourquoi car la nouvelle venue était un miracle de simplicité : longue, mince et souple comme un grand lys et comme lui toute vêtue de blanc, elle avait un visage de madone italienne sous un double bandeau de cheveux noirs et lustrés ramenés sur sa nuque en un lourd chignon piqué de perles. D’autres perles encore, admirables, à son cou de cygne et à ses minces poignets. Les yeux sombres étaient longs comme une nuit d’angoisse. Un murmure admiratif salua son entrée mais elle ne parut pas s’en apercevoir. Maniant languissamment un éventail de plumes blanches, elle flotta vers la table que Hugo écartait pour elle. Un homme en habit la suivait :

— Qui est-ce ? demanda Alexandra.

— Une jolie femme, n’est-ce pas ? C’est Liane de Pougy, la grande dame de la galanterie. Elle ne vient pas tous les soirs…

— Je ne vous parle pas d’elle mais de lui, de l’homme qui l’accompagne ?

Antoine eut à peine le temps de s’étonner du ton altéré de la jeune femme. Déjà Orseolo se chargeait de la réponse :

— Un homme superbe, n’est-ce pas ? Si nous n’étions pas chez Maxim’s j’aurais plaisir à vous le présenter car nous sommes amis d’enfance. Sa mère, Catarina Morosini, est une princesse de chez nous.

— Un Vénitien ?

— À demi, et à demi français : c’est le duc de Fontsommes. Un grand nom, une belle fortune… et sans doute l’un des hommes les plus séduisants d’Europe.

— Je vois. Don Juan en personne ! Et il s’affiche avec une courtisane ?

Alexandra cracha le mot plus qu’elle ne le prononça, avec un maximum de mépris qui fit lever les sourcils du comte :

— Que vous êtes dure ! Il ne faut pas vous y tromper : Liane est une courtisane dans le style de la Renaissance italienne, fort cultivée et très pieuse. Dans son hôtel du parc Monceau, elle reçoit des princes mais aussi des hommes de lettres, des politiciens, des artistes… Ne l’emmène pas souper qui veut. Il faut être de ses amis.

— Comme apparemment ce personnage. Et… il est marié ?

— Jean ? Jamais de la vie. Il attend celle qui saura lui faire oublier toutes les autres ou tout au moins qui lui plaira assez pour qu’il ait envie de passer sa vie entière avec elle.

Antoine, devinant quelque chose d’anormal, laissait parler l’Italien, se contentant d’observer la jeune femme. Soudain, il vit qu’elle rougissait et baissait la tête. Se détournant légèrement il parvint à regarder celui dont on parlait. Fontsommes venait à son tour de reconnaître sa belle inconnue et la fixait avec une insolence où entrait peut-être une déception. Visiblement, la présence d’Alexandra chez Maxim’s le choquait. Ses lèvres fermes et bien dessinées eurent une moue de dédain et, avec un léger haussement d’épaules il se consacra au choix du menu.

Alexandra sentit ce qu’il pensait et reçut son mépris comme une gifle. Vivement, elle se pencha vers Antoine :

— Tony ! murmura-t-elle. Je ne me sens pas bien. Voulez-vous me ramener à l’hôtel ?

Il fut debout tout de suite cependant que l’oncle Stanley protestait :

— Vous voulez rentrer déjà ? Mais nous commençons tout juste notre souper et c’est excellent !

— Finissez sans moi ! Et surtout excusez-moi… Je ne veux pas gâcher votre soirée.

— Alors Amity ira avec vous. Il n’est pas convenable que vous rentriez seule avec un homme.

Il fallut bien que miss Forbes s’exécutât. À son grand regret, elle suivit Alexandra, qui traversait la salle d’un pas royal les yeux fixés sur la porte, avec l’impression désagréable de jouer les duègnes de comédies espagnoles. En outre elle avait encore faim et dans la voiture qui les emporta elle ne put s’empêcher de protester :

— Je ne comprends pas ce qui vous a pris, Alexandra. Ce « mauvais » lieu m’est apparu fort convenable à moi. Nous n’avons pas fini notre souper et nous n’avons rien vu !

— Que vouliez-vous donc voir ? soupira la jeune femme qui, les yeux fermés, laissait aller sa tête contre le drap du capitonnage.

— Tout ! Maisie Singleton m’a raconté que lorsqu’elle a soupé chez Maxim’s cette Otero a dansé sur une table imitée par une princesse russe et que toutes deux ont bu du champagne dans un seau !

— Tony ! pria Alexandra sans ouvrir les yeux, quand je serai arrivée, vous ramènerez ma tante au restaurant. Elle a toujours détesté être privée de dessert.

Celui-ci ne répondit pas. Assis devant Alexandra, il l’observait avec attention, essayant de comprendre ce qui venait de se passer et surtout la réaction soudaine de son amie. Existait-il une relation quelconque entre Alexandra et Jean de Fontsommes qu’il connaissait superficiellement ? Mais alors, où et quand avaient-ils pu se rencontrer ? Pour ce qu’il en savait le jeune duc n’était jamais allé en Amérique.

CHAPITRE IV

SPIRITISME ET MONDANITÉS...

Le lendemain, Alexandra était d’une humeur massacrante. Dès le petit déjeuner, elle se déclara fatiguée et décida de rester dans son appartement sans recevoir personne :

— Quand Tony téléphonera pour savoir ce que nous voulons faire, dites-le-lui. Nous ne mettrons pas le pied dehors avant demain.