À sa façon volubile quand elle était émue, miss Forbes présenta à sa nièce Elaine Chandler, fille d’une de ses bonnes amies de Boston qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps :

— Elaine ressemble à sa mère d’une façon étonnante, proclama-t-elle, je l’ai reconnue tout de suite. N’est-ce pas merveilleux ?

— Ce serait tout à fait merveilleux si vous me présentiez aussi Monsieur ? fit Alexandra en regardant le jeune homme qui attendait placidement qu’on voulût bien s’occuper de lui. Êtes-vous aussi de Boston ? lui demanda-t-elle avec un sourire qu’il lui rendit :

— Dio mio ! Non ! fit-il en saluant avec aisance la nouvelle venue. Moi, je suis de Venise : comte Gaetano Orseolo, attaché à cette charmante jeune dame par les liens sacrés du mariage.

Alexandra considéra avec amusement cet Italien roux en pensant que le nombre des Américaines qui prenaient époux dans l’aristocratie européenne grossissait de façon inquiétante. Néanmoins, un courant de sympathie s’établit aussitôt entre elle et les Orseolo et, comme il arrive parfois à l’étranger lorsque l’on rencontre des compatriotes agréables, au bout de quelques minutes de conversation, tous eurent l’impression de se connaître depuis longtemps.

Elaine et Gaetano venaient d’arriver au Ritz où ils séjournaient chaque printemps pour voir leurs nombreux amis, renouveler la garde-robe de la jeune femme et s’amuser un peu après les mois d’hiver qui, à Venise, étaient toujours un peu tristes.

— Il n’est pas rare qu’à la mauvaise saison nous passions trois ou quatre semaines dans le midi de la France, expliqua Elaine, mais cette année mes deux enfants ont attrapé la rougeole et nous sommes restés auprès d’eux. Comment se fait-il que vous soyez seules toutes deux à Paris ?

— Mon époux n’a pas pu m’accompagner comme il l’espérait, fit Alexandra, mais mon oncle Stanley nous a conduites jusqu’ici puis s’est rendu pour quelques jours en Angleterre. Il revient ce soir. En outre, nous sommes escortées par un vieil ami parisien dont vous avez peut-être entendu parler : le peintre Antoine Laurens.

— Antonio ? Certamente ! fit le comte qui paraissait ressentir un vif plaisir. Nous serons enchantés de le revoir ! Il y a au moins deux ans que nous n’avons eu cette joie ! N’est-ce pas, Elaine ?

— Certes, approuva la jeune femme. Sous un aspect un peu rugueux c’est un homme adorable. Et il vous sert de mentor ?

— Je ne suis pas certaine que cela l’enchante, remarqua tante Amity. Si nous ne l’avions rencontré sur le bateau, il serait déjà parti pour sa maison de Provence mais Alexandra a décidé qu’il nous montrerait Paris !

— Et il a accepté ? fit Gaetano en riant, il est vrai que l’on ne doit pas refuser grand-chose à une aussi jolie femme. Néanmoins ce célibataire impénitent ne représente peut-être pas l’escorte idéale.

— Aucune importance ! s’exclama sa femme. Désormais nous sommes là et tout indiqués pour vous accompagner partout où vous voudrez aller. En outre, nous connaissons tellement de monde ! Antoine pourra rejoindre sa chère maison…

Pendant ce temps l’intéressé errait dans Paris comme une âme en peine. Caché au fond d’un fiacre, il s’était fait conduire rue Saint-Dominique où il avait rêvé quelques minutes devant certain hôtel aux volets clos qui offrait une curieuse impression d’abandon. Ensuite, il donna ordre au cocher de se diriger vers les Champs-Élysées où il fit faire halte de nouveau. Cette fois la demeure semblait habitée mais Antoine ne quitta pas sa voiture pour autant, bien qu’il mourût d’envie de sonner à ce portail toujours aussi soigneusement verni afin d’apprendre quelques nouvelles. Cependant il savait d’avance qu’il n’essaierait pas d’entrer, qu’il ne ferait rien pour reparaître si peu que ce soit dans la vie de Mélanie tant que ne seraient pas écoulés les deux ans de probation qu’il lui avait imposés. Ce petit pèlerinage à des lieux qui lui restaient chers, il l’accomplissait dans l’espoir secret d’apercevoir peut-être un visage, une silhouette… Grave imprudence, bien sûr ! Comment eût-il réagi dans ce cas, il n’en savait rien mais il n’avait pu s’empêcher d’y aller. Tout cela, bien sûr, eût été évité si, à son retour d’Amérique, il n’avait fait que traverser Paris, d’un train à un autre. Chez lui, à Château-Saint-Sauveur, les souvenirs qu’il retrouverait n’appartenaient qu’à lui. Seuls sa vieille maison et le ciel de Provence les partageaient.

Quand enfin il alla rejoindre ses Américaines, il se sentait décidé à leur demander son congé. Il en avait assez de la capitale. Il y connaissait trop de monde et, en outre, il savait que si les cancanières toujours à l’affût le prenaient pour l’amant d’Alexandra il n’en éprouverait aucun plaisir. Même si, par moments, l’idée lui en avait traversé l’esprit. Soumettre cette arrogante constituerait peut-être une expérience délectable à condition d’oublier que ce corps somptueux cachait une âme de glace où l’on pouvait se blesser. Il serait tellement plus agréable de retrouver son égoïste et si confortable sérénité. Et le plus tôt serait le mieux.

Aussi fut-il heureusement surpris de constater, en arrivant au Ritz, qu’Alexandra venait de s’y faire des amis tout à fait capables de le relever de sa mission. Il arborait, en les saluant, un sourire tellement épanoui qu’Orseolo flaira quelque chose et le tira à part :

— On dirait que vous n’avez jamais été aussi content de nous voir ? Je parierais que vous entendez déjà siffler le train qui vous ramènera en Avignon ?

— Je mentirais si je disais le contraire. En vertu de cette franchise, vous me croirez peut-être si je vous affirme que je suis infiniment heureux de vous rencontrer ? Vous et votre exquise épouse êtes chers au cœur de l’ermite que je suis.

— Alors prouvez-le-nous !… en restant encore quelques jours. Ensuite nous nous chargerons avec joie de votre belle Américaine. J’avoue d’ailleurs que je vous comprends mal : être le cavalier d’une pareille beauté doit être exaltant ? Et je vous ai connu plus… inflammable.

— J’aurais pu l’être… en d’autres circonstances. Mais quiconque tenterait une cour un peu pressante ne ferait que confirmer l’idée qu’elle a des Européens en général et des Français en particulier : ce sont des coureurs de dots et des pervers. Seul l’Américain est grand, noble et digne d’être aimé.

— Avouez-le ! Vous êtes vexé ?

— C’est mon orgueil national qui est vexé… Cela dit, je resterai bien volontiers avec vous… trois ou quatre jours.

Le lendemain soir, tout le groupe augmenté de l’oncle Stanley, pas autrement enchanté d’ailleurs, se rendait à la Comédie-Française pour y applaudir la pièce que l’on se devait d’avoir vue depuis que le roi d’Angleterre l’avait applaudie l’année précédente. En vérité les trois Américaines apprécièrent mal l’Autre Danger de M. Maurice Donnay. La lutte d’une mère et de sa fille pour l’amour d’un homme leur parut déprimante en dépit – ou peut-être à cause – de l’extrême talent des interprètes, voire choquante et, à la sortie, elles décidèrent qu’après un spectacle aussi triste il leur fallait souper dans un endroit gai.

— Nous voulons aller chez Maxim’s ! déclara Alexandra, porte-parole de sa tante et d’Elaine.

Ce fut un tollé dans le clan des hommes :

— Les dames convenables n’entrent pas là ! protesta Orseolo, Elaine le sait bien.

— Toutes nos amies y sont allées ! fit Mrs Carrington et il n’y a aucune raison que vous nous priviez de ce plaisir dès l’instant où nous sommes bien accompagnées.

— Vous aussi vous trempez dans le complot ? reprocha Stanley Forbes à sa sœur. À votre âge et alors que vous devriez donner l’exemple ?

— C’est justement à cause de mon âge que j’estime avoir assez attendu. Alexandra a raison. Toutes les Américaines qui viennent en France se rendent chez Maxim’s. De quoi aurons-nous l’air en rentrant si nous n’y allons pas ?

Il s’agissait bel et bien d’une conspiration contre laquelle les trois hommes renoncèrent à lutter d’autant plus facilement qu’Antoine et le comte étaient persuadés que, n’ayant pas retenu de table, il serait impossible au maître d’hôtel Hugo de caser six personnes. Un moment plus tard, deux voitures de place les déposaient avec leurs compagnes devant le célèbre restaurant de la rue Royale où le chasseur Gérard, en livrée bleue et casquette rouge, aida les dames à descendre puis ouvrit devant eux la porte vitrée sertie de cuivre et d’acajou au-delà de laquelle ils trouvèrent l’homme qui normalement devait les refouler.

Or, Hugo, après avoir salué courtoisement les dames, reçut Antoine et le comte en habitués et leur déclara, sur un ton de doux et souriant reproche, qu’ils avaient commis une imprudence en ne prévenant pas de leur arrivée mais que la chance était avec eux : le grand-duc Wladimir, obligé de rentrer en Russie en raison de l’éclatement du conflit russo-japonais pour la possession de Port-Arthur, avait décommandé sa table. Ravies, les trois Américaines victorieuses pénétrèrent les yeux grands ouverts dans ce qu’elles croyaient être l’antre de la débauche parisienne.

Si elles espéraient un endroit louche, plein d’ombres complices et de dames fort dévêtues, leur première impression fut une déception. Maxim’s pouvait rivaliser victorieusement de faste et d’élégance avec les plus huppés des restaurants new-yorkais.

Sur un décor de tentures pourpres, d’acajou ciselé et de miroirs encadrés par des volutes de citronnier et sur le cuir fin des banquettes s’enlevait, éclairée par les globes roses des petites lampes, une frise d’habits noirs et de gilets, chemises et cravates blanches qui semblait posée là tout exprès pour faire ressortir les robes fastueuses, les épaules nues et les innombrables diamants qui les paraient. Toutes ces femmes étaient belles, jeunes, scintillantes et l’orchestre tzigane de Riga, qui abritait sous les palmes vertes d’immenses aspidistras d’arrogantes moustaches noires et bien cirées, jouait tout exprès pour ajouter dans leurs yeux une part de rêve à l’éclat du champagne et soulever d’émotion les plus belles poitrines de Paris.