Connaissant ses goûts, elle choisit quelques belles roses mêlées de lilas blanc puis, son achat terminé, décida de rentrer à l’hôtel en passant par la rue de la Paix où elle désirait s’arrêter chez Doucet. Le temps vif et frais mais déjà ensoleillé était idéal pour la marche et Alexandra se dirigea vers le boulevard de la Madeleine dont les marronniers laissaient pointer leurs pousses d’un joli vert tendre et semblaient l’inviter à venir les admirer.

Sans trop savoir pourquoi, elle se sentait heureuse et légère ce jour-là. Paris lui plaisait de plus en plus et elle y éprouvait l’impression toute nouvelle d’en faire partie. Elle ne se sentait pas étrangère comme quelques années plus tôt à Londres. Cela tenait peut-être à la couleur du ciel – un bleu léger où les petits nuages avaient l’air de plumes tombées des ailes d’un ange – ou encore à l’odeur d’herbe mouillée, de fumée de tabac et même de crottin de cheval mais elle avait la sensation d’être chez elle tout autant que si elle se promenait sur la 5e Avenue.

Au coin du boulevard, une jeune femme enveloppée d’un châle de laine tricotée et coiffée d’un fichu vendait des violettes dans un grand panier garni de mousse. Alexandra, amusée par le contraste avec le superbe magasin dont elle sortait, en acheta un bouquet que la marchande l’aida à fixer sur son grand manchon de zibeline avec une gentillesse que l’Américaine jugea touchante. Elle paya d’une pièce d’or et d’un sourire puis reprit son chemin sans se douter que le Destin venait à sa rencontre.

Au même moment, en effet, Jean, neuvième duc de Fontsommes, quittait le très élégant Cercle de l’Union où il venait de déjeuner avec un ami et décidait de se rendre chez Fontana, l’orfèvre de la rue Royale, pour y choisir une aiguière qu’il souhaitait offrir à sa mère. Soudain son regard tomba sur la jeune femme qui venait à sa rencontre et ne la lâcha plus.

Elle portait un tailleur de fin drap gris clair dont la veste, assez courte, était ourlée de zibeline et dont la jupe collante moulait agréablement ses formes. Sous la toque de même fourrure, la masse de ses cheveux relevés brillait comme de l’or. Lorsqu’ils se croisèrent, il distingua, sous la légère voilette, de grands yeux sombres et veloutés et de belles lèvres pleines d’un rouge particulièrement attirant. Quant au teint, il lui parut lumineux.

« Qui peut-elle être ? pensa-t-il. Je ne l’ai jamais vue. Son costume est assez audacieux pour que ce soit une cocotte… »

Rebroussant aussitôt chemin, il revint rapidement au Cercle comme s’il avait oublié quelque chose puis repartit pour voir l’inconnue une nouvelle fois. Peut-être avait-elle remarqué son manège car il put lui voir un léger sourire moqueur. Alors, il se mit à la suivre.

Cela ne se faisait pas en Amérique et Alexandra, qui s’en aperçut bientôt et se fût sentie offensée à New York, s’en amusa à Paris. Elle trouvait agréable de croiser des regards admiratifs et, en la suivant, ce jeune homme rendait à sa beauté une sorte d’hommage, peu discret sans doute, mais pas déplaisant. D’autant moins que l’insolent paraissait beau, élégant et que son allure annonçait un homme du monde et, plus que certainement, un aristocrate. Il possédait ce quelque chose de rare qui distinguera toujours l’ancienne noblesse, celle qui avait commandé dans les armées du roi et, à Versailles, porté habits de soie et plumes au chapeau.

Ce n’était pas la première fois qu’un homme suivait Alexandra. Elle y prenait toujours un secret plaisir, quitte à remettre l’imprudent à sa place d’un mot glacial et à s’indigner ensuite, en bonne fille de la prude Amérique, que Paris fût si dépravé. Mais ce jour-là et peut-être parce que la façon un peu cavalière dont Antoine s’était débarrassé d’elle la veille lui avait déplu, elle choisit de jouer le jeu, pendant quelques instants tout au moins. Et sans qu’elle en eût conscience sa démarche se fit plus légère et plus souple. Elle poussa même l’imprudence jusqu’à ralentir et s’arrêter afin de regarder une vitrine dont elle eût d’ailleurs été bien incapable de dire ce qui s’y trouvait exposé. Elle s’intéressait davantage aux reflets de la glace.

Elle vit alors que son suiveur la dépassait mais pour s’arrêter un peu plus loin, au pied d’un arbre, et s’accorda le plaisir un peu pervers de le détailler. Incontestablement, cette conquête lui faisait honneur. Le jeune homme – il pouvait avoir une trentaine d’années – était grand et mince mais vigoureux. Sa jaquette admirablement coupée épousait des épaules de corsaire, une taille et des hanches étroites posées sur de longues jambes. Les traits du visage, entièrement rasé, se montraient nets, bien dessinés et sans mièvrerie. Quant aux yeux, ils semblaient grands et bien enchâssés mais, à son grand regret, Alexandra ne put en distinguer la couleur.

Devinant que l’inconnu allait s’approcher d’elle, la belle Américaine reprit sa promenade à une allure plus rapide, comme si elle venait tout juste de décider d’un but précis. Fontsommes lui emboîta le pas et, l’un derrière l’autre, ils parvinrent ainsi rue de la Paix où, sans hésiter, Alexandra entra chez Doucet, pensant que la filature s’arrêterait là et que son suiveur allait s’éloigner. Elle s’avoua volontiers qu’elle en éprouverait un peu de regret puis s’efforça de l’oublier en se consacrant au choix d’une ou de deux robes d’après-midi.

Or, quand elle voulut sortir du magasin, trois bons quarts d’heure plus tard, elle vit qu’il était toujours là. Il l’attendait en faisant les cent pas et elle comprit, avec une petite émotion, qu’il ne la lâcherait pas jusqu’à ce qu’il sût où elle habitait. Alors, pour lui échapper, elle pria le portier de lui appeler un fiacre et, dès qu’il fut là, elle s’y précipita comme si sa vie dépendait de sa rapidité, en jetant au cocher l’ordre de la conduire aux Champs-Elysées. Son admirateur s’aperçut de son départ au moment où la voiture s’ébranlait. Il eut un geste de dépit puis, haussant les épaules avec une philosophie qu’il n’éprouvait pas vraiment, il tourna les talons et rejoignit le boulevard, l’humeur assombrie pour la journée.

Grand chasseur de femmes, Fontsommes, comme beaucoup de ses semblables, prenait un plaisir d’autant plus vif à traquer son gibier que celui-ci se montrait plus difficile. Rien ne lui coûtait pour satisfaire le désir éveillé par un corps souple joint à un joli visage. Riche et libre de son temps, il y consacrait celui qu’il fallait et parvenait à ses fins la plupart du temps. Mais, ayant horreur des liaisons qui finissent par devenir des charges insupportables, il rompait presque toujours une fois la victoire acquise. S’il s’agissait d’une demoiselle de petite vertu, un joli présent lui servait d’excuse et si la victime était une femme du monde, il parvenait en général à en faire une amie dévouée, d’ailleurs persuadée qu’il se sacrifiait à sa réputation et qu’un jour ou l’autre le jeu charmant reprendrait. Quant aux jeunes filles il ne s’y attaquait jamais, la virginité d’un être étant pour lui sacrée. Si l’une d’elles se retrouvait un soir dans ses bras, elle serait devenue duchesse de Fontsommes quelques heures auparavant mais jusqu’à présent aucune n’avait encore réussi à l’amener jusque-là.

Cette sage retenue ne lui coûtait guère. Il trouvait la plupart des demoiselles à marier sottes et ennuyeuses. Outre qu’il ne se sentait aucune disposition pour l’initiation amoureuse, il ne savait jamais quoi leur dire, le résultat de ses discours étant toujours d’une grande monotonie. À la moindre parole, la jeune personne devenait ponceau et baissait les yeux en tortillant le ruban de sa ceinture. S’il arrivait que l’une d’elles, plus hardie peut-être que les autres, glissât vers lui un regard un peu trop brillant où se lisait une invite, il saluait et s’éloignait sans perdre de temps, pris d’une envie d’appliquer une bonne fessée à cette future femme infidèle.

— Gianni ! Il faudrait tout de même songer à vous marier avant d’être devenu un vieillard cacochyme ! lui reprochait souvent sa mère avec son joli accent vénitien. Vous vous devez à votre nom… et j’aimerais tant embrasser mes petits-enfants !

Il prenait alors entre les siennes les belles mains toujours ornées de bagues admirables et les baisait avec une infinie tendresse.

— J’ai le temps, madre mia. Laissez-moi m’amuser encore un peu ! Ou alors trouvez-moi une jeune fille qui vous ressemble en toutes choses ! Fût-elle pieds nus dans des sabots, je jure qu’elle sera ma femme dans la semaine suivante !

Il était sincère. Aucune femme ne lui semblait digne de devenir la fille de cette grande dame si douce en qui se résumaient toutes les perfections. Aussi, en attendant l’improbable, il retournait d’un cœur léger à ses chevaux, à ses amis, à ses amours qu’il voulait toujours ardentes et passionnées tant qu’elles duraient même s’il ne disait jamais « je t’aime ».

Néanmoins, sa rencontre avec Alexandra le frappa plus que d’habitude, un peu à la manière d’un coup de soleil. Le souvenir des lignes exquises de son corps, de ses grands yeux sombres et de la splendeur de ses cheveux dorés lui enfiévra le cerveau et fit flamber son sang. Décidé à tout pour la retrouver, il retourna rue de la Paix pour interroger le portier de chez Doucet qui d’ailleurs ne lui apprit pas grand-chose car il ne savait pas le nom de cette dame, cliente de fraîche date. Tout ce que l’homme à la livrée galonnée put lui en dire tenait en trois mots : elle était étrangère. « En ce cas, pensa Fontsommes, elle doit être descendue dans l’un des grands hôtels environnants et ce ne sera pas très difficile de la dénicher. Une telle beauté ne peut pas passer inaperçue… »


Pendant ce temps, Alexandra rentrait au Ritz par la porte de la rue Cambon après avoir fait rebrousser chemin à son fiacre dès le début des Champs-Élysées. Cette courte promenade lui avait permis d’apaiser un peu l’émotion inhabituelle provoquée par l’inconnu. Et ce fut d’un pas assez ferme qu’elle pénétra dans le hall de l’hôtel où une surprise l’attendait : tante Amity y bavardait sur le mode affectueux avec une très jolie femme blonde et un homme un peu plus âgé qu’elle au visage ouvert et sympathique, tous deux d’une extrême élégance.