Ce soir-là pourtant le café était presque vide. Moins à cause de l’heure tardive qu’en raison du mauvais temps de ce début de printemps. Même la chaleur réconfortante du gros poêle de fonte ne pouvait convaincre les clients de quitter leurs pantoufles. Seul, un jeune couple qui se tenait au plus obscur du café, là où l’on avait déjà éteint les papillons du gaz, s’y parlait bas devant des verres vides depuis longtemps et y tenait lieu de consommateurs avec un vieil homme à longue moustache grise que l’on aurait pu prendre pour un notaire de province s’il n’avait porté, été comme hiver, une casquette dont les bavolets retombaient le long de ses joues. On l’appelait le père Moineau parce qu’il tenait des conversations interminables avec ceux du quartier en leur distribuant du pain et des graines. On savait peu de chose sur lui sinon qu’il était sans famille, devait toucher quelque rente et habitait une vieille maison dans la rue Campagne-Première.

Chaque jour, il passait des heures à la Closerie, lisant son journal, jouant aux cartes avec l’un ou l’autre ou encore perdu dans ses pensées. Comme il parlait peu, savait écouter et payait volontiers un coup à boire, on l’aimait bien et il n’était pas rare qu’il fût le dernier client avant la fermeture.

L’entrée d’Antoine en habit, le paletot et l’écharpe blanche sur les épaules, ne parut pas l’émouvoir. Il se contenta d’un geste amical mais appela le patron en tablier qui, les manches retroussées, essuyait des verres du geste machinal de quelqu’un qui dort debout. Celui-ci salua l’arrivant d’un jovial :

— Dieu me pardonne si c’est pas monsieur Antoine ? Et d’où c’est qu’vous nous revenez comme ça ? Y a des mois qu’on vous a pas vu !

— Vous savez bien que je suis un oiseau migrateur, mon vieux Lucien. Mais ça fait toujours plaisir de revenir ici.

— En tout cas, qu’est-ce que vous voilà chic ! Vous nous avez pas habitués à vous voir si beau ! Un vrai milord !

— C’est l’uniforme de rigueur pour aller s’ennuyer à l’Opéra.

Lucien éclata d’un bon gros rire :

— Si c’est pour s’embêter faut pas y aller.

— J’y conduisais deux amies américaines qui m’ont demandé de leur faire connaître Paris. Il faut bien se dévouer de temps en temps… À présent servez donc à tout le monde un bon verre de votre cognac personnel.

Lucien se pencha au-dessus du zinc pour s’approcher de l’oreille de son client :

— Sauf vot’respect, monsieur Antoine, pour les deux petits qui sont là-bas, vaudrait mieux leur donner quelque chose qui tiendrait au corps. Ça fait des heures qu’y sont ici et ils ont bu qu’un café. J’allais même leur donner du pain et du pâté avant de les renvoyer pour fermer. Et par ce temps !

— Ils n’ont pas de maison ?

— Elle, si… et encore ! Elle sert de bonne à une fille qui tient une maison rue de la Tombe-Issoire mais lui, sa logeuse l’a mis dehors ce soir parce qu’il pouvait plus payer…

— Il fait quoi ?

— Il est étudiant en droit mais ça coûte les études surtout quand on vient de province et qu’on n’a pas grand-chose pour vivre.

— Alors rectifions la commande : cognac pour le père Moineau, vous et moi. Pour eux, de quoi manger, une bouteille de beaujolais et… ceci quand ils auront fini mais sans parler de moi. J’ai horreur qu’on me dise merci.

De son portefeuille, Antoine tira un billet de cent francs qu’il glissa dans la main du patron dont les yeux se mouillèrent un brin.

— J’vous reconnais bien là, monsieur Antoine. Toujours aussi généreux !

— Tant qu’on le peut ce serait criminel de ne pas le faire.

Jetant son paletot et son chapeau claque sur une chaise, le peintre alla s’affaler sur la moleskine auprès du vieil homme qui se détourna pour lui serrer la main :

— Lucien a raison. Ça fait un bail !… Vous étiez en voyage ?

— En quelque sorte ! Comment va votre santé, mon ami ? Est-ce que vous ne devriez pas être sous votre édredon à cette heure et par ce temps ?

— Sous mon édredon, comme vous dites, je m’ennuie. J’ai l’impression d’être déjà mort. Ici je suis à l’aise, j’ai aussi chaud et puis j’ai de la compagnie…

— Comment va Moréas ?

— Le Grec ? Il a la grippe, alors il est bien obligé de rester chez lui mais il enrage.

Lorsque le patron, les consommations servies, eut trinqué avec eux puis se fut éloigné pour préparer des « casse-croûte aux petits jeunes », la voix du père Moineau baissa de plusieurs tons :

— Vous rapportez des… choses intéressantes ? Ces Américaines ?

— Des amies, donc intouchables. Je le regrette un peu d’ailleurs car je ne vous cache pas qu’elles m’agacent. Une surtout ! Tellement sûre d’elle, de sa beauté… et de son absence de tempérament ! Croyez-vous qu’elle compare l’amour au courant électrique ?

Le vieil homme se mit à rire et dégusta son cognac, les yeux mi-clos, en connaisseur.

— Est-ce que vous lui faites la cour ?

— Dieu m’en garde ! Pourtant… Ce serait assez tentant de lui donner une leçon.

— Donnez-la-lui !

— Je n’en ai pas vraiment envie… et, de toute façon, mon charme serait sans doute insuffisant bien que son mari soit plus âgé que moi. Il faudrait, pour faire craquer son vernis de femme supérieure – du moins elle le croit ! –, les feux d’une grande passion. Je suis tout à fait incapable de la lui offrir.

— Pourquoi est-elle venue en France ?

— Acheter des tas de choses, s’amuser. Le mari est resté là-bas et elle est escortée d’une vieille tante. Ah, et puis traquer le fantôme de la reine Marie-Antoinette ! Je ne vous cache pas que j’en ai déjà assez de lui servir de mentor. Le monde dont elle raffole m’ennuie.

— Alors, oubliez-la ! Et croyez-moi, ce genre de femme trouve tôt ou tard son maître… Vous n’avez vraiment rien à me vendre ?

Autant dire les choses comme elles sont, le père Moineau, le doux habitué de la Closerie des Lilas avec sa casquette à bavolets et son col à coins cassés, exerçait le métier discret mais lucratif de receleur. Quand Antoine souhaitait vendre un bijou volé, c’était à lui qu’il s’adressait car il le connaissait depuis longtemps et se fût bien gardé d’en chercher un autre. Le vieil homme, en effet, se montrait habile, discret et honnête à sa manière. En outre, collectionneur averti – son petit appartement sans prétention contenait des trésors –, il possédait, en matière de joyaux et d’objets d’art, une étonnante érudition.

— J’ai rapporté de Colombie quelques belles émeraudes mais je les ai eues le plus légalement du monde. Je vous en porterai une néanmoins. Pour le plaisir. À part cela, je vous donnerai demain deux ou trois objets intéressants. J’irai chez vous vers onze heures.

— Pourquoi êtes-vous venu ce soir ?

— Besoin de voir des gens simples, de retrouver un peu de vraie chaleur ! D’ailleurs, je vais bientôt repartir. Lucien ! Donnez-nous donc encore un peu de votre nectar !


Le lendemain, après le déjeuner qu’elles avaient pris au gril de l’hôtel, Alexandra et sa tante se séparèrent. Miss Forbes remonta chez elle pour une petite sieste tandis que la jeune femme, profitant d’un rayon de soleil, décidait de se rendre chez Lachaume, le fameux fleuriste de la rue Royale, afin d’y commander des fleurs pour une amie. Depuis l’enfance, en effet, elle était liée avec Dolly Ferguson qui, trois ans plus tôt, avait épousé le marquis d’Orignac.

Ce mariage qui enlevait à l’Amérique une jeune fille de bonne famille nantie d’une grosse dot avait été déploré par toute la société de Philadelphie en général et par Alexandra en particulier. Elle ne parvenait pas à comprendre cette manie étrange qui poussait ses contemporaines à épouser des Européens, désargentés pour la plupart mais porteurs de vieux noms et de beaux titres, au lieu de choisir leur compagnon d’existence parmi les gloires présentes ou futures des États-Unis. Elle-même se sentait infiniment plus fière d’être l’épouse de Jonathan Carrington que celle d’un quelconque nobliau possédant un château plus ou moins délabré et un arbre généalogique remontant aux Croisades.

Néanmoins, quand l’été précédent Dolly et son mari avaient fait leur apparition à Newport, Alexandra, trop honnête pour demeurer sur des positions indéfendables lorsqu’elle les jugeait telles, remit aussitôt ses relations avec la jeune mariée sur le pied de leur ancienne intimité. Le couple était charmant et, de toute évidence, l’amour seul avait présidé à cette union. D’ailleurs, sans être aussi fortuné que sa femme, Pierre d’Orignac n’avait rien du coureur de dot. Aussi, Mrs Carrington le déclara-t-elle tout à fait séduisant et prit-elle avec fougue la défense de son amie auprès de ceux qui pensaient la tenir à distance. Elle parvint ainsi à créer autour du couple un courant de sympathie dont Dolly lui fut très reconnaissante. D’autant plus qu’Alexandra eut à en découdre avec son mari qui s’obstinait dans le clan des irréductibles… Elle fit alors entendre à Jonathan qu’elle entendait recevoir les d’Orignac chez elle et que s’il refusait de se tenir à ses côtés pour le grand dîner qu’elle désirait offrir, elle aurait le regret de se passer de lui. Comme sa belle-mère et sa belle-sœur Cordélia se rangèrent à son avis, la coalition des trois femmes vint à bout des répugnances du haut magistrat :

— Après tout, soupira-t-il, dès l’instant où il ne s’agit pas d’une femme de ma famille, la conduite des autres m’est tout à fait indifférente.

Alexandra s’abstint de constater que l’indifférence avait été longue à venir mais elle eut son dîner et se tint pour satisfaite. En échange, Dolly lui donna son adresse à Paris et lui fit promettre de la prévenir lorsqu’elle viendrait en France.

Au lendemain de son arrivée, elle avait téléphoné mais Dolly était absente. Elle séjournait sur la Côte d’Azur pour s’y remettre d’un mauvais rhume et ne rentrerait qu’à la fin de la semaine. Aussi Alexandra, pour corriger ce qu’un coup de téléphone pouvait avoir d’un peu sec, eut-elle l’idée de faire porter chez son amie sa carte accompagnée de fleurs.