Rassuré sur ce point, il put s’intéresser à ce qui se passait sur la scène où la grande Lucienne Bréval chantait l’Étranger de Vincent d’Indy dont il faut bien dire que la musique eut tendance à endormir tante Amity en dépit de la grande richesse vocale d’une cantatrice qui faisait merveille dans les œuvres de Wagner.
À l’entracte, il se hâta d’arracher ses amies à la contemplation de la salle qu’elles s’apprêtaient, lorgnettes en main, à explorer pour faire la critique des toilettes :
— Venez, dit-il, nous avons une visite à faire.
— Quelle idée ! protesta Alexandra. À New York, je ne quitte jamais ma loge. C’est moi que l’on vient visiter…
— Sans doute mais vous n’êtes pas à New York. Si vous voulez faire votre entrée dans le vrai monde, il vous faut essayer de séduire au moins une grande maîtresse de maison. À présent, si vous préférez ne pas bouger, je peux vous prédire que vous allez voir accourir dans un instant tous les coureurs de jupons qui se trouvent ici.
— Je préfère aller avec vous. Mais chez qui ?
— La duchesse de Rohan qui… oh, et puis vous le verrez bien ! Il est probable que ce nom ne vous dise rien du tout.
La rencontre fut une réussite. Impressionnée par cette grande dame aux cheveux légèrement argentés qui posait sur elle un regard bleu plein de gentillesse, Mrs Carrington oublia un moment la suprématie des femmes américaines et faillit plonger dans une révérence. De son côté la duchesse Herminie sut deviner, sous l’assurance de cette trop belle jeune femme, une petite gêne : celle de ne pas être escortée de son époux, et elle la reçut avec une grâce particulière, admira sa toilette, sa dignité et décida de la prendre sous sa protection pour l’aider à franchir les barrières de l’aristocratie. Elle ne détestait pas un rien d’exotisme chez ceux qu’elle accueillait et, dans un salon, l’Américaine devait faire sensation. En quittant sa loge, Alexandra pouvait être assurée d’une prochaine invitation boulevard des Invalides, ce dont son compagnon se montra enchanté :
— Je vous félicite d’avoir su séduire la duchesse, fit-il avec satisfaction. C’est beaucoup moins facile que vous ne l’imaginez…
— Cher Tony, fit Alexandra en riant avec un rien de condescendance, on voit bien que vous ne connaissez pas vraiment les Américaines. Celles d’entre nous qui sont bien « nées » et qui ont eu la chance de recevoir une bonne éducation peuvent se présenter dans n’importe quelle maison, fût-elle royale, sans y être déplacées. J’avoue que votre duchesse m’a séduite et qu’elle incite au respect mais, au fond, elle et moi sommes du même monde : le vrai, celui qui se reconnaît dans n’importe quel pays.
Tout en parlant, ils parcouraient lentement la galerie des loges quand, soudain, Alexandra saisit le bras de son compagnon :
— À propos de pays étrangers, voyez donc cette femme. Je me demande d’où elle peut venir.
Un couple étonnant s’avançait à leur rencontre : un vieil homme à cheveux blancs dont l’habit constellé de décorations et barré d’un ruban jaune et noir annonçait un diplomate, escortait une jeune femme dont le visage légèrement asiatique contrastait avec la haute coiffure empanachée d’autruche noire et la robe de velours toute brodée d’or signée visiblement d’un grand couturier français. Le visage artistement peint et les yeux allongés au maximum par le crayon lui composaient un masque d’idole qui apparaissait ou disparaissait suivant les battements d’un grand éventail de plumes noires.
Sous leurs paupières ombrées, les prunelles sombres glissèrent sur le côté, se posèrent un instant sur Mrs Carrington puis se tournèrent vers le vieux monsieur à qui elles sourirent. Déjà d’ailleurs, ils étaient passés.
— Une Eurasienne, je pense, fit Antoine. Elles sont souvent très belles.
— Ce qui ne leur donne pas l’air aimable pour autant. Croyez-vous que ce soit une courtisane ? ajouta-t-elle avec une vive curiosité.
— Vous n’y pensez pas ? Elles ne sont pas admises à l’Opéra aux jours élégants. Le sont-elles chez vous ?
— En Amérique, il n’y a pas de grandes courtisanes comme l’on dit que vous en avez. Nos hommes savent ce qu’ils doivent à leurs compagnes et sont assez fiers d’elles pour ne pas chercher ailleurs ce qu’ils ont chez eux. Quant à les mettre en présence…
— Alors pourquoi voulez-vous que les Français se comportent autrement ? fit Antoine en évoquant intérieurement certains souvenirs de joyeuses frairies avec des fils de la libre Amérique en état de veuvage momentané. Il arrive que certains se ruinent pour une belle hétaïre mais jamais leurs femmes…
— En Amérique on ne se ruine pas pour une créature. Nous ne souffrons de rivales ni dans notre maison ni dans la rue car nous estimons que les fleurs, les bijoux, les toilettes et tout ce qui donne de l’éclat à la vie doit revenir en exclusivité aux femmes honnêtes. L’audacieux qui étalerait une liaison se verrait fermer toutes les portes…
— Essayez-vous de me dire que toutes vos compatriotes sont vertueuses et qu’aucune n’a jamais pris d’amant ? Il me semble pourtant avoir entendu certains bruits…
— Ce sont des exceptions, coupa Mrs Carrington avec autorité, des malheureuses qui n’ont pas su se créer un bonheur et qui d’ailleurs se cachent. Cher Tony, chez nous l’amour est bien loin de tenir la place que vous lui accordez en Europe. Vous en faites la grande affaire de votre vie alors qu’au fond la passion telle que vous la décrivez dans vos romans n’est qu’un accident, une maladie qu’il faut soigner. Une de mes amies qui est assez versée en physique prétend que ce n’est rien d’autre qu’une sorte de fluide, comme l’électricité.
Médusé, Antoine resta muet un moment, contemplant avec une sincère stupeur cette magnifique créature, visiblement modelée par les mains mêmes de cet amour dont elle faisait si bon marché et qui débitait sereinement des énormités. Elle lui faisait tout à coup l’effet d’une erreur.
— Pardonnez mon indiscrétion, articula-t-il enfin, mais je voudrais savoir quel genre de sentiment vous portez à votre mari ?
Alexandra partit d’un joli rire clair et franc :
— Décidément cela vous tracasse ! Eh bien, je l’aime, tout simplement. C’est un être magnifique, une grande intelligence, un homme très beau et d’une haute valeur, sans doute promis à un grand avenir et auprès de qui je vis heureuse et paisible. Nous sommes liés par un grand respect, une profonde estime mutuelle et, si vous voulez bien me pardonner à votre tour, je ne connais aucun homme qui lui soit comparable…
— Vous m’en voyez enchanté ! soupira Antoine qui, tournant à cet instant la tête vers miss Forbes qui venait de les rejoindre en croquant des chocolats glacés, s’aperçut qu’un petit sourire sceptique avait éclos sur ses lèvres.
Devant l’air ahuri du peintre, elle se mit à rire.
— Alexandra est persuadée qu’on élèvera un jour une statue à Jonathan, fit-elle, mi-figue, mi-raisin. L’idée de vivre avec un futur monument historique l’enchante. C’est pour cette raison d’ailleurs qu’elle peut affronter l’Europe et ses turpitudes d’un front si serein.
Antoine se sentit tout à coup très fatigué. Le second entracte où tout ce qu’il comptait d’amis dans la salle vint se faire présenter lui parut encore plus éprouvant et quand, enfin, la soirée s’acheva, il allégua de cruelles douleurs d’estomac afin d’éviter d’emmener ces dames souper quelque part et les ramena à leur hôtel avec beaucoup d’excuses. Il avait envie d’être un peu seul ou tout au moins de rencontrer des gens simples qui ne se considéraient pas comme le sel de la terre et les détenteurs de l’universelle morale.
Au lieu de rentrer chez lui, rue de Thorigny, il prit un fiacre et se fit conduire dans l’un de ces endroits de Paris qu’il aimait et où jamais il ne conduirait sa belle Américaine. C’était, entre le Luxembourg et l’Observatoire, un café modeste, sans lumières éclatantes ni cuivres, ni bar d’acajou, ni banquettes de velours qui se situait à la pointe de ce Montparnasse, large boulevard jadis ordonné par Louis XIV, qui n’était pas encore tout à fait un quartier mais un coin un peu campagnard avec d’anciennes maisons et des couvents entourés de jardins. Ce bistrot s’appelait la Closerie des Lilas.
De lilas on n’en avait jamais vu, du moins à cet endroit précis car il n’en manquait pas dans les jardins mais, aux beaux jours, cela sentait les roses et surtout les tilleuls qui ombrageaient la terrasse du café. Montparnasse, c’était un peu la campagne du Quartier latin tout proche. Les guinguettes y fleurissaient autour du bal de la Grande Chaumière où étudiants et grisettes, comme au temps de Murger, grignotaient des frites en buvant de l’anisette, du mandarin-citron ou du picon-curaçao.
Antoine aimait venir bavarder avec l’un ou l’autre des habitués, des poètes pour la plupart qui formaient la cour de Jean Moréas, personnage étonnant dont le monocle et la moustache en croc bien ciré faisaient l’admiration de son entourage. D’une voix de crécelle enrhumée il débitait des aphorismes délirants ou bien, déclamait avec un furieux accent grec mais dans un français exemplaire des choses exquises.
Ne dites pas : la vie est un joyeux festin.
Ou c’est d’un esprit sot ou c’est d’une âme basse.
Surtout ne dites point : elle est malheur sans fin ;
C’est d’un mauvais courage et qui trop tôt se lasse…
Antoine admirait ce fils de jurisconsulte grec, né au soleil de l’Hellade et devenu français par passion. C’était un peu pour lui qu’il hantait parfois la Closerie, certain d’y trouver l’atmosphère un peu folle mais chaleureuse où il redevenait l’étudiant qu’il avait été. Il y était toujours bien accueilli. À cause de son talent bien sûr mais aussi parce qu’on le savait généreux et qu’aucune misère ne passait à portée de sa main sans qu’il tentât d’y remédier. C’était sa façon à lui d’épurer en quelque sorte l’argent trop facile que lui rapportait son incroyable habileté à ouvrir un coffre-fort ou à subtiliser un joyau tentateur.
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