De son côté, Alexandra se sentait vexée. Elle avait trop l’habitude des hommages masculins pour ne pas éprouver un peu d’irritation devant la résistance qu’elle sentait chez Tony. En outre, ayant conscience de s’être conduite en enfant gâtée, elle n’aimait pas beaucoup s’adresser une critique, même légère. Raison de plus pour tenter d’affirmer sa puissance dans les jours à venir.
Comme elle passait devant une haute glace, celle-ci lui renvoya une image si rayonnante qu’elle se sentit réconfortée. Ce cher Tony ignorait encore qu’elle savait à présent comment obtenir tout ce qu’elle désirait. Et puisque le Ciel le remettait sur son chemin il faudrait bien qu’il accepte de jouer, dans le beau voyage d’Alexandra, le rôle – tout platonique d’ailleurs ! – qu’elle lui assignait déjà : celui de chevalier servant et de mentor. Ce serait tellement plus amusant de sortir avec lui et tante Amity qu’avec tante Amity seule ! Et pourquoi pas sans tante Amity ?
Ce qu’elle ne pouvait deviner, c’est qu’au même moment Tony, pressentant ce qui l’attendait, se demandait s’il ne serait pas plus sage de quitter le bateau à Southampton sous un prétexte ou sous un autre.
La mer se chargea de lui éviter des efforts d’imagination. La tempête qui se déchaîna le lendemain et qui se fit plus violente aux approches des côtes anglaises obligea la Lorraine à gagner directement Le Havre où ses quelques passagers anglais furent hébergés en attendant d’être ramenés chez eux.
Résigné à subir l’inévitable, Antoine prit le train pour Paris en compagnie de ses trois Américains.
CHAPITRE III
UN PASSANT
À Paris, Mrs Carrington et sa tante s’installèrent à l’hôtel Ritz, place Vendôme, tandis que l’oncle Stanley s’en allait loger à l’hôtel Continental, rue de Castiglione. Loger et bouder d’ailleurs : il ne comprenait pas que « ses femmes » choisissent un établissement qu’il ne connaissait pas plutôt que celui qui avait ses préférences, mais Alexandra avait entendu vanter le nouveau palace parisien et entendait y prendre ses quartiers. Un peu grâce à Antoine qui entretenait d’excellentes relations avec Olivier Dabescat, le tout-puissant et déjà célèbre maître d’hôtel, ces dames obtinrent un bel appartement donnant sur la place même. Ce qui, a priori, n’était pas évident pour deux voyageuses inconnues dans la capitale.
En effet, depuis son ouverture six ans plus tôt par le Suisse César Ritz, l’hôtel était devenu une succursale occulte des Affaires étrangères. Tous les grands noms d’Europe s’y retrouvaient auprès des Américains les plus fortunés. Même des têtes couronnées s’y arrêtaient et sur tout cela régnait, le monocle à l’œil, le grand Olivier qui connaissait son monde comme personne et veillait avec une exquise courtoisie à satisfaire les plus exigeants de ses clients. Le vrai directeur c’était lui, que Ritz fût à Londres ou ailleurs. Or, le nom de Carrington lui étant encore inconnu, il n’aurait pas, sans recommandation, donné l’une de ses plus belles suites.
— Que d’histoires pour une chambre d’hôtel ! grogna l’oncle Stanley. Et le Continental vaut bien cette vieille baraque.
— Vieille baraque ? protesta Alexandra indignée. Vous êtes un béotien, mon oncle, et un Américain ingrat. Gloria Vanderbilt m’a dit qu’il s’agissait de l’ancienne demeure du duc de Lauzun qui a chargé, à Yorktown, contre les canons anglais.
Elle n’ajouta pas que, selon Antoine, ledit Lauzun compta un temps parmi les familiers de Trianon et que Marie-Antoinette lui trouvait même un certain charme. Aussi fut-ce avec une joie très vive qu’elle s’installa dans les pièces aux boiseries claires où les meubles charmants et les lustres à cristaux semblaient venus en droite ligne de Versailles.
En bon Helvète ennemi farouche de la poussière, M. Ritz bannissait formellement de ses palaces les lourdes tentures, les guipures, les velours, les pompons et autres passementeries à la mode qui selon lui étaient autant de réceptacles à microbes. N’entraient chez lui que des soieries légères, des cotonnades de Perse, des toiles de Jouy et, surtout pour les salles de bains et cabinets de toilette, des tissus lavables. Seules quelques tapisseries authentiques décoraient les salons d’apparat.
Tout de suite, Alexandra s’y sentit chez elle, d’autant que chaque jour un fleuriste venait renouveler les bouquets du salon et que la cuisine de l’hôtel, œuvre du maître Gimon, successeur du grand Escoffier, était exquise. Quant à tante Amity, qui soutenait initialement son frère et le Continental, il lui suffit d’un soir pour passer dans le camp ennemi avec armes et bagages.
En effet, Olivier Dabescat renseigné par Antoine ne lui servit-il pas, à la fin de son premier dîner, une bouteille de vieux porto provenant des caves de Thomas Jefferson lorsque avant la Révolution il était ambassadeur des jeunes États-Unis auprès du roi Louis, seizième du nom ? Sans se demander comment il avait pu dénicher pareille merveille, tante Amity but son porto comme elle eût communié ; avec ferveur, elle exigea que le flacon lui fût réservé, ce qui allait de soi, mais aussi qu’une fois vide on le lui remît afin qu’elle pût le faire monter sur un socle en bronze doré. Ce qu’elle fit d’ailleurs pour la plus grande stupeur de la femme de chambre quand l’étrange objet d’art prit place dans sa chambre sous un globe de verre comme la couronne virginale d’une mariée. Le tout étant destiné à prendre par la suite le chemin de Philadelphie.
Autre charme du Ritz pour des femmes coquettes, élégantes et riches, il se situait au cœur même de cette Mecque de la mode parisienne que représentaient la place Vendôme, la rue de la Paix et une ou deux rues adjacentes. Outre de fabuleux joailliers comme Cartier et Boucheron, on y trouvait les couturiers Paquin, Poucet et ce fameux Worth qui, lancé par la princesse de Metternich, avait habillé l’impératrice Eugénie. Il y avait aussi Caroline Reboux, reine des modistes et modiste des reines. Sur la place même œuvraient Martial et Armand, Dœillet, les sœurs Ney et aussi Charvet, roi de la mode masculine et tailleur du prince de Galles. Quant à l’inaccessible et fantasque Jeanne Lanvin, elle triomphait auprès du sellier Hermès faubourg Saint-Honoré où trônait aussi le parfumeur Roger et Gallet alors que son prestigieux confrère Guerlain était installé rue de Rivoli et que Lubin, parfumeur chéri de l’impératrice Joséphine, officiait rue Royale. Si l’on y ajoute quelques prestigieux maîtres verriers comme Lalique, Baccarat, Saint-Louis et les merveilles de l’orfèvrerie Christofle, on peut comprendre à quelle irrésistible tentation Mrs Carrington se trouva confrontée dès qu’elle fut descendue de voiture.
Elle y résista d’autant moins qu’elle n’en avait pas la moindre intention et son appartement s’emplit peu à peu d’objets ravissants tandis que robes, manteaux, tailleurs, chaussures, chapeaux, etc., venaient se ranger dans les placards gainés de Perse fleurie que le bon M. Ritz avait prévus immenses.
Cette agréable proximité allégea de beaucoup la tâche d’Antoine qui réussissait à trouver chaque jour quelques heures de liberté ; d’autant plus que le temps détestable en cette fin de mars le dispensait d’escorter ces dames au Bois de Boulogne pour la rituelle promenade en voiture de l’après-midi et d’emmener le matin Alexandra pédaler sur une bicyclette dans ce même bois. Mais il lui restait les déjeuners, les dîners, les soirées théâtrales et les soupers pour lesquels il se trouvait réquisitionné d’office. Or, après l’année éprouvante qu’il venait de vivre, il ne souhaitait nullement séjourner à Paris. Tous ses rêves se résumaient en un seul : prendre, en gare de Lyon, son cher Méditerranée-Express qui, en quelques heures, le mènerait en Avignon d’où il rejoindrait sans peine Château-Saint-Sauveur, sa demeure familiale sur laquelle veillaient Victoire, sa vieille gouvernante, et son mari Prudent aidés de leurs nièces, les jumelles Mireille et Magali. L’envie fut même si forte, à certains moments, qu’il faillit abandonner Alexandra à son sort et partir sans tambour ni trompette : la seule idée d’endosser chaque soir son habit alors qu’il aimait par-dessus tout son confort et ses pantoufles lui donnait de l’urticaire, mais sa belle Américaine semblait si heureuse et surtout elle rayonnait d’une telle joie de vivre quand, toujours merveilleusement habillée, elle prenait son bras pour entrer dans un restaurant ou une salle de spectacle qu’il ne se sentait pas le courage de lui faire cette peine et chaque jour il remettait au lendemain leur séparation.
Dès sa première apparition à l’Opéra – un lundi, le jour le plus élégant – il ne put s’empêcher d’éprouver un très vif chatouillement d’amour-propre tant Alexandra était superbe. Elle portait, ce soir-là, le lotus d’or avec la robe qu’elle lui avait assortie : plusieurs épaisseurs de mousseline allant du blanc au vert glauque sur un fond argenté et doré qui faisait vivre d’étranges transparences. Les crosses de paradis qui la coiffaient jouaient des mêmes nuances délicates et la masse somptueuse de sa chevelure dorée, coiffée assez lâche de façon à glisser doucement jusqu’au creux de son dos, lui donnait l’air de quelque prêtresse antique. Toutes les jumelles de la salle se braquèrent sur cette beauté inconnue et Antoine, s’il en fut flatté, bénit la présence imposante de miss Forbes, emballée jusqu’aux oreilles de dentelle chocolat et de plumes d’autruche jaune soufre, qui le sauvait du soupçon de sortir une nouvelle et fort affriolante maîtresse : il lui semblait, en effet, reconnaître dans la loge de la princesse de Broglie la silhouette un peu sévère et d’une élégance toute britannique du jeune financier Olivier Dherblay[2]
Heureusement, la loge voisine était celle de la duchesse de Rohan, l’une des rares femmes dont le jugement faisait loi dans la haute société parce qu’à un très grand nom et à une rare finesse, elle joignait une étonnante bonté de cœur et une grande curiosité d’esprit. À l’entracte, il traînerait ses deux Américaines chez la duchesse Herminie. Si elle les accueillait, Alexandra et sa tante prendraient pied d’emblée dans le plus haut du faubourg Saint-Germain… et lui-même réussirait peut-être à rentrer chez lui. Il lui suffirait de faire les présentations d’une voix assez sonore pour que Dherblay n’en perdît pas un mot.
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