Pour sa part, Alexandra n’eut guère le temps de savourer cette joie. Sa mère, meurtrie au-delà de toute expression par son deuil et prise d’une véritable frénésie de fuite, exigea d’être rapatriée sur l’heure avec sa fille et le corps de son époux qu’elle refusait d’abandonner en terre chinoise. Aucun raisonnement ne put la convaincre d’attendre et il fallut que l’ambassadeur Conger lui trouvât une escorte de marines pour ramener mère, fille et cercueil sur deux charrettes jusqu’à T’ien-tsin puis Takou d’où un navire de la flotte les ramena à San Francisco. Un trajet interminable qui n’était pas de nature à apaiser le chagrin qu’Alexandra éprouvait, encore aggravé par le fait qu’après la libération, elle n’avait pas revu Antoine ni ses deux amis. Tous trois semblaient s’être volatilisés, absorbés par des tâches diverses. Elle en eut de la peine.
Qui ne dura pas bien longtemps. Lorsqu’elle eut retrouvé Philadelphie, sa famille, ses amis et l’agréable existence d’antan, Alexandra réussit sans trop d’efforts, comme il arrive parfois lorsque l’on est très jeune et que l’on aime la vie, à chasser le souvenir de ces heures dramatiques où elle avait manqué périr de l’amour d’un prince et de la haine fanatique d’un autre. Mais la mort de son père et le triste état de sa mère qui fut longue à se remettre les lui rappelaient trop souvent et elle accepta d’aller passer l’hiver à New York chez une cousine. Puis Jonathan était apparu.
Glissant de son lit, Alexandra alla prendre au fond d’un placard la mallette de cuir bleu où elle rangeait ses bijoux, l’ouvrit et en tira le médaillon au lotus qu’elle garda dans ses mains un long moment. Elle le portait rarement, bien qu’il fût peut-être celui de ses joyaux qu’elle préférait. Tout ce qui était chinois lui faisait horreur à présent, néanmoins elle ne pouvait s’empêcher de voir en lui un véritable porte-bonheur. Si, au lieu de se donner la gloriole de la livrer elle-même à Tuan, la Mandchoue s’était contentée d’ouvrir un passage aux Boxers, il n’y aurait jamais eu de Mrs Carrington mais la dépouille d’une certaine miss Forbes reposant avec les siens sous une couche de terre chinoise…
Longuement, elle caressa la fleur opaline que son époux lui avait fait monter sur une chaîne d’or, de perles et de minuscules feuilles de jade vert puis la recoucha sur son lit de velours. Ce soir, pour dîner avec Antoine, elle ne la porterait pas bien qu’elle eût fait faire une robe de mousseline sur fond de lamé qui s’assortissait bien à ses teintes laiteuses. Elle ne tenait pas à ce que l’on reparlât trop de Pékin, et ce bijou, en rappelant des souvenirs au peintre, soulèverait certainement la curiosité des autres convives.
À défaut de curiosité, elle fit tout de même sensation quand elle apparut au seuil de la grande salle à manger, enroulée d’un souple velours noir qui épousait les formes de son corps et dévoilait avec audace ses épaules et sa gorge. Un haut ruban de diamants que semblait fermer un nœud fait des mêmes pierres serrait son long cou mince et un autre nœud semblable était piqué dans sa chevelure. Un bourdonnement admiratif l’accueillit tandis qu’elle s’avançait vers le commandant Maurras qui venait à sa rencontre pour lui offrir son bras et la conduire à table. Derrière elle tante Amity et l’oncle Stanley passèrent à peu près inaperçus.
— Quelle entrée réussie ! chuchota Antoine qui était son voisin de droite. J’ai failli applaudir.
— Ai-je donc l’air d’une femme de théâtre ?
— Pas du tout mais elles n’ont pas le monopole des applaudissements. Prenez le pape ! On l’applaudit quand il entre dans Saint-Pierre.
— Le pape à présent ! Vous êtes en veine de compliments.
— C’est que je n’arrive pas à en trouver d’assez éloquents. Vous êtes tout simplement sublime.
— L’exagération maintenant ! Dans un instant vous allez demander à faire mon portrait ? À moins que vous ne peigniez plus ?
— Que ferait un peintre sans ses pinceaux ! L’idée est tentante. Je me demande seulement si je saurais vous rendre justice. Mme Vigée-Lebrun, portraitiste de la reine, disait de Marie-Antoinette que sa peau ne retenait pas les ombres tant elle était lumineuse. C’est pareil pour vous.
La comparaison enchanta Alexandra.
— Vous connaissez bien Marie-Antoinette ?
— Son peintre, oui… Elle, un peu moins…
— Moi, elle me fascine. C’est en partie à cause d’elle que je fais ce voyage. Je veux voir tous les lieux où elle a vécu.
— Alors il vous faudra aller à Vienne mais, en dehors de cela, vous n’aurez pas à faire beaucoup de chemin. Entre Versailles et Paris vous aurez à peu près tout vu. De toutes les reines de France c’est celle qui a le moins voyagé.
Après le dîner, dès qu’elle eut vu son oncle et sa tante s’installer à une table de jeu, Alexandra, qui n’avait pas envie de danser, déclara qu’elle préférait respirer l’air du large en compagnie d’Antoine. Elle alla prendre dans sa cabine une cape de chinchilla et un moment plus tard, elle marchait lentement au bras du peintre, le long du pont-promenade. La nuit froide rayonnait d’étoiles, ce qui était rare en mars, et l’océan faisait patte de velours. Le sillage de la Lorraine plumait l’immensité bleu sombre et l’écho d’une valse lente soupirée par les violons du bord ajoutait au romantisme de l’instant.
— Tony, murmura Alexandra en serrant un peu plus fort le bras de son cavalier, vous souvenez-vous de cette promesse que vous m’aviez faite, à Pékin, ce dernier soir où nous pensions que tout était fini pour nous ?
— Comment l’oublier ? Vous m’avez demandé de vous tenir la main à l’instant où il faudrait… en finir.
— Votre mémoire est fidèle. Voyons si votre amitié le sera autant !
— Pourquoi pas ? Mais vous n’êtes pas en danger, que je sache ?
— Pas vraiment mais… Peut-être un peu tout de même… Je suis au bord d’un pays inconnu dont j’ignore ce qu’il me réserve. C’est une aventure qui commencera pour moi quand nous arriverons au Havre.
— Ne me dites pas que vous n’êtes jamais venue en France alors que tant de vos compatriotes accourent chaque année ?
— Cependant rien n’est plus vrai ! Aussi j’aimerais beaucoup, cher Tony, que vous me teniez la main pour aborder Paris.
Antoine éclata de rire.
— Vous plaisantez, je pense ? Qu’avez-vous besoin du vieil ours que je suis alors que Paris tout entier se roulera à vos pieds dès que vous paraîtrez ? Rien que sur ce navire, cette promenade m’aura déjà fait un bon nombre d’ennemis. – Puis, changeant de ton : – Pourquoi votre mari n’est-il pas avec vous ?
La jeune femme haussa les épaules.
— Trop d’occupations absorbantes ! Nous devions partir ensemble et, au dernier moment, il a voulu, une fois de plus, repousser notre voyage. Alors j’ai décidé de visiter la France sans lui.
— Il a accepté cela ?
— Il ferait beau voir qu’il eût refusé ! Nous autres, en Amérique, nous tenons à une certaine indépendance et nous ne sommes pas soumises à nos époux comme le sont les Européennes, à ce que l’on m’a dit.
— La soumission est un grand mot qui n’a pas sa place dans un couple qui s’aime. N’aimez-vous pas M. Carrington ?
— Je l’adore ! C’est une splendide créature mais…
— … mais vous avez décidé d’aller exercer quelques ravages loin de ses yeux ? Et vous voulez m’associer à cette mauvaise action ? fit Antoine en souriant. En outre rien ne dit que ma présence n’indisposerait pas vos parents. Enfin, je n’ai pas l’intention de séjourner longtemps à Paris.
— Je croyais que vous y habitiez ?
— À peine. J’y possède un petit appartement mais ma vraie maison est en Provence et en pleine campagne. J’ai hâte d’y retourner.
— Voilà qui est galant ! fit Alexandra déçue. Et moi qui croyais que vous étiez heureux de notre rencontre !
— Qu’allez-vous imaginer ? Bien sûr, je le suis ! Mais vous devez avoir chez nous quelques amies mariées dans la haute société ?
— Vous voulez parler de ces femmes qui ont échangé leur dot contre un titre quelconque ? À l’exception d’une seule, je ne les estime guère. Vous, je vous considère comme un ami, un vrai. En outre vous êtes un peintre connu et puis… quand vous vous habillez vous êtes plutôt séduisant ! Le cavalier idéal en quelque sorte.
— J’ai peur de ne pas avoir la vocation. Vous allez sortir beaucoup… et moi j’aime tellement mes pantoufles !
Alexandra le regarda comme s’il avait proféré une grossièreté. Entendre parler de pantoufles par un homme que l’on a connu au bout du monde et sous le feu de l’ennemi !
— Qui aurait pu penser que vous étiez un Français si compliqué ? Tenez, je vous propose un pacte : vous me consacrez quelques jours et ensuite je vous rends votre liberté. À présent, fit-elle avec décision, plus un mot là-dessus ! Rentrons et faites-moi danser !
— Moi ? Mais je ne sais pas danser.
— Oh ! fit-elle, suffoquée. Vous êtes un affreux menteur. Vous oubliez que je vous ai vu valser avec miss Conger ?
— Le fameux 14 juillet ? s’écria Antoine en éclatant de rire. Ne me dites pas que vous avez pris pour de la danse les entrechats que votre amie m’a extorqués dans une ambassade à demi ruinée ? Et avec une assistance pleine d’indulgence ! Sur ce parquet miroitant, je craindrais de vous entraîner dans mon ridicule.
— Décidément, il n’y a rien à tirer de vous et je suis très déçue. Allez dormir, Tony ! J’espère que demain vous vous montrerez plus gracieux.
Sans rien ajouter elle rentra et alla rejoindre les joueurs de bridge, laissant Antoine mi-amusé, mi-agacé. De toute évidence, cette adorable créature le croyait plus heureux de leurs retrouvailles qu’il ne l’était en réalité car il ne désirait pas se laisser entraîner dans une aventure qui ne le tentait guère. À Pékin, bien sûr, il avait été un peu amoureux d’Alexandra Forbes, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, mais tant de choses avaient changé ! À commencer par Alexandra elle-même : de sa beauté éclatante et de sa haute situation elle tirait une assurance, une certitude de son pouvoir sur les hommes qui était d’ailleurs assez souvent le travers de ses compatriotes, mais qu’il n’appréciait pas. Et comme lui aussi avait changé, il n’entendait pas laisser quiconque, fût-ce la plus belle femme de l’univers, aliéner si peu que ce soit de sa liberté.
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