— Le lotus d’or… Il n’est pas sur elle…
La main gantée d’acier s’abattit sur sa joue, y laissant une trace sanglante.
— Il fallait fouiller sa chambre avant de l’emmener.
— Je l’ai fait, sublime prince, je n’ai rien trouvé. Il était naturel de penser qu’elle le gardait sur elle.
La gifle cruelle reçue par son ennemie rendit sa fierté à la jeune Américaine :
— Je ne possède aucun lotus d’or, fit-elle. Je ne vois pas comment elle aurait pu le trouver !
— C’est le nom que porte certain médaillon de jade impérial que tu as volé.
— Je n’ai rien volé. Ce bijou m’a été donné et la personne qui me l’a offert m’a même promis qu’il me protégerait.
— Il t’a menti, fit Tuan avec mépris. La possession de ce talisman ne te protégera pas plus de notre justice qu’il ne protégera Jong-lu de la colère de Ts’eu-hi, notre divine souveraine. Il fallait être fou pour offrir à une prostituée blanche un joyau donné jadis par l’impératrice. Toi, en tout cas, il va causer ta perte.
— Je ne suis pas une prostituée ! s’écria la jeune fille indignée.
— Vraiment ? Qu’as-tu bien pu offrir au prince Jong-lu pour qu’il perde la tête à ce point ?
— Rien du tout. Je voulais acheter ce médaillon et il a tenu à me l’offrir. Je me trouvais alors chez…
— Yuan-chang ?.. Je ne peux te montrer son cadavre car il a été découpé vivant et les vautours se sont repus de ce qu’il en restait.
Un frisson d’horreur secoua Alexandra qui se sentit blêmir. Était-ce le sort qu’on lui réservait ? Tuan devina sa pensée et un sourire cruel retroussa ses lèvres minces.
— Non. Du moins pas tout de suite. Tu es un trop précieux otage ! Au lever du jour tu seras conduite au marché mongol, face à la muraille anglaise. On te hissera sur la redoute que nous avons construite et tu seras attachée à un poteau. Ensuite je parlementerai avec les tiens : ou bien les Légations se rendront sans conditions ou bien, face à ces gens, tu seras dévêtue et déchirée vivante en quatre cent quarante-deux morceaux ainsi que l’exige notre justice. Mais avant tu m’auras confié l’endroit où tu as caché le lotus.
Alexandra trouva le courage de ne pas broncher. Là, à ses pieds, il y avait le sachet de poison qu’elle réussirait peut-être à reprendre. Alors, avant que le jour ne se lève elle aurait cessé de vivre et les siens ne seraient pas soumis à cet abominable marché qui d’ailleurs ne sauverait personne : tous ceux des Légations seraient mis à mort. Mais il fallait réussir à reprendre le sachet.
Son silence parut faire impression sur le Mandchou qui s’attendait sans doute à des pleurs et des supplications :
— Je reconnais que tu es courageuse mais je devine ce que tu penses : une balle bien placée pourrait abréger ton supplice ? Perds cet espoir : tu seras trop loin pour que la mort te soit douce.
Cependant Pivoine, abandonnant l’anglais, multipliait les saluts et les paroles volubiles, demandant visiblement la permission de se retirer, qui lui fut accordée d’un geste négligent. Alexandra lui jeta un regard de dégoût.
— Dire que nous les avons accueillies avec bonté, elle et sa sœur, parce que nous les croyions orphelines et malheureuses !
— Orphelines elles le sont et malheureuses elles le sont aussi de voir leur pays bien-aimé suer et saigner sous le joug de l’étranger. Néanmoins, elles ne sont pas sœurs. Ce qui n’empêche que l’une d’elles soit de haute naissance…
— Vraiment ? Chez nous elles ont fait la vaisselle, balayé, lavé des pansements souillés…
— … et conduit vers la mort quelques-uns de vos soldats qui ont disparu, n’est-ce pas ? Il n’est rien qu’une Mandchoue de bonne race n’accepte pour sa cause. Pivoine et Orchidée font toutes deux partie des Lanternes Rouges dont la maîtresse Huang-Lian-shengmu, la « Mère Sacrée du Lotus jaune », est cousine de l’impératrice. Elles sont plus efficaces encore que mes Boxers : elles sont notre haine…
Allait-il continuer longtemps sur ce ton ? Lasse et bien près de craquer, Alexandra ferma les yeux, souhaitant en finir vite. Même si elle n’arrivait pas à récupérer le poison, elle serait peut-être seule un instant au fond de quelque prison ? Alors elle pourrait, à l’aide de sa ceinture ou d’un volant arraché, réussir à s’étrangler, à échapper à la peur, à la cruauté et au verbiage pompeux de cet homme sanguinaire qui s’était trompé de siècle. Elle se pencha en avant, comme si elle perdait connaissance, et ceux qui la tenaient la laissèrent glisser. Sa main se referma sur la petite tache blanche… C’est à ce moment que tout explosa… Des coups de feu éclatèrent. Les deux Boxers qui venaient de lâcher Alexandra s’effondrèrent. Un homme surgit de la fumée, envoya son poing dans la figure du prince et, saisissant la jeune fille par le bras, la jeta sur son dos avant de se replier vers le pagodon devant lequel Edouard Blanchard et Pierre Bault faisaient le coup de feu. À peine Antoine Laurens eut-il posé son fardeau à terre que d’un geste accordé les deux autres lancèrent quelque chose qui explosa en une gerbe de flammes au milieu des Boxers avant de rejoindre l’escalier du collecteur où le peintre entraînait déjà Alexandra.
— Filons ! Ils vont nous poursuivre, dit Blanchard.
— Cette bombe va, je l’espère, boucher le passage, dit Bault en allumant une mèche avant de plonger à son tour dans les ténèbres.
Peu de temps après, en effet, une explosion fit trembler sur leurs têtes les pierres humides mais personne ne s’arrêta pour apprécier les dégâts. Tous couraient comme si l’enfer les poursuivait. Le cœur d’Alexandra cognait si lourdement dans sa poitrine que les battements résonnaient dans sa tête, dans ses tempes. Accrochée à la main d’Antoine, elle se sentait faiblir mais ce fut seulement quand on atteignit le canal de Jade qu’elle perdit connaissance.
Il y eut ensuite des jours de fièvre et des nuits de cauchemars. La terreur qu’Alexandra s’était efforcée de cacher au Mandchou se vengeait sur son organisme déjà affaibli par les privations et le climat accablant et quand, enfin, elle retrouva une conscience claire, elle constata qu’elle était vidée de ses forces et aussi qu’on l’avait isolée autant que possible dans une petite pièce de l’hôpital. Le docteur Matignon se tenait à son chevet ainsi que Sylvia et aussi Antoine qui venait aux nouvelles deux fois par jour. Ce fut par eux qu’elle apprit comment il avait été possible de la sauver.
Tandis que Pivoine l’emmenait à la mort, Laurens et ses amis qui veillaient derrière les sacs de sable sur les ruines de la légation de France avaient vu arriver Orchidée, la soi-disant sœur, visiblement bouleversée ; elle voulait les prévenir de ce qui se passait et proposait de les guider vers le chemin souterrain que Pivoine avait réussi à dégager dans l’intention d’ouvrir une entrée aux Boxers. La capture d’Alexandra était la preuve de sa réussite et elle en espérait de grandes récompenses. En résumé, la vanité de la fille avait sauvé les assiégés d’une attaque clandestine.
— Mais pourquoi Orchidée a-t-elle voulu me sauver ?
— Par amour, répondit Laurens. Depuis qu’elle s’est introduite parmi les réfugiés chinois, elle s’est éprise d’Édouard Blanchard et quand elle a vu l’autre vous emmener, elle a compris que le fossé serait à jamais infranchissable entre elle et celui qu’elle aime si elle demeurait complice de votre mort. Elle est venue tout dire à Edouard et grâce à Dieu, nous sommes arrivés à temps. À présent, le passage est refermé et gardé.
— Et cette Pivoine monstrueuse ?
— Disparue. Vous imaginez bien qu’elle n’allait pas revenir.
— Elle m’avait dit que mon père était blessé ?
Au regard qu’échangèrent ses deux amis, Alexandra comprit que c’était encore pire. Son père avait été tué cette même nuit et depuis on veillait aussi sa mère à moitié folle de douleur et incapable de maîtriser son chagrin.
Alexandra, elle, ne pleura pas. À quoi bon ? Bientôt elle et les autres le rejoindraient. On ne lui cacha pas que les assiégés étaient à bout de forces. On réussissait à subsister encore parce que les parts des morts augmentaient celles des vivants, mais dans un ou deux jours peut-être, tout serait fini.
— Tony, dit-elle soudain, j’ai une faveur à vous demander. J’ai perdu ma part de poison et je voudrais que vous me teniez la main quand l’heure sera venue.
— Je vous le promets, mon petit. Vous ne retomberez pas vivante entre leurs griffes.
Ce fut cette même nuit que, vers deux heures du matin, on entendit le canon. Puis les explosions se firent plus nettes, plus proches. Les femmes qui tentaient de dormir dans leur chambre étouffante se dressèrent d’un même mouvement et se jetèrent hors de leurs lits de fortune. La légation d’Angleterre résonnait de cris et de galopades. On courait pour se rassembler dans la cour principale, Européens et Chinois mélangés avec tous, dans les yeux, la même espérance encore fragile. On vit alors accourir, jaune de poussière et brandissant son fusil, un jeune marin à moitié fou de joie :
— Ce sont les nôtres, hurla-t-il. Écoutez les canons et les mitrailleuses ! Ils sont aux portes de Pékin…
— Alors il faut les aider ! cria l’ambassadeur. Tous aux créneaux !
Durant des heures encore la bataille fit rage mais la fin des Boxers approchait. À trois heures de l’après-midi les cavaliers sikhs franchissaient les défenses du quartier enfin ouvertes. Vinrent ensuite les Américains, les Anglais, les Russes et un détachement japonais. Chez les Français, ce fut la déception : où étaient les leurs ?
Pas loin, fort heureusement, mais les troupes du général Frey, en approchant de la ville, avaient été durement accrochées par le dernier carré du prince Tuan et c’est seulement à l’aube du lendemain, 15 août, que leurs clairons se firent entendre dans l’air bleu du matin. Ceux du Pé-tang où le lieutenant Henry avait trouvé la mort durent attendre leur libération encore vingt-quatre heures mais il y avait pas loin de cinq kilomètres pour atteindre la cathédrale et ses défenseurs. Après cinquante-cinq jours de durs combats, le siège des Légations s’achevait et jamais plus on ne parlerait des Boxers. Quant à Ts’eu-hi, obligée de fuir sous le cotonnade bleue d’une paysanne, elle ne reviendrait que pour offrir à ses anciens ennemis la tête de ses anciens amis. Une fois de plus, la vieille chatte retombait sur ses pattes.
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