Dans les Légations, on ne savait plus rien de ce qui se passait à T’ien-tsin et sur l’estuaire du fleuve sinon ceci : lord Seymour, le comte du Chaylard et le colonel japonais Shiba avaient réclamé des renforts de troupes, mais le secours n’arriverait-il pas trop tard ?
Vers la fin de juillet, l’ambassadrice de France Mme Pichon rassembla autour d’elle toutes les femmes et leur distribua de petits sachets contenant une dose mortelle de poison qu’elle avait réussi à extorquer au docteur Matignon :
— Avalez sans hésiter si vous êtes prises, leur dit-elle. Cela vous évitera la torture : mieux vaut ne mourir qu’une fois…
Alexandra faillit refuser. N’avait-elle pas le talisman ? Mais à mesure que le temps passait elle perdait un peu confiance en lui. D’ailleurs Sylvia, qu’elle avait mise dans le secret, trouvait la chose plutôt amusante :
— Une histoire bien romantique à raconter plus tard à vos petits-enfants ! Ce prince est amoureux de vous et il cherche à vous intéresser. Voilà tout. Il faut accepter ce poison.
La fille de l’ambassadeur montrait d’ailleurs un courage étonnant qui galvanisait son amie. Le jour du 14 juillet, fête nationale des Français, elle accompagna sur son piano le chant de la Marseillaise tout de suite suivie de l’hymne américain. Après quoi elle organisa une manière de petite fête, bien modeste évidemment mais qui lui permit d’inviter à danser un personnage qu’elle jugeait tout à fait intéressant. Il s’agissait d’un voyageur français nommé Antoine Laurens, un peintre arrivé à la légation de France au début du mois de juin après un périple dans la Chine du Sud dont il rapportait de charmants dessins… et peut-être autre chose car, dès son arrivée, il avait eu avec Stephen Pichon et l’ambassadeur russe, Michel de Giers, plusieurs conférences dont, évidemment, les dames ne furent pas tenues informées. Elles n’en surent que ce qu’on leur en dit au cours de la réception donnée en son honneur par l’aimable Mme Pichon : c’était à la fois un homme du monde et un artiste de talent doublé d’un curieux qui aimait à errer dans des endroits impossibles, voire dangereux, pour le seul bénéfice de son inspiration. Il suffisait qu’il arrivât de Hong Kong et de Shanghai pour qu’on lui tressât les lauriers de l’héroïsme et toutes les femmes en raffolaient. D’autant qu’aux approches de la quarantaine, il possédait un charme bien particulier résidant à la fois dans sa silhouette maigre mais athlétique vêtue le plus souvent de tweed fatigué, dans un visage tanné d’une séduisante laideur qu’éclairait parfois un sourire narquois et dans le regard vif et joyeux de deux yeux d’un bleu de gentiane.
Tel qu’il était Sylvia le déclara d’emblée irrésistible, regretta qu’il y eût chez les Français tant de femmes charmantes et en vint même à considérer les affreux Boxers comme des gens pleins d’à-propos quand, après les premiers incendies, tout le monde se retrouva chez les Macdonald : elle allait voir son héros tous les jours.
Ce qui ne lui apporta rien de plus. M. Laurens lui montra autant d’intérêt qu’aux autres dames et demoiselles. Il fut aussi aimable avec elle qu’avec sa mère, ou Alexandra, ou Mme Pichon, ou la belle marquise Salvago Raggi, ou la baronne de Giers, ou lady Macdonald… mais pas plus. Il paraissait se plaire surtout avec son ami Edouard Blanchard, l’un des attachés de la légation française qu’il connaissait depuis longtemps, et l’un des interprètes, le jeune Pierre Bault, qui lui avait sauvé la vie au moment de l’incendie du palais français en se jetant sur lui pour lui éviter la chute d’une poutre enflammée. Aussi la valse anglaise du 14 juillet fut-elle la seule victoire de la jeune fille.
À présent, même cet aimable et fugitif souvenir semblait appartenir à une autre vie. L’ambulance du docteur Matignon débordait de blessés alors que sa pharmacie manquait de plus en plus du nécessaire. Il y eut aussi des morts dans les différentes nations et parmi les Chinois réfugiés qui s’entassaient dans les ruines de l’ancien palais du prince Sou et dans des maisons abandonnées. On ne savait rien du Pé-tang sinon qu’il résistait toujours si l’on en croyait les détonations qui en parvenaient.
Cette nuit-là, Alexandra ne pouvait dormir. Dans la chambre où elle, sa mère et Sylvia s’entassaient avec trois autres jeunes femmes il faisait une chaleur de four. Selon son habitude, elle essayait de trouver le repos sur des coussins entassés à l’abri du balcon ajouré qui faisait le tour de la maison. Elle ne pouvait plus entendre les gémissements de sa mère qui pleurait jusque dans son sommeil parce que depuis une semaine, son époux ne l’avait pas rejointe. En effet, le colonel Forbes et ses hommes défendaient la grande barricade du Fou qui protégeait le quartier indigène. Il refusait de quitter, même pour quelques instants, cette position clef et sa femme avait beaucoup trop peur pour s’aventurer dans ce coin, au risque d’une balle perdue. Alexandra y était allée une fois pour avoir des nouvelles et se fit rembarrer : son père n’aimait pas la voir parmi les soldats. Elle avait assez à faire avec l’hôpital où elle s’efforçait d’être utile. Ce dont elle doutait d’ailleurs car elle avait horreur du sang et les gémissements des blessés lui déchiraient le cœur. Néanmoins elle s’efforçait d’apporter sa petite part même si cela consistait surtout à les éventer et à chasser les mouches qui les harcelaient.
L’explosion d’une bombe du côté du Fou la fit tressaillir. Ces affreux Boxers s’entendaient à glisser des mines jusque sous les défenses européennes et cette fois le bruit semblait plus proche. Si les secours n’arrivaient pas au plus vite, ils ne trouveraient plus que des ruines fumantes et des cadavres amoncelés car ce que la mitraille ne ferait pas, la faim qui venait pourrait bien l’accomplir.
Une mince silhouette vêtue de sombre apparut tout à coup en haut des marches près desquelles Alexandra était étendue et se pencha vers elle :
— N’aie pas peur ! chuchota-t-elle. Je suis Pivoine et je viens te chercher. Nous étions, ma sœur et moi, près de la grande redoute du Fou. On s’y bat et ton père a été blessé mais il ne veut pas qu’on le ramène ni que l’on prévienne ta mère. Il faudrait des pansements, de l’alcool…
— J’ai ce qu’il faut ici. Attends-moi un instant. Je vais avec toi.
Elle connaissait bien la jeune Pivoine. Elle et sa sœur Orchidée étaient venues peu après le début du siège chercher refuge derrière les murs des Légations. Leur père, un riche marchand soupçonné de relations avec les Occidentaux, avait été tué par les Boxers ainsi que leur mère. Quant à leur maison, il n’en restait plus que quelques pans de murs et un énorme amas de ruines.
Les jeunes filles, bien que différentes, étaient toutes deux fort jolies et visiblement habituées à une existence raffinée. Néanmoins, elles faisaient preuve d’un grand courage, se chargeant souvent de besognes pénibles pour rendre service à leurs compatriotes et à ceux qui les hébergeaient.
L’une derrière l’autre, Alexandra et son guide franchirent le pont de Jade qui enjambait le canal et s’enfoncèrent dans le dédale des anciennes cours du Souwang Fou. Il faisait sombre mais les explosions et les coups de feu éclairaient la nuit. La bataille devait faire rage. Néanmoins, Alexandra eut l’impression que l’on ne se dirigeait pas vers la grande barricade d’entrée du Fou. Elle en eut la certitude quand sa compagne l’entraîna dans une ancienne cave qui semblait plonger sous les défenses établies par les Européens. Elle voulut s’arrêter.
— Où m’emmènes-tu ? Mon père ne peut pas être de ce côté-là.
Pour toute réponse, elle sentit, dans son dos, la pointe d’un poignard tandis que, d’une voix autoritaire, Pivoine ordonnait :
— Avance ou je te tue ! Tu peux me croire : je n’hésiterai pas une seconde…
Si le cœur d’Alexandra manqua un battement, elle n’en montra rien. Cette fille qui avait abusé de l’asile et de la confiance l’emmenait très certainement vers la mort mais pour rien au monde elle ne lui eût montré la peur affreuse qui lui tordait l’estomac. Tout doucement, sa main remonta vers le décolleté de sa robe en toile blanche pour y prendre le mince sachet de papier. Elle voulait être prête même si elle ne pouvait encore se résoudre au geste fatal. À dix-huit ans, on tient à la vie et la jeune Américaine souhaitait en retarder le terme aussi longtemps qu’il serait possible.
— Avance ! ordonna de nouveau la Chinoise tandis que sa lame piquait un peu plus cruellement.
— Où m’emmenez-vous ?
— Tu le verras bien. Pas très longtemps sans doute mais tu le verras.
Le couloir dans lequel on s’engageait semblait plonger dans les entrailles de la terre. En même temps, une odeur infecte se fit plus présente à chaque pas. Alexandra comprit pourquoi quand, à la lueur d’une torche fichée dans un mur, elle découvrit un cours d’eau noir sur lequel flottaient des immondices : les égouts de la ville tartare. Elle chercha son mouchoir pour l’appliquer sur son nez mais ne fit aucun commentaire. D’ailleurs on quitta bientôt le cloaque pour gravir des marches que l’on trouva au bout d’un mur. Un instant plus tard, on débouchait dans les ruines d’un pagodon qui s’élevaient au milieu d’un bosquet ravagé du Fou et Alexandra comprit qu’elle était perdue. Un groupe de Boxers vociférants fondit sur elle et l’immobilisa pour la traîner devant une image d’un autre âge : un guerrier mandchou portant la cuirasse à écailles sur une courte jupe en maille de cuivre. Sous une somptueuse robe de satin pourpre brodé d’or et ouverte devant, apparaissaient les jambières et les brassards dorés. Le casque à cimier formé d’une chimère aux ailes déployées abritait un visage implacable au profil arrogant : le prince Tuan en personne.
Alexandra fut brutalement jetée à genoux devant lui et maintenue dans cette position tandis que Pivoine, qui avait commencé par se prosterner, fouillait son corsage, jetait le sachet avec mépris puis poussait un cri de colère :
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