Lorsque dans le crépuscule mauve elle les avait vus, depuis les chemins de ronde, s'approcher péniblement du château, pauvre cortège exténué et hagard, elle avait dégringolé l'escalier et voulu s'élancer vers eux pour les accueillir, bras ouverts, cœur ouvert mais elle s'était heurtée au pont relevé de Roquemaurel et à la puissante stature de Renaud qui lui barrait le passage.

— Que faites-vous ? avait-elle crié, pourquoi leur fermez-vous vos portes ? Ne voyez-vous pas qu'ils ont besoin d'aide ?... Il faut aller au-devant d'eux !...

Mais il n'avait pas bougé.

— En toute autre circonstance j'accueillerais la région entière avec joie mais pas cette fois ! La peste est à Montsalvy et peut-être l'apportent-ils avec eux. Je ne la ferai pas rentrer chez moi.

— Ils sont venus ici parce qu'ils ont confiance en vous.

— Pas en moi ! En vous, Catherine, en vous qui ne pouvez rien.

Songez à vos enfants. Voulez-vous les voir gonfler, noircir et mourir dans d'affreuses souffrances ?

L'image qu'il évoquait était si atroce que Catherine crut la voir. Elle appliqua ses deux mains sur ses yeux pour y échapper. Mais au-dehors des cris s'élevaient, des appels :

— Notre dame... notre dame !... Dame Catherine !

— Mon Dieu ! gémit-elle. C'est moi qu'ils appellent...

— Ils vous appelaient moins fort, l'autre soir, quand ils ont toléré que leurs portes se ferment devant vous. Vous auraient-ils épargné l'humiliation que vous réservait leur maître ? Non. Dans le danger chacun pour soi et Dieu pour tous. Restez tranquille Catherine !

Il a raison, intervint Sara. Ils n'ont rien fait quand ton époux est rentré avec cette gaupe et ses truands. Ne les écoute pas. Ils n'ont pas le droit de te demander ta vie.

— Mais ils ne me la demandent pas ! Ils me demandent seulement de les aider, de les réconforter. Et c'est Gauberte qui marche en tête, Gauberte qui m'a aidée, elle...

— À moindre frais, lança Sara impitoyable. Depuis le temps que messire Arnaud a ramené sa bande, ne me dis pas qu'il n'était pas possible de la faire fondre, cette bande. S'il n'y avait eu les enfants, crois-moi, je m'en serais chargée et les hommes seraient morts, l'un après l'autre, grâce à la bonne nourriture que je leur aurais servie. Les coups qui viennent de nulle part ça existe, tu sais ? As-tu oublié les planches de hourd que le beau-père d'Azalais avait enlevées devant toi, sur le chemin de ronde, pour te jeter au fond des fossés ? Crois-moi, s'ils avaient vraiment voulu, tes bons sujets, ils pouvaient t'aider à rentrer chez toi.

— La peur est humaine et Arnaud me semble devenu une bête fauve. Peut-être m'ont-ils évité le pire en ne l'obligeant pas à me revoir. Il demeure qu'ils ont besoin de moi et que je n'ai pas le droit de les décevoir. Si vous ne voulez pas les recevoir, Renaud, ce que je comprends, dites-moi au moins où je peux les conduire pour qu'ils trouvent un abri ? En les regardant approcher j'ai aperçu des nuages en formation vers l'ouest. Peut-être la pluie va-t-elle enfin venir...

— Eh, ma belle, qu'ils aillent donc chez les bons chanoines et les bonnes dames de Saint-Projet ! Les communautés religieuses c'est fait pour ça et la charité chrétienne c'est leur travail, à eux !

Il y eut un silence que meublèrent bientôt les cris qui s'élevaient au-dehors, les appels et les supplications. Catherine alors se raidit, serrant ses deux mains l'une contre l'autre.

— Ouvrez-moi la porte, Renaud ! Je veux aller vers eux !

— Non !

— Je vous en supplie ! Qu'importe si je risque ma vie. J'ai le droit d'en faire ce que je veux... et je ne suis pas sûre qu'elle ait encore quelque chose à m'apporter. Ouvrez !

Renaud plongea son regard furieux dans les yeux de la jeune femme.

— Si j'ouvre, Catherine, je refermerai... et vous ne pourrez plus rentrer. Vous devrez rester avec eux.

Bien droite, elle soutint calmement son regard, s'efforçant de cacher la peur qui se glissait en elle car il n'était pas de chose plus redoutable que la peste.

— Je le sais mais, une dernière fois, je vous demande de m'ouvrir cette porte. Je suis la dame de Montsalvy, leur dame et c'est mon devoir d'aller vers eux pour les aider.

Un concert de protestations, de supplications s'élevait autour d'elle, mais elle refusa de les entendre se dirigeant vers la poterne d'un pas ferme.

— Attendez-moi ! Je vais avec vous ! cria quelqu’un.

Et Josse dégringolant des chemins de ronde accourut auprès d'elle, repoussant d'un geste doux mais ferme les bras de Marie qui essayait de le retenir. Alors, dans un grand silence soudain, Renaud abaissa lui-même le petit pont, ouvrit la porte basse par laquelle tous purent apercevoir la longue file des fugitifs.

— Prends soin de mes enfants, Sara ! cria Catherine.

Et, suivie de Josse, elle se mit à courir vers ceux que le droit féodal et l'amitié faisaient siens. L'apercevant alors, Gauberte courut vers elle et s'abattit, sanglotante, dans ses bras...

Sous la main de Catherine qui, à l'aide de son mouchoir et d'un peu d'eau tirée des deux outres que Josse avait apportées sur son dos pour donner à boire aux arrivants, essuyait doucement son visage maculé, Gauberte se calmait petit à petit et parvenait à raconter ce qui s'était passé. Cela tenait d'ailleurs en assez peu de mots.

Toute la nuit le vacarme qui se faisait au château avait tenu la cité éveillée. Depuis deux jours on y fêtait l'arrivée de trois hommes qui étaient venus du sud avec un chariot contenant des femmes dont la peau sombre disait assez qu'elles avaient dû voir le jour quelque part dans le sud de la Méditerranée. En franchissant la porte d'Entraygues, l'homme qui semblait le chef avait dit que ces femmes étaient des esclaves qu'il devait offrir au duc de Bourbon de la part de son maître, le roi d'Aragon Alphonse V le Magnifique, et qu'il venait de Marseille. Il demandait l'abri pour la nuit et l'abri il l'avait eu plus qu'il ne l'espérait car les portes du château s'étaient instantanément refermées sur les femmes. Les nouveaux compagnons d'Arnaud de Montsalvy n'étaient pas hommes à laisser passer pareille aubaine sans en profiter abondamment, l'expéditeur du cadeau et le destinataire ne signifiant strictement rien à leurs yeux en regard de leur bon plaisir.

L'orgie avait donc fait rage pendant trois nuits, mais quand le soleil s'était levé ce matin les paysans qui arrivaient au marché avaient pu voir un spectacle épouvantable : un homme qui était sorti du château en titubant et en hurlant, un homme entièrement nu dont tout le corps était marbré de larges plaques noires. Il avait fait quelques pas puis il s'était abattu de tout son long dans la poussière, vomissant une horreur noire qui avait tout de suite renseigné ceux qui regardaient.

— La peste !...

Le cri d'alarme avait, en un rien de temps, fait le tour de la ville, semant une folle panique. Et tous n'avaient plus eu qu'une seule idée : fuir, emporter leur vie le plus loin possible de ce château sur lequel venait de s'abattre la malédiction du ciel, refusant d'entendre les exhortations des moines de l'abbaye qui leur conseillaient de s'enfermer chez eux et qui d'ailleurs, devant leur impuissance à endiguer l'exode, s'étaient barricadés à l'abri de leurs propres murailles derrière lesquelles on avait bientôt pu voir s'élever les fumées des paquets de plantes balsamiques qu'ils brûlaient pour assainir l'air.

— Le frère Anthime, conclut Gauberte en reniflant, c'est pas l'abbé Bernard ! Lui, le pauvre saint homme, il serait entré dans ce damné château pour voir ce qui s'y passait mais le trésorier, il pense autrement : il s'est contenté de faire enclouer la porte, entasser devant une montagne de madriers et boucher le souterrain qui donne sur la vallée pour que rien, et surtout pas le mal maudit, puisse sortir du château.

Brusquement, Catherine se releva. Elle était devenue aussi blanche que sa robe de toile.

— Enclouer la porte ? Mais... et mon époux ?... Et messire Arnaud ?

Gauberte eut un geste d'impuissance en détournant les yeux.

— Il est dedans !... souffla-t-elle enfin... mais il est peut-être déjà mort à cette heure. Ça va vite, la peste, dame Catherine, terriblement vite !... Le frère Anthime a dit qu'on n'ouvrirait le château que dans quarante jours... et pour y mettre le feu ! Qu'est-ce qu'on va faire, dame Catherine ?...

Elle recommençait à pleurer, s'accrochant à la robe de la jeune femme qui ne semblait plus l'entendre. Le regard perdu, Catherine imaginait l'horreur de ce château enfermé dans l'étau de la peur, de ces gens qui mouraient à cette heure dans d'atroces souffrances. Elle vit, comme s'il était devant elle, son époux couché à terre, râlant et pourrissant tout vivant sans même le secours de Dieu. Et devant cette image effrayante Catherine oublia tout le mal qu'il lui avait fait, qu'il allait peut-être lui faire encore...

Brusquement l'horreur en elle se changea en colère. Tournée vers la longue file des fuyards elle cria :

Ce que vous allez faire ? Je n'en sais rien !... Qu'aviez-vous besoin de quitter vos maisons puisque le frère Anthime a si bien pris soin de Montsalvy en condamnant à mort votre seigneur ? Allez où vous voulez... à Saint-Projet par exemple ! Il y a là des moines, des nonnes qui vous aideront peut-être. Moi, je retourne là-haut... » Puis faisant volte-face vers le château, elle interpella Renaud dont l'immense silhouette s'érigeait entre deux créneaux : « Envoyez- moi un cheval et dites à Sara de me faire descendre tout ce qu'elle peut de remèdes.

Je vais à Montsalvy !

— Vous êtes folle, Catherine. Vous n'en sortirez pas vivante.

— C'est ce que nous verrons. Faites ce que je vous demande. Je ne laisserai pas mourir le père de mes enfants sans avoir tenté l'impossible pour le sauver.