Vous pensez bien qu'ils seront prévenus de votre présence dans la région et qu'ils ne vous laisseront pas passer... Ils vous connaissent !
— Mais moi ils ne me connaissent pas, coupa Gauthier.
Dame Catherine n'a pas besoin de se déranger et de parcourir encore un long chemin, d'affronter d'autres dangers. Qu'elle me donne une lettre pour l'abbé et je lui ramènerai une réponse. C'est là le rôle d'un bon écuyer.
— Vous ne connaissez pas du tout le pays, dit Renaud...
— Moi tu ne diras pas que je ne le connais pas ? intervint Bérenger. Je lui servirai de guide et crois- moi, Gauthier, je saurai bien te faire passer le barrage de Vieillevie...
En dépit de ses inquiétudes Catherine retint un sourire. Le page avait laissé ses amours dans la vallée du Lot. Combien de fois, l'an passé, avait-il disparu de Montsalvy pour descendre jusqu'au fond de la gorge, passer la rivière à la nage et s'en aller conter fleurette à sa jolie cousine Hauvette de Montarnal ? Ces amours avaient été difficiles, traversées de mille dangers car c'étaient des amours défendues : Montarnal et Vieillevie en effet c'était tout un et les deux frères aînés eussent sans doute joyeusement assommé leur cadet s'ils avaient seulement imaginé quelle image il cachait dans son cœur... Certes, Bérenger connaissait parfaitement la vallée, ses gués et ses passages et il serait pour Gauthier le meilleur des guides. Mais saurait-il résister à l'envie de revoir Hauvette à présent qu'il devenait tout doucement un homme ? Catherine ne se sentit pas le courage de le lui interdire mais se promit de lui recommander la plus extrême prudence : il fallait que sa lettre parvînt à l'abbé Bernard.
Le banquet qui suivit le colloque manqua d'enthousiasme.
Visiblement la plupart des participants étaient déçus, car la joyeuse fête guerrière qu'ils se promettaient semblait bien remise aux calendes grecques. Les deux Roquemaurel étaient franchement moroses.
— Ils pensent qu'en cas de besoin ils auront peut- être plus de mal à rameuter tout ce monde, commenta dame Mathilde. Ils craignent que la belle occasion soit perdue...
— Et vous, dame Mathilde, pensez-vous de même ?
La grosse châtelaine lui sourit du haut de sa taille imposante.
— Que non pas ! Qui donc peut être assez fou pour souhaiter brûler sa maison avant d'y rentrer ? Un homme peut-être, mais une femme, jamais !... Vous avez parlé sagement, mon amie. Mais n'était-ce pas tentant ?
Catherine haussa les épaules et s'approcha d'une fenêtre pour regarder sans bien le voir le prodigieux paysage d'alentours, si bleu, si calme en cette fin de journée.
— Tentant ? Oui certes... Lorsque je suis arrivée chez vous l'autre midi j'aurais voulu abattre Arnaud de mes propres mains, incendier ma maison profanée par la présence d'une gueuse... Personne ne saura jamais avec quelle ardeur je l'ai souhaité ! Mais... en admettant que j'aie pu faire tout cela, commettre ces irréparables folies, me laisser emporter par le vin violent de la vengeance, que me serait-il resté ensuite sinon des cendres, des regrets et des larmes plus amères encore... Voyez-vous, dame Mathilde, ce dont j'ai le plus besoin à présent, c'est de paix. Mais comment trouver cette paix si, d'abord, je ne l'obtiens pas de moi-même ?...
Affectueusement, Mathilde glissa son bras sous celui de Catherine, l'embrassa puis l'entraîna avec elle.
— Allons rejoindre vos petits ! dit-elle avec une douceur dont elle semblait bien incapable. Eux vous diront que vous avez fait le meilleur choix...
Cette nuit-là, deux heures avant le lever du soleil, Gauthier et Bérenger quittèrent Roquemaurel à pied, vêtus comme des pèlerins de Saint-Jacques dont les chemins sillonnaient tout le pays et, par les difficiles sentiers à chèvres que le page connaissait si bien, s'enfoncèrent dans les profondeurs vertigineuses de la gorge.
En quittant les deux garçons, en les laissant partir seuls pour la première fois vers une aventure peut-être dangereuse et dont elle ne prendrait pas sa part, le cœur manqua à Catherine qui, au dernier moment, tenta de les retenir.
— C'est folie ! leur dit-elle. Et puis c'est sans doute inutile. Je sais d'avance ce que sera le conseil de l'abbé. Jamais il ne préconisera la force et l'emploi des armes... S'il existe un véritable saint quelque part, c'est bien lui !
Gauthier se mit à rire.
— Sainteté ne veut pas dire faiblesse, dame Catherine. Rappelez-vous que le Christ lui-même s'est servi d'un fouet pour chasser les marchands du temple. Les hommes les plus pacifiques de nos temps sans pitié savent bien qu'il est parfois nécessaire d'employer la force.
Aussi demeurez en repos et gardez-vous bien puisque je ne serai pas là pour le faire.
Elle l'embrassa sur le front et le laissa partir... Il avait raison : qui pouvait se vanter de connaître les voies du Seigneur?
Les jours qui suivirent s'étirèrent, interminables, dans la chaleur de plus en plus lourde de l'été qui s'abattait sur la Châtaigneraie comme une chape de plomb. Les champs roussissaient sous un ciel chauffé à blanc. Les petits ruisseaux qui serpentaient paresseusement à travers les prairies ou qui chantaient si joyeusement en bondissant de rocher en rocher se raréfièrent ou même s'asséchèrent ; ce devint un travail de Romain d'abreuver les bêtes. Heureusement, les profondes citernes des châteaux et des bourgs, creusées à même le roc au temps jadis par des générations de serfs, possédaient de belles réserves ; mais elles n'étaient pas inépuisables. Si la sécheresse s'installait, comme cela était arrivé cinquante ans plus tôt, la situation pourrait s'aggraver et devenir tragique.
Pourtant, les grandes salles sombres de Roquemaurel défendues par des murailles de deux mètres, gardaient de la fraîcheur. Les femmes n'en sortaient guère qu'aux petites heures plus fraîches du matin pour emmener les enfants courir et jouer tout à leur aise autour du château.
Le reste du temps on leur attribuait la cour et l'ombre des remparts où ils n'auraient pas à craindre les morsures de vipères que la grande chaleur rendait plus agressives encore. Deux jours après le départ des deux garçons, l'une des servantes avait été piquée en étendant le linge et, en dépit des soins rapides de Sara qui lui avait ouvert la jambe et sucé le sang, la pauvre fille était encore entre la vie et la mort.
En même temps que la chaleur, le silence s'était refermé autour.de la vieille forteresse où aucune nouvelle de nulle part n'arrivait. En effet, malgré ce que certains avaient pu penser, aucun homme d'armes en provenance de Montsalvy, et Arnaud moins encore que quiconque, n'était venu jusque-là alors que l'on s'attendait à ce que le seigneur de là-haut mît la contrée en coupe réglée pour s'emparer de l'épouse présumée coupable. Apparemment rien ne bougeait dans la cité du plateau et la vie continuait exactement comme si de rien n'était, comme si Catherine ne s'était pas approchée un soir de ses remparts...
Dans le tréfonds de son cœur celle-ci en éprouvait une amère déception. Les choses n'avaient jamais été faciles entre Arnaud et elle mais Catherine n'avait jamais craint le combat contre l'homme qu'elle aimait. Au contraire, elle y puisait des forces nouvelles, sachant bien que les pires fureurs recèlent toujours une parcelle d'amour. Si Arnaud ne se souciait même plus d'elle, de ce qu'elle pouvait devenir, alors oui, la cause devenait désespérée car c'était le spectre glacé de l'indifférence que cela annonçait. Et il n'y aurait plus pour elle d'autre ressource que le couvent le jour où il viendrait exiger qu'on lui remette son fils.
Le soir, quand le soleil meurtrier consentait enfin à faiblir et à s'étendre rougissant derrière les vallonnements du pays de la Dordogne, Catherine, solitaire, montait lentement la vis de pierre noire qui menait au sommet du donjon. Là, perdue en plein ciel, adossée à un merlon, elle cherchait vers le nord-est une couronne rougeoyante posée sur l'épaisse chevelure noire de la forêt : les tours de Montsalvy dont, à défaut de ses yeux, son cœur pouvait réciter chaque détail...
Elle restait là jusqu'à la nuit noire, jusqu'à ce que tout disparût, puis, le pas alourdi par le poids de ses nostalgies avivées, elle redescendait vers sa chambre solitaire, sans voir Sara qui, cachée dans l'ombre de l'escalier, la regardait passer sans rien dire, serrant les poings quand elle apercevait des larmes sur les joues pâles de la jeune femme. Et puis, quand le bruit que faisait le loquet de sa porte en retombant s'était fait entendre, la zingara descendait aux cuisines, y prenait une chandelle et gagnait le recoin des caves où elle entreposait ses plantes, ses fioles, ses macérations, ses onguents et ses poudres.
C'était un endroit sombre et inquiétant que l'on aurait pu prendre aisément pour l'antre d'une sorcière mais, si Sara n'ignorait rien de l'art redoutable des maléfices, elle s'était toujours refusé à s'y livrer.
Ce qu'elle pratiquait, elle, c'était la magie blanche, celle des parfums, des prières et des invocations et ce n'était pas à Satan qu'elle offrait cela mais à des esprits bienfaisants vers lesquels tendaient toutes les ressources de son art en échange de l'apaisement des souffrances de celle qu'elle considérait toujours comme son enfant chérie.
Pourtant, certain soir de la fin août, Sara, avant de gagner son repaire souterrain, se munit cette fois d'un morceau de cire d'abeilles et d'une pelote d'épingles...
Ce jour-là avait été particulièrement morne et sombre. Les bêtes commençaient à crever dans les pacages du fait des loups qui, assoiffés, les égorgeaient pour boire leur sang. Le niveau de l'eau baissait dangereusement dans la citerne du château où bientôt, si le ciel n'envoyait pas la pluie, on en viendrait à la bourbe. Enfin, il y avait six longues semaines, jour pour jour, que Gauthier et Bérenger étaient partis pour Saint-Laurent et aucune nouvelle n'en était arrivée.
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