En quelques gestes rapides de prestidigitateur, Sara défit les tresses de Catherine et se mit à lui masser la tête doucement d'abord puis de plus en plus fort.

— Je te conseille de dormir, de te reposer et de réfléchir. Depuis hier soir tu n'as guère dû en avoir le temps. Bien sûr que non, je n'ai pas envie de livrer cette bonne petite ville à des appétits toujours difficiles à contrôler. Je veux seulement que tu essaies de voir les choses en face et surtout, surtout que tu cesses de ne croire ta vie possible qu'à travers ton mari. Ne peux-tu apprendre l'égoïsme, toi aussi ? Cela ferait tellement de bien à tout le monde car c'est toi, ici-bas, qui as charge d'âmes bien plus que lui !

— Tu as raison, soupira Catherine. Je vais dormir. Ensuite je verrai peut-être plus clair. La nuit, bien souvent, m'a porté conseil...

Elle n'y manqua pas, cette fois encore et, en s'éveillant au matin sous la caresse d'un rayon de soleil qui lui chauffait le bout du nez, Catherine avait acquis la certitude qu'elle ne devait pas accepter d'être ramenée chez elle par la coalition des barons du voisinage parce qu'elle risquerait d'y perdre l'amitié et la confiance des gens de Montsalvy. Les seuls hommes sur les pas desquels il lui serait permis de rentrer la tête haute, c'était l'abbé Bernard, coseigneur de la ville ou encore le seigneur suzerain d'Arnaud, Bernard d'Armagnac, comte de Pardiac et de Carlat plus connu de ses amis sous le sobriquet de Cadet- Bernard, parce que eux seuls possédaient l'autorité légitime.

Et, quand vint le dimanche et ceux que Renaud de Roquemaurel avait conviés - car ils vinrent tous à l'exception du bailli des Montagnes qui était naturellement le plus important et de la dame de La Salle - la dame de Montsalvy après en avoir longuement conféré avec Sara, Gauthier, Josse et dame Mathilde, avait pris une décision et entendait s'y tenir. Elle le dit clairement quand, après la messe, tous se retrouvèrent réunis dans la grande salle de Roquemaurel autour des fouaces chaudes et du vin aux herbes qu'on leur servait en attendant le repas.

— Il ne me sera jamais possible, messeigneurs, de vous exprimer la reconnaissance et l'émotion que j'éprouve à vous trouver tous ici réunis. Je veux y voir la preuve d'une amitié qui m'est précieuse entre toutes. Aussi, avant de vous donner mon sentiment sur l'affaire qui nous occupe je tiens à vous dire que, ce geste généreux, ni moi ni mes enfants ne l'oublierons jamais et que, tant qu'il nous restera un souffle de vie, vous pourrez compter, en retour, sur notre fidèle amitié...

Elle s'arrêta un instant pour permettre à son regard de se poser sur chacun de ces visages si différents, jeunes ou vieux, beaux ou laids, mais de façon à ce que chacun puisse supposer qu'elle s'adressait à lui tout particulièrement. Les naïvetés de la jeunesse l'ayant quittée depuis beau temps, elle savait, à présent, le pouvoir de ses yeux couleur de violette et celui plus grand encore de son sourire. Mais quand elle regarda Archambaud de La Roque, celui-ci en profita pour remarquer :

— Ce préambule n'est pas très encourageant, dame Catherine.

Encore qu'il soit fort agréable à entendre.

Devons-nous en conclure que vous n'êtes pas décidée à rentrer chez vous par la force de nos armes ? Ce serait dommage. Nous sommes tous prêts à mourir pour vous, ajouta-t-il galamment.

C'était un très beau garçon d'environ trente-cinq ans, aussi brun que pouvait l'être Arnaud à qui d'ailleurs il ressemblait un peu grâce à un cousinage lointain ; mais ses yeux noisette avaient une douceur et un humour qui avaient toujours été fort étrangers au seigneur de Montsalvy. Et en dépit de ses propositions belliqueuses, c'était un lettré, un artiste et son aspect avait une élégance qui tranchait vigoureusement sur celui, beaucoup plus rude, de ses compagnons.

Catherine lui sourit :

— Je vous ai dit mon émotion, messire Archambaud. Mais il est vrai que je regrette la hâte affectueuse apportée par nos amis Roquemaurel à vous appeler aux armes. Ce sont moyens rudes et irrémédiables que l'épée, la lance et la hache et, avant d'y recourir, je crois qu'il faut d'abord épuiser tous les autres moyens, ceux qui sont sans danger pour quiconque. J'entends par là le raisonnement, la diplomatie, la patience, la prière...

— Le jour où l'on verra Montsalvy sensible à ce genre d'arguments, je veux bien qu'on m'ôte la tête ! s'écria Gontran de Fabrefort qui était l'inséparable complice des Roquemaurel en beuverie, coups de mains et autres réjouissances hautement édifiantes.

Aura raison celui qui sera capable de lui faire entrer son point de vue dans la tête à coups de masse d'armes.

— Il aura peut-être raison mais mon époux sera mort et ce n'est pas ce que je souhaite ! répliqua Catherine sèchement. Comprenez donc qu'en parlant raison je veux surtout éviter que la mésentente s'installe par la suite dans la région. Messire Arnaud, mon époux, ne vous pardonnerait pas de vous faire mes champions. Vous êtes ses compagnons de bataille, ses amis de toujours et je ne suis après tout qu'une étrangère, même si je suis aussi sa femme.

— En admettant que ce soit vrai, votre fils n'est pas un étranger, lui, coupa Hughes de Ladinhac, vieux seigneur aux cheveux blancs et au profil d'oiseau de proie. Or, son père manque à la loyauté en ramenant sur nos campagnes qu'ils ravageaient hier encore les écorcheurs de Béraud d'Apchier. Pardonnez-moi mes paroles, dame Catherine, mais la femme qu'il a ramenée ne nous intéresse pas.

Chacun de nous est libre d'avoir une ou plusieurs concubines et il est peu de maisons seigneuriales sans bâtard. Mais en introduisant lui-même d'anciens ennemis dans sa ville, Montsalvy rompt le contrat féodal et ses vassaux sont en droit de le récuser. Or, comme ces braves gens en sont bien incapables, c'est à nous, ses pairs, qu'il appartient de lui rappeler ses devoirs.

— Alors tous en groupe, tels que vous êtes, allez le voir et faites-lui entendre ce que vous venez de me dire !

— Certains y sont allés parmi ceux qui avaient combattu avec lui sous Paris : Amaury de Roquemaurel, Fabrefort, La Roque... cela n'a servi à rien.

— Montsalvy nous a clairement laissé entendre qu'il souhaitait nous voir nous mêler de ce qui nous regardait, soupira ce dernier, moyennant quoi nous continuerions à entretenir les meilleures relations. Il est bien certain que, seuls, sans quelqu'un d'autorisé nous étions sans pouvoir puisque l'abbé Bernard est réduit à l'impuissance. Mais vous êtes là à présent et vous possédez tous les droits légitimes de votre fils.

— Peut-être... Cependant je ne veux pas dresser le fils contre le père. Pas encore tout au moins ! Ne pouvons-nous attendre un peu ?

— Attendre quoi ? riposta âprement Jean de Méallet qui n'avait encore rien dit. Qu'Arnaud s'avise de votre présence ici... et cela ne saurait tarder, croyez- moi ! Qu'il attaque Roquemaurel avec sa bande, le réduise, vous reprenne et vous tue ?

— Même s'il en arrivait là, il ne tuerait pas son fils...

— Et, si vous le permettez, grogna dame Mathilde, je doute qu'il ait raison si aisément de Roquemaurel. Le château est vieux, c'est entendu, mais il en a vu d'autres et, grâce à Dieu, il est encore solide et capable de casser les dents à une bande de routiers ! Bien sûr que Montsalvy saura bientôt où se trouve sa femme, s'il ne le sait déjà !

Mais je ne lui conseille pas de venir ici la réclamer.

— Bien ! reprit Méallet sarcastique. En ce cas, que faisons-nous ?

— Je vous propose d'attendre, dit Catherine. Je désire, je vous l'ai dit, épuiser toutes les chances de conciliation. Ainsi pourquoi ne pas faire appel au comte de Pardiac ? Si quelqu'un est capable de faire entendre raison à mon époux, c'est bien lui !

— Ça aussi nous y avons songé, soupira Renaud. Mais pour trouver Cadet-Bernard il faut maintenant galoper à la queue du cheval du Roi.

— Le Roi combat. C'est normal qu'il soit auprès de lui mais il ne manquera pas de revenir avec l'automne pour passer la mauvaise saison à Carlat auprès de la comtesse Eléonore et des enfants.

— Non, il ne reviendra pas hiverner en Auvergne. Cadet-Bernard a été nommé gouverneur de Monseigneur le Dauphin Louis. Il ne quittera son élève que parvenu à sa majorité. Voulez-vous, dame Catherine, attendre des années ?

Le cœur de Catherine se serra. Allait-elle donc devoir reprendre les grands chemins, retourner vers la Loire pour demander l'aide de ce vieil et puissant ami ? Encore prier, encore demander. Et que pourrait Bernard d'Armagnac ? Il n'allait pas venir sous Montsalvy en traînant après lui l'héritier royal ?

— Soit ! Eh bien il reste encore une carte à jouer. Je vais aller rejoindre l'abbé Bernard. Il faut que je le voie, que je lui parle et Saint-Laurent-d'Olt n'est pas si loin. Sait-on de ses nouvelles ?

— Il se remet lentement, bien lentement hélas, dit Fabrefort.

Mon cousin d'Estaing que j'ai rencontré à Curières, la semaine passée aux noces de la fille de Raymond de Mommaton, l'avait vu trois ou quatre jours avant. Il ne se lève pas encore et il est bien éloigné de reprendre la route. Si encore le Lot était navigable !...

— Qu'il soit au lit ne l'empêchera pas de m'entendre. Il a toujours été pour moi le meilleur des amis, le plus sûr des conseillers, dit Catherine. Et c'est cela que je veux : son conseil ! Suivant ce qu'il me dira de faire j'agirai. S'il me dit d'attaquer j'attaquerai mais seulement s'il me le dit ! Je partirai demain.

— Il n'y a qu'un malheur, fit Renaud en se renversant dans son fauteuil, c'est que vous ne pourrez pas passer. Pour aller à Saint-Laurent il faut suivre la vallée, si l'on ne veut pas faire un énorme détour par l'Aubrac. Or, Montsalvy a tout de même trouvé des alliés dans la région : ces foutroudasses de Vieillevie tiennent la rivière sous leurs tours et le Diable sait qu'à cet endroit elle est facile à défendre.