Pourquoi pas, en effet ! Les trois Roquemaurel : la mère, Mathilde et les deux garçons, Renaud et Amaury, étaient peut-être les seuls de la région dont les caractères fussent encore plus difficiles que celui de Montsalvy. Ni sa puissance ni ses talents d'homme de guerre ne les impressionnaient. Recueillir ses enfants contre sa volonté pouvait les séduire...

On passa donc sans s'arrêter près du bourg de Junhac, au-dessus des quatre tours de Sénézergues érigées au bord d'un gouffre de verdure, on aperçut de loin la masse redoutable de la puissante citadelle de Calvinet puis, par Cassaniouze, on dévala un petit sentier aux pierres instables qui semblait se perdre dans les profondeurs des gorges du Lot mais qui, en fait, n'allait pas plus loin que Roquemaurel. Après lui la montagne se faisait falaise et un précipice terminait la route...

Le vieux château fort dont les murs roussâtres avaient vu le départ des premiers croisés pour la Terre Sainte surgit devant eux dans la chaleur de midi avec ses tours hargneuses et son gros donjon, un peu écorné par le temps peut-être mais qui assis sur son éperon au bord du vertige gardait fière allure sous sa bannière d'azur où brillaient le chevron et les trois rocs échiquetés d'or de ses maîtres. Le ciel était si bleu d'ailleurs que chevron et rocs avaient l'air imprimés à même le ciel... Sous tant de splendeur Roquemaurel ressemblait à ces beaux vieillards qui rêvent au soleil, les yeux mi-clos, un vague sourire aux lèvres, paisibles et rassurants mais qui, lorsqu'ils se relèvent, déploient une taille imposante et des muscles encore redoutables, faits d'un vieux bois durci aux intempéries.

Son sourire, ce jour-là, c'était son pont-levis baissé, les deux soldats qui, tête nue et le pourpoint de cuir grand ouvert, jouaient aux dés sous l'ombre fraîche de la voûte et, dans la prairie en contrebas, une petite troupe de lavandières, cotillons retroussés, occupées à émailler l'herbe d'une grande lessive toute neuve. Debout au bord du sentier, une corbeille vide sur la tête et un poing à la hanche, une grande femme brune en camisole blanche et jupon de toile bleue leur inspirait l'ardeur au travail en les houspillant sévèrement :

— Trois heures pour étendre deux draps et une douzaine de torchons !... Si ce n'est pas malheureux ! Regardez-moi ces empotées !

Allons, la Nicole, un peu de nerf !... On nous attend là-haut.

Entendant rouler les pierres du chemin sous les pas des chevaux elle se tourna du côté où venait le bruit, abritant ses yeux de sa main sous le bavolet de sa coiffe de lin blanc.

— Qui nous arrive là ?...

Mais déjà elle le savait. Un cri jaillit de sa gorge, en contrepoint du

« Sara !... » qu'avait lancé celle de Catherine ivre de joie. La jeune femme sautait déjà à bas de son cheval et, trébuchant dans les ornières tant elle mettait de hâte, courut se jeter dans les bras de celle qu'elle avait toujours considérée comme sa seconde mère.

Figés auprès des chevaux, Gauthier et Bérenger regardèrent un long moment les deux femmes s'étreindre et s'embrasser, liées l'une à l'autre par leur profonde tendresse et qui semblaient ne plus jamais devoir se séparer.

Se souvenant alors de ses devoirs d'hôte, le page enveloppa le vieux bourg et le vaste paysage d'un geste plein d'orgueil.

— Comment trouves-tu Roquemaurel ? Ce n'est pas si mal, n'est-ce pas?...

CHAPITRE XIII

La main de Dieu

— Maman est revenue ! Maman est revenue !...

Assis dans le lit qu'il partageait avec sa petite sœur, Michel se balançait en chantonnant pour lui tout seul et en contemplant avec ravissement Sara qui, armée d'une brosse et d'un peigne, était occupée à débarrasser la chevelure de Catherine de toutes les poussières du chemin. Il avait toujours adoré sa mère qui représentait pour lui quelque chose de fabuleux, une créature semi-divine à mi-chemin entre les fées qui peuplaient les contes de la vieille Donatienne et les anges dont on lui parlait au monastère.

— Depuis qu'elle avait disparu de son univers enfantin, le petit garçon, en dépit de la tendresse que lui manifestaient toutes les femmes de son entourage, éprouvait une curieuse impression d'abandon. Il y avait un vide dans son « intérieur » comme il avait essayé de l'expliquer à Sara, un vide que le retour de son père n'avait pas comblé...

En revoyant Arnaud, d'ailleurs, il n'avait pas eu réellement conscience que ce fût là son père. Cet homme sombre qui l'avait serré contre sa poitrine avec une âpreté sauvage, cet homme dont il ne reconnaissait qu'un profil pouvait-il être le même que le joyeux compagnon de l'an passé qui se roulait avec lui dans les champs pleins de pâquerettes roses lorsque personne ne les voyait ?

Mais quand, tout à l'heure, Catherine était apparue au bras de Sara dans la cour du château où il jouait avec un tas de sable, son cœur avait bondi dans sa poitrine parce que, dans le grand ruissellement de soleil qui l'enveloppait, sa mère était bien telle qu'il l'avait toujours attendue. Et il n'avait pas compris du tout pourquoi elle s'était mise à pleurer en l'embrassant. On pleure seulement quand on a du chagrin, ou bien quand on s'est fait mal. Et encore ! Même dans ce cas-là, un vrai garçon se devait à lui-même de retenir ses larmes !... En tout cas, une chose était certaine : Michel était merveilleusement heureux ce soir et d'autant plus que maman avait promis, solennellement, qu'elle ne partirait plus jamais...

Pour Isabelle, ce retour constituait une sorte de problème. Elle n'avait qu'une dizaine de mois lors du départ de sa mère et ce n'était encore qu'un bébé. A présent, elle avait deux ans et elle avait du monde une perception bien personnelle. Souvent Sara, ne sachant comment s'y prendre pour créer entre l'enfant et sa mère absente les liens qui devaient exister, avait conduit Isabelle dans le petit oratoire devant l'Annonciation peinte par Jean Van Eyck et, lui désignant la petite Madone blonde, lui avait inlassablement répété « C'est Maman... Maman !... »

La petite était intelligente et plus qu'éveillée. Aussi quand Catherine s'était penchée sur elle pour l'enlever de terre, la ressemblance lui était apparue immédiate. Evidemment, elle n'avait pas bien compris, elle non plus, comment l'image de bois s'était tout à coup animée mais elle avait gazouillé :

— Maman !... Maman !...

Alors Catherine avait pleuré de plus belle, rejetant l'enfant à d'étranges conjectures car, du coup, elle ne reconnaissait plus du tout son image.

Pour le moment, assise sur les genoux de sa mère, elle suivait avec un intérêt passionné le va-et-vient des objets de coiffure dans les mains habiles de Sara qui, sourcils froncés, s'activait énergiquement, s'efforçant de rendre aux cheveux qu'elle avait lavés avec des herbes leur couleur d'or éclatant.

— Il était temps que tu reviennes ! marmotta-t-elle. Tu as des cheveux dans un état impossible...

— Ils n'ont pas été ma plus grande préoccupation, tu sais, sourit-elle en contemplant sa fille avec ravissement car c'était tout juste si elle la reconnaissait.

Elle avait quitté un bébé, elle retrouvait une petite fille, toute petite bien sûr, mais qui s'affirmait déjà comme un personnage et qu'elle trouvait la plus jolie chose du monde.

Pour le moment, Isabelle, sommairement vêtue d'une petite chemise courte qui ne cachait pas grand- chose de son petit corps dodu, jouait avec une mèche des cheveux de sa mère. Elle avait des doigts déjà fuselés et des pieds minuscules. Ses yeux très noirs variaient suivant son humeur, tantôt brillants de lumière, tantôt presque opaques. Mais à cette minute ils rayonnaient positivement dans son petit visage rond et doré qui sortait des fronces de sa chemise comme une fleur de son calice.

— Ils sont adorables tous les deux ! murmura Catherine en serrant l'enfant contre elle pour l'embrasser une mille ou deux millième fois.

— C'est une chose à ne pas dire devant eux ! Ils comprennent beaucoup trop de choses ! décréta Sara sévèrement. Allons, demoiselle, il est temps d'aller au lit ! Si vous continuez à tripoter comme cela les cheveux de votre mère, je n'en finirai jamais.

— Oh, déjà ? protesta Catherine, frustrée, tandis que Sara enlevait la petite fille et la rapportait près de son frère. Je les ai encore à peine vus...

J'espère bien que tu auras maintenant toute la vie pour les voir. Et il faut que je finisse de te pré parer. On va corner l'eau avant longtemps... Tu reviendras les embrasser tout à l'heure.

Et, pour être certaine que les enfants allaient dormir, elle entraîna Catherine et son matériel de coiffure dans la petite pièce voisine où d'ailleurs on avait dressé un lit pour elle.

— Là, fit-elle en la réinstallant sur un autre tabouret. Continuons.

D'ailleurs, nous serons plus tranquilles pour causer. Que comptes-tu faire à présent ?

Redescendue de son petit paradis enfantin et rendue à l'amère réalité, Catherine haussa les épaules.

— Honnêtement je n'en sais rien ! Tout cela a été si brutal, si soudain et surtout tellement inattendu ! Je crois qu'il faut que je réfléchisse, que j'essaie de voir clair mais je t'avoue que, pour l'instant, je m'en sens bien incapable. Je n'arrive pas à comprendre comment Arnaud a pu ramener cette fille, cette Azalais, à Montsalvy, chez nous...

— C'est ce qui te tracasse le plus on dirait ?... bien plus que le fait qu'il te refuse l'entrée de ta maison !

— Bien sûr ! Ça ne te tracasse pas, toi ? J'aimerais bien savoir ce que tu as pensé en le voyant arriver avec elle ?

— Qu'il était devenu complètement fou... ou qu'il s'était découvert

- Dieu sait où - une nouvelle raison de t'en vouloir, tout aussi boiteuse que les précédentes d'ailleurs. Je n'ai jamais voulu te le dire mais il m'est souvent venu à l'idée que ton beau chevalier n'était peut-être pas aussi intelligent que tu te l'imaginais. Il a plus d'orgueil et de préjugés que de bon sens...