Sans un mot, le roi d'armes entraîna son amie vers le corps de garde de la porte et voulut l'y faire entrer mais elle résista, voulant à tout prix voir ce qui allait se passer. Cependant, le Duc s'avançait avec ses gens et les notables dont les voix suppliantes ne cessaient de s'élever. Mais il ne leur répondait pas et marchait toujours, un froid sourire aux lèvres.

— Je n'aime pas ça ! marmotta Saint-Rémy. Il est trop sûr de lui et n'a pas daigné prendre assez de monde. Quatorze ou quinze cents Picards ne suffiront pas pour lui rendre une ville de cent mille habitants ! J'espère que le reste de l'armée vient derrière.

En effet, on pouvait voir à présent sur le chemin une nouvelle vague de fer et de pennons multicolores qui s'avançait. Mais, soudain, les faux moines ne virent plus rien. Un flot humain descendait du rempart en poussant des cris de vengeance, et avant même que les archers qui arrivaient aient compris ce qui se passait, vingt bras s'étaient attelés au treuil de la herse qui, avec un grincement apocalyptique s'abattit.

— Doux Jésus ! souffla Catherine. Le Duc est à présent coupé du reste de l'armée...

— Il faut le prévenir ! dit Gauthier. Allez-y, messire Toison d'Or, il vous écoutera. Je suffirai avec Bérenger à veiller sur dame Catherine.

Or, au moment même où il disait cela ledit Bérenger qui avait suivi le Duc sans que personne s'en aperçût arriva en courant, vit la herse baissée, se précipita vers ses compagnons.

— Qui a fermé cette porte ?

Du geste, Gauthier lui désigna les hommes et les femmes armés de gourdins et d'outils variés qui prenaient position, la mine farouche, devant la porte.

— Il faut l'ouvrir, gémit le page, il faut l'ouvrir tout de suite ! Le Duc revient !... oh, mon Dieu, c'est épouvantable ! Nous allons tous être massacrés !...

Il raconta alors ce qu'il venait de voir. Le sire de Lichtervelde que le Duc avait envoyé en reconnaissance jusqu'au Marché l'avait trouvé vide et, s'en revenant avec ses hommes pour prévenir son maître et le faire avancer criait : « Nous avons ville gagnée ! Elle est à la volonté de Monseigneur... » Mais à ce moment même une voix, partie d'on ne savait où avait hurlé :

— Ne crie pas victoire trop vite ! Sais-tu combien la seule enceinte des Halles peut contenir d'hommes ?...

Au même moment, de partout, des hommes, des femmes, des vieillards et même des enfants avaient surgi, portant des bâtons, des couteaux, des haches, certain même armé d'arcs. Il en venait de toutes les ruelles, de toutes les maisons dont les fenêtres se garnissaient de visages farouches. Philippe, comprenant alors qu'il allait devoir combattre, avait donné ordre à ses archers de tirer et une grêle de flèches était allée frapper au plein de cette masse humaine, un peu au hasard. Le malheur avait voulu que des femmes, des vieillards fussent atteints. Un enfant était tombé d'un toit, une jeune fille d'une fenêtre...

Le Duc lui-même tirant son épée avait abattu un bourgeois qui s'élançait au cou de son cheval...

— Il recule, gémit Bérenger, en conclusion, il revient vers nous !

Toute la ville va nous tomber dessus. Écoutez !

Les volées furieuses du tocsin s'abattaient à présent sur Bruges, portées par les rafales de vent.

— Il faut ouvrir cette herse, cria Saint-Rémy. Monseigneur va être massacré. Et nous n'avons même pas d'armes.

— Vous en avez une, riposta Gauthier. Votre robe de moine. Allez les haranguer !

Saint-Rémy aussitôt s'élança vers ceux qui gardaient la porte, brandissant le crucifix de bois qu'il portait au cou.

— Mes frères, mes frères ! Songez à ne pas offenser Dieu en retenant ici votre seigneur naturel. Mes frères...

Des huées et des rires lui répondirent mais il continuait de plus belle, encouragé malgré tout par le fait que nul n'osait s'en prendre à un moine.

— Ton Duc, cria quelqu'un, nous allons le lui envoyer vivement, au Seigneur ! Tiens, regarde ! Le voilà qui accourt.

En effet le groupe de seigneurs et de soldats qui accompagnait Philippe refluait vers la porte sans cesser de combattre mais en dépit des armures et des chevaux, qui étaient plus une gêne qu'autre chose d'ailleurs, car dans cette presse ils étaient difficiles à manier, la disproportion des forces était tragique... Au-delà, on ne pouvait voir ce qu'il était advenu du

premier détachement de Picards et, dans un instant le Duc, dont on apercevait le heaume couronné d'or et l'épée étincelante tournoyant au-dessus, allait arriver contre la herse.

Saint-Rémy alors bondit sur l'un de ceux qu'il haranguait si bien l'instant précédent, lui arracha sa hache et se mit à frapper. Ce que voyant, Gauthier fit de même, s'empara d'un marteau et vint lui prêter main-forte. Aplatie contre le mur de la voûte Catherine, horrifiée, regardait le sang couler et les morts s'abattre, protégée par Bérenger qui lui faisait courageusement un rempart de son corps, décidé à mourir pour sa dame comme il convenait à un page de bonne race.

La mêlée devant elle était furieuse. Soudain, un homme se jeta, les bras en croix entre le prince et la foule en délire :

— Je vous en prie, je vous en supplie ! Réfléchissez à ce que vous allez faire ! C'est votre seigneur et vous n'avez pas le droit d'y toucher ! Dieu vous punira et la vengeance de Bourgogne détruira à jamais notre ville !...

C'était Louis Van de Walle, les vêtements déchirés, du sang coulant sur sa joue, qui essayait désespérément d'éviter le pire c'est-à-dire l'assassinat de Philippe. Mais personne ne voulait l'écouter.

Cependant Saint-Rémy et Gauthier avaient réussi à déblayer la herse et tandis que le chevalier maintenait en respect ceux qui auraient voulu tenter de s'y opposer, Gauthier s'efforçait de relever l'énorme grille de fer mais c'était impossible.

— Ils ont mis une chaîne, cria-t-il, et le treuil ne bouge pas ! Il faudrait briser le cadenas qui la retient !

À l'aide de son marteau il tapait dessus de toutes ses forces arrachant des étincelles, sans parvenir toutefois à faire céder le métal.

— Vous allez le fausser, dit Catherine qui l'avait rejoint avec Bérenger. Il faudrait des tenailles.

— Dépêche-toi ! cria Saint-Rémy qui s'escrimait toujours de sa hache, nous allons être massacrés.

Adossé à la herse avec le Duc et une poignée de survivants ils faisaient face à la mer humaine et hurlante tandis qu'au-dehors, les soldats de Bourgogne tiraient sur ceux qui occupaient le chemin de ronde et cherchaient à les empêcher d'approcher.

— Nous n'y arriverons jamais ! gémit Gauthier.

Mais soudain, quelqu'un fut à ses côtés : le bourgmestre qui tirait après lui un ouvrier armé d'énormes tenailles.

— Brise ce cadenas ! lui ordonna-t-il.

L'homme hésitait, visiblement terrifié.

— Si j'obéis, je serai massacré !

— Tu vas l'être tout de suite si tu n'obéis pas, gronda Saint-Rémy en lui posant sur la gorge une dague qu'il avait prise sur le corps d'un soldat.

Alors l'homme s'activa, aidé de Gauthier et de Bérenger, et réussit enfin à faire sauter le cadenas. Un instant plus tard, la herse remontait, saluée par le hurlement de triomphe des Picards restés hors de la ville.

Ceux-ci s'élancèrent, saisirent le Duc et la poignée de fidèles qui l'entouraient, puis voulurent s'élancer en avant pour charger la foule mais la voix étonnamment froide du prince s'éleva, ordonnant :

— En retraite ! Il faut nous replier : nous ne pouvons lutter contre cent mille fous !

Sans même regarder, comme s'il avait toujours su où elle se trouvait il saisit Catherine par le poignet, l'enleva de terre et elle se retrouva en croupe derrière lui. La troupe s'ouvrit devant lui tandis que, piquant des deux, il franchissait le pont-levis dont les planches résonnèrent sous les sabots de son cheval.

Mais, parvenu à quelques toises des larges fossés il arrêta son cheval, se retourna et donnant libre cours à sa colère, hurla :

— Tu m'obliges à fuir une fois encore, damnée ville, comme tu m'y as obligé devant Calais. Cette fois je ne te pardonnerai pas ! Quand je reviendrai - et cela ne tardera guère, sache bien que tu n'auras à attendre de moi ni pitié ni merci1 !...


1 Au mois de mars suivant, Bruges, complètement isolée par la défection de Gand qui s'était retournée contre elle, demandait le pardon de Philippe de Bourgogne qui le lui accorda du bout des lèvres. Le 11 mars 1438, son envoyé, Jean de Clèves, prenait en son nom possession de la ville et faisait exécuter les principaux meneurs de la révolte. Seule l'intervention de la duchesse Isabelle sauva in extremis Louis et Gertrude Van de Walle dont le fils avait été décapité la veille.


— Et, fou de rage, il repartit au grand galop en direction de Roeselare, emportant Catherine qui sanglotait nerveusement, appuyée contre son dos et les bras noués autour de sa taille Derrière lui éclatèrent les cris de triomphe des Brugeois qui le huaient et juraient que bientôt le port de l'Ecluse leur appartiendrait de nouveau...

— Au château de Roeselare où il était revenu, le duc Philippe ne décolérait pas. Durant toute l'interminable chevauchée, il n'avait pas desserré les dents mais, dès son arrivée, en pleine nuit, il s'était jeté à bas de son cheval fourbu et, traînant Catherine à peine moins exténuée à sa suite, il avait couru s'enfermer avec elle dans sa chambre en hurlant qu'il interdisait à quiconque de venir le déranger, quelle que puisse être l'importance de ce que l'on aurait à lui dire.

— Arrivé là, il se mit à tourner en rond, comme un fauve en cage, les mains nouées derrière son dos, remâchant sa fureur et sa honte.