Par les billets que Saint-Rémy ou Gauthier lui faisaient tenir elle était au courant des événements extérieurs. Aux envoyés de Bruges, Philippe le Bon avait répondu avec un étrange détachement qu'il n'avait vraiment pas le temps de s'occuper de leurs problèmes et que des devoirs impérieux réclamaient, avant tout autre soin, sa présence en Hollande afin d'y étouffer les dernières traces de discorde que la dernière comtesse, Jacqueline de Bavière, la plus romanesque et la plus folle des princesses, avait, en mourant à La Haye, léguées à ses adversaires comme à ses amis.
En conséquence, ces messieurs de Bruges voudraient bien lui accorder permission de traverser leur précieuse ville avec un petit détachement et dans le seul but de gagner du temps cependant que le gros de l'armée passerait au large et se ravitaillerait au château de Maie où des approvisionnements considérables allaient être réunis pour elle.
« Ces bonnes gens, écrivait Saint-Rémy, ont bien essayé de savoir si vous étiez revenue auprès du Duc- mais, quand ils ont, timidement, prononcé votre nom, Monseigneur leur a tourné le dos après les avoir foudroyés d'un regard capable de les faire rentrer sous terre. Et ils sont revenus un peu déconfits, un peu inquiets surtout, demander à Van de Valle la fameuse "permission"... que celui-ci a bien été obligé d'accorder sans être tout à fait certain que ce soit une bonne idée.
Mais il n'a pas le choix s'il ne veut pas voir bombardes et machines de guerre s'approcher de ses murailles et son commerce définitivement ruiné. Evidemment, ce n 'est pas de gaieté de cœur : les ambassadeurs ont rapporté que ladite armée de Hollande comportait plus de quatre mille Picards qui sont, vous le savez, en exécration ici, plus un vigoureux contingent de chevaliers et de troupes bourguignonnes d'origine que l'on n'aime pas beaucoup plus et cette idée ne sourit guère à nos croquants.
« Quoi qu’il en soit, bientôt, très bientôt, le Duc sera dans la ville.
Tenez-vous prête à nous rejoindre, sous un autre costume de moine que nous vous ferons tenir, la nuit qui précédera son entrée. Dès que nous serons auprès de lui nous n 'aurons vraiment plus rien à craindre et vous serez libre. Vous n'imaginez pas quelle joie j'aurai à retrouver mon tabard de soie et d'or et ce grand pectoral de la Toison d'Or qui me donne si grande allure !
«En vérité, l'austère élégance des moines n'est vraiment pas mon fait... pas plus que leur ordinaire ! Le père de Rayneval est la sainteté même mais j'aimerais mieux quelqu'un de moins saint et qui s'y connaisse davantage en crus bourguignons. Même son vin de messe est abominable ! J'ai essayé, je ne recommencerai pas ! Dieu m'a puni...
« Votre écuyer et votre page s'ennuient ferme. On les a introduits dans le couvent sous l'aspect de frères voyageurs étrangers. L'un passe pour Normand, l 'autre pour Provençal et moi je suis toujours le grand pèlerin que vous savez. Cela nous vaut à tous trois d'interminables stations à la chapelle. Le père prieur dit que nous avons là une excellente occasion de travailler au salut de nos âmes mais je crains que nous ne soyons en réalité que d'affreux mécréants.
Monseigneur le Duc devrait bien se hâter !...
« À bientôt. Pardonnez ce long bavardage mais c'est un passe-temps bien charmant que converser un moment avec une jolie femme et j'en complète l'ivresse en déposant un tendre baiser sur vos jolis doigts. »
Cette lettre arrivée dans les débuts du mois de mai acheva de réconforter Catherine parce qu'elle apportait l'espoir d'une liberté toute proche. Il était bien certain que la présence de Philippe à Bruges constituerait pour elle le meilleur moyen d'évasion. Aussi, ce soir-là, en s'endormant dans son lit aux rideaux blancs, se laissa-t-elle bercer par le flot chatoyant d'une douce espérance : celle de son prochain retour à Montsalvy. Ce qui la veille encore ne se montrait qu'au bout d'une perspective sans fin venait de se rapprocher considérablement.
Bien sûr, il y aurait sans doute quelques explications à fournir au duc Philippe quand elle le rejoindrait mais après tout ce qu'elle avait pu endurer, une entrevue, même orageuse, avec un prince hargneux n'avait plus la moindre chance de l'impressionner...
Au soir du 21 mai, qui était le mardi de Pentecôte, dame Béatrice, un paquet sous le bras, entra dans la maison de Catherine.
— C'est cette nuit que vous nous quittez, mon enfant. Ceci est arrivé tout à l'heure du couvent des Augustins.
— Est-ce que le Duc arrive ?
— Il se trouve, ce soir, à cinq lieues à peine d'ici, à Roeselare1.
Demain, tandis que son armée contournera la ville, il y entrera avec les seigneurs de son entourage immédiat et une petite escorte. Les notables préparent déjà sa réception.
— Par quelle porte doit-il entrer ?
— Par celle de la Bouverie qui est tout près d'ici mais à peine plus éloignée des Augustins. Vers la fin de la nuit, je viendrai moi-même vous chercher pour vous ramener... là où je vous ai prise : sous le pont du grand portail où vos amis vous attendront avec un bateau pour vous ramener aux Augustins où vous attendrez que la foule soit assez dense dans les
1 Roulers.
Rues pour pouvoir vous y mêler sans danger et rejoindre Monseigneur. Il était impossible que vous sortiez directement d'ici au grand jour.
— Croyez bien que je le comprends... et que je vous suis infiniment reconnaissante de tout ce que vous avez fait pour moi mais comment pourrai-je vous prouver cette reconnaissance ?...
La Grande Dame s'approcha du coin où Catherine travaillait, effleura du doigt les grosses pelotes de laine bise puis, se tournant vers le coussin de dentellière posé sur un tabouret, se pencha pour admirer le dessin ébauché.
— Vous avez bien travaillé, dame Catherine... et nous vous regretterons car vous avez de réelles dispositions pour cet art délicat.
— Pas bien loin de chez moi, au Puy-en-Velay, il y a aussi des dentellières ; je pourrai continuer mon apprentissage, fit-elle en souriant. Mais le fruit de mon travail est bien mince pour ma gratitude. Je voudrais faire plus !
— Alors... » et tout à coup, la voix de dame Béatrice se fit très grave : « Demain, quand vous rencontrerez monseigneur Philippe, essayez d'oublier les peines que l'on vous a infligées ici et demandez-lui grâce et merci pour cette ville turbulente mais qui est toujours à lui s'il sait lui montrer un peu de mansuétude. Voyez-vous, les gens d'ici sont comme des enfants : se sentant coupables envers leurs parents, ils s'enfoncent plus encore dans la révolte et les outrances, chacun en faisant plus que son voisin pour n'avoir pas l'air de céder à ses yeux.
Les rudes châtiments changent parfois la rébellion en haine alors qu'un mot de pardon peut amener le coupable aux larmes du repentir.
Je sais tout cela, dame Béatrice, et soyez certaine que je n'ai jamais eu d'autre idée qu'intercéder pour Bruges. Autrefois je l'ai tant aimée ! Ce n'est pas à présent qu'elle se trouve prise entre la mer qui ensable rapidement ses ports et la colère de son suzerain, que je vais la condamner... Ayez confiance : je ferai tout ce que je pourrai !
Sans rien dire, la Grande Dame embrassa Catherine et sortit peut-
être pour cacher une émotion, se contentant au seuil d'indiquer qu'elle viendrait une heure avant le lever du soleil et de lui conseiller de prendre du repos.
Mais cette nuit-là, Catherine ne réussit pas à trouver le sommeil. Il y avait quelque chose qui l'inquiétait sans trop savoir pourquoi. Peut-
être cette décision prise par Philippe de n'entrer dans la ville qu'avec peu de monde et surtout cette « permission » qu'il en avait demandée.
Cela lui ressemblait bien peu ! Qui donc pouvait être assez fou pour ignorer l'orgueil du grand-duc d'Occident, son caractère à la fois rusé et vindicatif ? Allait-il réellement laisser ses quatre mille Picards et ses chevaliers bourguignons passer au large de Bruges tandis que lui-même, avec une poignée d'hommes, traverserait la ville encore toute fumante du sang de ses échevins ? Évidemment, cela pouvait être une preuve de courage et Philippe n'en avait jamais manqué, à moins que ce ne soit ce signe de mansuétude dont parlait dame Béatrice. Après tout le prince bourguignon était l'un des diplomates et des hommes de gouvernement les plus habiles et les plus intelligents... mais les exemples étaient rares où il avait laissé sa diplomatie l'emporter sur sa rancune : le roi de France l'avait appris à ses dépens durant de longues et cruelles années.
Lorsque la Grande Dame revint, elle trouva Catherine prête, revêtue de la robe monastique contenue dans le paquet et debout près de la porte qu'elle tenait entrouverte pour que l'on n'eût pas à frapper. Il faisait très sombre et aucune lumière n'était visible. Silencieusement, dame Béatrice saisit la main de Catherine et toutes deux s'élancèrent à travers l'enclos sous le couvert des arbres. Un vent vif s'était levé, bien après minuit, et agitait les cimes feuillues avec de grands froissements qui étouffaient le bruit des pas. Ils étouffèrent également le léger grincement de la porte quand elle s'ouvrit sous la main de la Grande Dame, et Catherine se retrouva dehors.
— Allez avec Dieu, ma fille, chuchota dame Béatrice en l'embrassant.
Puis elle se glissa de nouveau dans l'entrebâillement du portail et disparut sans avoir seulement laissé à celle qu'elle libérait le temps d'une seule parole d'adieu. Mais déjà des ombres montaient de sous le pont dormant et Catherine se retrouva soudain dans trois paires de bras masculins dont la chaleur et l'enthousiasme disaient assez la joie que l'on avait de la retrouver.
"La dame de Montsalvy" отзывы
Отзывы читателей о книге "La dame de Montsalvy". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La dame de Montsalvy" друзьям в соцсетях.