— Elle ne sera pas abandonnée et elle vivra. Si vous n'acceptez pas ce que je vous propose, elle mourra : choisissez mais choisissez vite !

Pour toute réponse, Gauthier alla se rasseoir dans le bateau après y avoir étendu Catherine dont il garda la tête sur les genoux. L'abbé planta sa torche à un croc de fer et rejoignit Saint-Rémy et Bérenger qui embarquaient à leur tour. Un instant plus tard, la barque reprenait sa route sur l'eau calme de la Reie en direction du sud. Le chemin à parcourir était heureusement court et fut bientôt couvert, au grand soulagement de Gauthier qui s'efforçait d'étouffer de son mieux les gémissements de plus en plus fréquents de Catherine.

Le Béguinage de la Vigne, fondé deux siècles plus tôt par la comtesse de Flandre, Jeanne de Constantinople, était un vaste enclos cerné de grands murs pardessus lesquels on pouvait apercevoir un foisonnement de grands arbres1. Il renfermait une église, vouée à sainte Élisabeth, un hospice et, alignées tout autour d'une grande prairie plantée d'arbres et de fleurs, les blanches maisons des Béguines. Chacune d'elles avait la sienne et, si elles obéissaient à l'autorité d'une supérieure que l'on appelait la Grande Dame, elles ne prononçaient pas de vœux éternels. Après deux ans de noviciat dans un couvent, elles recevaient chacune leur petite demeure et se pliaient sans autre serment à la triple règle de pauvreté, de prière et de travail.

Dans les pays de Flandres beaucoup de veuves, de filles que l'on ne pouvait marier, choisissaient le Béguinage de préférence aux couvents réguliers parce qu'il était toujours possible d'en sortir.

La barque s'arrêta sous le pont dont le grand portail d'entrée tenait toute la largeur. Les canaux de la Reie à cet endroit s'élargissaient et formaient un miroir d'eau dans lequel se miraient les longues chevelures pâles des grands saules. Le prieur des Augustins seul descendit et alla se pendre à la cloche...

Il ne fut que très peu de temps absent et revint accompagné de deux femmes en robes noires et cornettes blanches qui portaient un brancard.


1 Il n'a pas changé.


Toujours empaquetée dans son froc de moine, toujours gémissante et secouée de spasmes convulsifs, Catherine y fut couchée mais quand Gauthier et Bérenger voulurent s'atteler aux mancherons de la civière, la plus grande des deux femmes s'y opposa.

— C'est à nous de nous occuper d'elle, dit-elle calmement. Nous vous ferons savoir de ses nouvelles.

— Dieu bénisse votre charité, dame Béatrice, dit le père Cyprien, et veuille que vous n'ayez pas sujet de la regretter.

— Nous sommes pauvres et gagnons notre pain comme le plus humble manœuvrier de la ville. Qui donc pourrait nous vouloir du mal ? Aucun des ennemis de cette pauvre femme, en admettant qu'on la sache chez nous, n'oserait franchir notre seuil avec des intentions malveillantes. Je vous souhaite une bonne nuit, mes frères !

Le vantail de bois se referma. Pour la première fois depuis des mois, Gauthier et Bérenger se trouvaient séparés de Catherine et en éprouvaient une souffrance. Un moment ils restèrent là, plantés devant cette porte qu'il leur était interdit de franchir, les yeux lourds de larmes.

— Si elle allait mourir... balbutia le page. Si nous ne devions plus la revoir jamais ?...

Saint-Rémy eut un petit rire qui sonna faux mais passa affectueusement son bras autour des épaules du jeune garçon.

— Ce que j'aime chez vous c'est votre optimisme ! Vous êtes tous comme ça en Auvergne ? Il est vrai que l'admirable Arnaud de Montsalvy qui est auvergnat lui aussi ne saurait prétendre au titre de roi des joyeux lurons !

— Vous connaissez messire Arnaud ?

— J'ai cet honneur pour l'avoir vu combattre deux fois : une fois à Azincourt et une autre fois à Arras en champ clos ! Un rude jouteur, un grand guerrier... et le plus abominable caractère que je connaisse !

— Qu'il crève ! gronda Gauthier entre ses dents.

Si dame Catherine en est réduite à risquer sa vie presque chaque jour c'est bien à lui et à lui seul qu'elle le doit...

— Puis, pour passer sa colère, il se remit à tirer furieusement sur les avirons pour regagner le couvent des Augustins.

— Catherine n'avait rien vu, rien entendu de tout ce qui s'était passé depuis qu'on l'avait tirée de l'eau. Le peu de conscience qui lui était revenue s'était vite engloutie dans la mer de souffrance qui avec une incroyable brutalité prenait possession de son corps.

— La chute avait endolori tous ses muscles et chacune des contractions que le processus de délivrance lui imposait la tordait comme sur un grill chauffé au rouge. Son ventre déchiré n'était qu'une douleur aiguë irradiée à l'infini.

— Qu'on la transportât, qu'on la déshabillât, qu'on la nettoyât du sang qui la maculait, qu'on l'installât dans un lit ne changeait rien à sa torture. Elle n'entendait plus, elle ne pensait plus, elle ne raisonnait plus. Elle n'était qu'une masse de souffrance, un animal écartelé. Ce qu'elle endurait était si cruel que le bourreau avec sa hache lui fût peut-être apparu comme l'ange de la délivrance.

— Parfois, à travers les larmes qui brouillaient sa vue, elle percevait une forme noire et blanche qui passait et repassait, s'arrêtait parfois aussi. Elle sentait alors quelque chose de frais qui, sur son visage, remplaçait un instant la brûlure des larmes, ainsi qu'une senteur d'herbe par-dessus l'odeur fade du sang. De temps à autre quand la douleur un moment faisait trêve, elle plongeait dans un sommeil de bête harassée.

Mais la rémission était courte et, après quelques secondes, lui semblait-il, le bon sommeil disparaissait chassé par les crocs du fauve qui rongeait ses entrailles.

Cela dura des heures, des heures d'enfer dont la malheureuse pensait, ne jamais voir la fin. Au fond de son esprit exténué une seule pensée parvenait encore à percer : elle était morte et, à cause de son sacrilège, elle était condamnée aux éternels tourments. N'aperçut-elle pas, surgissant des ténèbres, un démon barbu dont les yeux de feu s'abritaient sous des broussailles noires et qui lui tendait le poing ?...

De toutes ses forces elle voulut le repousser, l'empêcher d'ajouter encore à son supplice mais ses bras furent soudain paralysés tandis qu'une voix grave grondait.

— Il faut en finir. Elle doit boire cela sinon nous n'arriverons jamais à la délivrer et elle risque de trépasser dans l'heure.

Les démons - ils étaient au moins trois à présent, - se rapprochèrent. L'un lui serra les bras, l'autre lui pinça le nez et le troisième très certainement voulut lui enfoncer dans le gosier une poire d'angoisse pour faire cesser ses cris désespérés... Mais il n'y eut pas de bâillon, pas de poire cruelle... rien qu'un liquide doux-amer qui coula jusqu'au fond de sa gorge. Et puis il n'y eut plus rien, rien qu'une énorme vague noire qui l'emporta au fond du néant...

Le paradis chassa l'enfer, la lumière balaya les ténèbres et Catherine revint à la vie dans un rayon de soleil. Tout était blanc autour d'elle : le lit dans lequel elle reposait, le lin qui habillait ses bras, les grands rideaux tirés à travers lesquels filtrait le rayon joyeux qui avait frappé ses yeux. Elle était au cœur d'une coque translucide, au milieu d'un nuage et elle se sentait légère, légère... la lourde nef enlisée dans la vase qu'était hier encore son propre corps avait rompu ses amarres et voguait joyeusement vers la pleine mer...

Il y eut un froissement léger annonçant une présence au-delà des rideaux. Extasiée, Catherine s'attendait à voir paraître un ange... ce fut une petite vieille en robe noire et tablier blanc, les épaules et la tête enveloppées par la faille neigeuse des Béguines qui souleva le rideau et apparut, l'œil bleu et scrutateur. En constatant que la malade avait les yeux grands ouverts, elle eut un sourire ravi découvrant une dentition pleine de lacunes qui n'enlevait rien à la bonté de son visage.

— Sainte Elisabeth soit bénie ! soupira-t-elle. Vous voilà réveillée ! Et comment vous sentez-vous ?

Catherine n'eut aucune peine à lui rendre son sourire.

— Beaucoup mieux, merci. Mais... qu'est-ce que je fais ici ?

— Vous ne savez pas où vous êtes ?

Tournant la tête vers la petite fenêtre, Catherine aperçut une rangée de maisonnettes blanches cernant un grand pré planté d'arbres et de bien plus de fleurs de printemps qu'on n'en trouvait dans une tapisserie d'Arras. Sur l'herbe neuve, jonquilles, narcisses et violettes poussaient un peu au petit bonheur mais avec une grâce irrésistible.

— C'est le Béguinage de la Vigne, n'est-ce pas ? Et vous êtes l'une des dames...

La petite vieille esquissa une révérence.

— Dame Ursule pour vous servir. Vous nous avez fait très peur.

— Mais... comment suis-je venue ici ?

Dame Ursule alla jusqu'à une petite table sur laquelle étaient disposés des pots, un mortier de cuivre et des flacons. Elle prit quelque chose dans un pot, le mit dans le mortier et s'arma du pilon pour écraser la chose.

— C'est notre Grande Dame qui vous a accueillie, c'est à elle de vous le dire. Moi, je n'oserais me le permettre.

En quelques coups de pilon elle avait réduit en poudre le contenu de son mortier, en mit trois pincées dans un gobelet y ajouta un peu du contenu d'un flacon, agita le tout et l'apporta à Catherine.

— Vous êtes sauvée mais à présent il faut reprendre des forces car vous avez perdu beaucoup de sang.

qui lui permettait à présent de goûter pleinement ce merveilleux et si paisible retour à la vie. Il y avait bien longtemps qu'elle ne s'était sentie aussi bien dans sa chair, presque dématérialisée, ni aussi en paix avec elle-même... Et, doucement, elle se rendormit.