— Mon sang sera-t-il moins innocent si je le répands sur l'échafaud ? murmura Catherine. Le seigneur bourgmestre m'a pourtant prédit que je mourrais si le duc Philippe n'acceptait pas les conditions de la ville.

— Le pauvre homme est prisonnier de la populace comme le sont les nobles et les grands bourgeois. Les corporations mènent la ville avec leur masse d'ouvriers et d'employés. Il ne pouvait rien dire d'autre mais je sais, moi, qu'il n'a jamais souhaité vous faire mourir.

Ayez confiance. Je veillerai à ce que l'on vous traite mieux à l'avenir...

L'avenir ? La veille encore, Catherine pensait que ce mot-là n'avait plus aucune signification pour elle. Bien plus : fermement décidée à se laisser mourir, elle ne voyait plus devant elle qu'une succession imprécise de quelques jours et de quelques nuits de plus en plus indistincts jusqu'à ce qu'enfin les ténèbres l'emportent définitivement sur la lumière.

Une fois de plus, elle remontait du fond du gouffre, une fois de plus grâce à l'étonnante arrivée du frivole Saint-Rémy, si miraculeusement transformé en ange sauveur par la grâce de l'amitié, sa passion de vivre l'arrachait au néant déjà vainqueur.

Cette nuit-là, avant de laisser le sommeil le premier bon sommeil depuis des semaines - l'emporter, Catherine se surprit à tirer sur l'avenir de nouveaux plans. Elle ne voulait pas que fût dépensée en pure perte cette miséricorde divine qui se donnait tant de peine pour l'obliger à vivre. Lorsqu'elle quitterait enfin Bruges, elle retournerait à Dijon, auprès de l'oncle Mathieu et de Bertille pour y mettre au monde l'enfant détesté. Le vieux couple, très certainement, accepterait de s'en charger et de lui bâtir un avenir car même s'il lui faisait horreur, même si elle se jurait de ne jamais le regarder en face une seule fois, même si les coups qu'il donnait déjà dans son ventre la faisaient frissonner de dégoût, elle ne pouvait se résoudre à abandonner à la misère et à la mort un être issu de sa propre chair...

Les jours qui suivirent parurent interminables et chargés d'inquiétude.

En dépit de la volonté que déployait Catherine à reprendre assez de forces pour affronter l'épreuve de son évasion nocturne, elle n'y parvenait qu'au prix de grandes difficultés et encore sans réussir complètement. Elle s'obligeait à manger mais il lui fallait vaincre des dégoûts et ce qu'elle réussissait à avaler lui profitait mal. Pourtant elle avait tout de même retrouvé de l'énergie, assez pour se déplacer dans la maison et pour descendre faire quelques pas au jardin. Gertrude Van de Walle avait obtenu pour elle cette menue faveur.

Ce n'était pas une promenade bien agréable car l'inondation, en se retirant, avait laissé une boue épaisse qui ne semblait pas destinée à sécher un jour. En outre, il y avait toujours trois ou quatre paires d'yeux braqués sur la jeune femme lorsqu'elle allait regarder l'eau couler sous les branches reverdies du saule.

On n'avait plus eu aucune nouvelle de Saint-Rémy mais c'était sans grande importance car « frère Jean » ne devait pas revenir. Il avait été convenu que, le jour où tout serait prêt, un bateau, dans lequel un pêcheur distrait oublierait une foëne et un filet, serait attaché de l'autre côté du canal. Cela voudrait dire que, vers onze heures, ledit bateau se placerait sous la maison voisine de celle de Catherine, la maison que les fugitifs devraient gagner par le toit.

Cette maison appartenait à la mère d'un des échevins, vieille femme avare et acariâtre qui ne supportait qu'un minimum de domestiques et vivait presque seule dans une grande bâtisse que l'idée de surveiller ne serait venue à personne.

Sa maison formait l'angle de deux canaux. Il suffirait donc d'en tourner l'angle, de passer sur l'autre face pour se trouver hors de vue du petit poste de garde qu'en surcroît de précautions, les geôliers de Catherine avaient installé, avec une tente, de l'autre côté du canal, sous les arbres du petit quai. Les trois fugitifs devraient donc se tenir sur le chéneau, heureusement assez large et qui sur la face plate de la maison voisine se continuait pas une corniche. Evidemment, il y aurait un passage difficile lorsqu'il s'agirait de franchir l'angle du toit.

Une fois à l'abri des regards on ferait descendre dans la barque une ficelle assez forte à l'extrémité de laquelle on aurait noué un mouchoir blanc afin que Saint-Rémy pût l'apercevoir.

A cette ficelle, il attacherait une échelle de corde qu'il serait facile de fixer à une étroite fenêtre abritée sous l'angle du toit, après quoi Catherine, aidée par ses jeunes compagnons, n'aurait plus qu'à descendre dans le bateau et à rejoindre sans autre difficulté du moins il fallait l'espérer l'abri du couvent des Augustins où on la cacherait.

La date de l'évasion avait été fixée au 18 grand maximum car l'atmosphère de la ville ne plaisait pas à Saint-Rémy qui n'excluait pas la possibilité d'être obligé d'aller plus vite. Auquel cas il faudrait s'arranger comme on le pourrait de l'état de Catherine.

Quoi qu'il en soit, dès le 12, Bérenger brûlant d'impatience s'installait dans l'embrasure de l'une des fenêtres de la grande salle, en compagnie d'un livre destiné à lui servir d'alibi. Mais son regard ne quittait guère la rive d'en face, cherchant à découvrir le premier la barque et le pêcheur distrait.

En dépit de ses soucis, la soudaine assiduité du page pour l'étude amusait Gauthier.

— Qu'est-ce que tu lis donc avec tant d'attention ? lui demanda-t-il un soir.

La Chanson de Roland ! C'est une bien belle histoire... répondit distraitement Bérenger l'œil sur le canal.

Gauthier se pencha puis se mit à rire.

— Je connais ! Mais crois-moi, c'est encore bien plus beau quand on la lit à l'endroit !...

Le page regarda son livre, rougit, haussa les épaules, le retourna... et recommença à regarder au-dehors.

— Il est déjà tard, soupira Gauthier. Ce ne sera pas pour ce soir.

En effet, trois jours passèrent ainsi, sans amener aucun signe nouveau.

La nervosité montait lentement entre les trois prisonniers complètement coupés du reste de l'univers. Personne n'était revenu les voir, à l'exception, bien sûr, des chefs des corporations qui venaient régulièrement, comme chaque soir, s'assurer que Catherine était toujours là. Mais parfois ils pouvaient entendre, au-dehors, des rumeurs, des cris et ce grondement de raz de marée qu'émet une foule dont la colère monte. Parfois, sur le pont voisin, ils apercevaient des cortèges hurlants, brandissant des armes où des bannières de fortune faites d'un parchemin enfilé sur une lance et portant des inscriptions illisibles. L'agitation grandissait, à coup sûr, dans Bruges...

Ils en eurent la confirmation quand, au soir du 15, Gertrude Van de Walle accourut, rouge, essoufflée et la coiffe de travers.

— C'est vous que je suis venue voir, dit-elle à Gauthier. Nous venons d'apprendre de terribles nouvelles de Gand. Une grave sédition y a éclaté. Le peuple accuse les échevins de l'avoir trahi, d'avoir donné l'exemple de la retraite devant Calais, cette retraite qui a déchaîné la colère du duc Philippe et, après cela, de n'avoir pas su défendre ses revendications. On dit là-bas que tous les griefs de Monseigneur sont venus de là, qu'il ne pardonnera jamais et que la ville est condamnée...

— Ont-ils donc eu d'autres nouvelles de Lille ? demanda Catherine qui avait entendu.

— Oui et non ! Le Duc refuse toujours les privilèges mais il a fait savoir que prochainement il marcherait sur la Hollande, que son armée est prête et ceux de Gand tremblent à présent.

Malheureusement, quand ils tremblent le sang coule. Deux échevins ont été massacrés aujourd'hui, Gilbert Patteet, qui était un ami de mon époux, et Jacques Dezaghere...

— C'est cela que vous vouliez me dire ? demanda Gauthier avec un sourire. Cela ne nous concerne en rien. Nous n'avons pas l'honneur de connaître ces messieurs, nous !

— Mais, malheureux, cela vous concerne plus que vous n'imaginez ! Il n'y a que onze lieues entre Gand et ici. Je gagerais que demain, ou après, l'émeute va également enflammer Bruges et si Bruges prend feu, votre maîtresse sera en grave danger. Il faudra la protéger. Avez-vous des armes ?

Gauthier ouvrit les mains.

— Je n'ai que la force de mon bras, l'ardeur de mon courage et la chaleur de ma parole, chère dame ! Quand votre époux nous a conduits ici, il a pris grand soin de nous ôter épées et dagues.

— Les voici.

Sans la moindre gêne, Gertrude retroussa sa longue et ample robe, découvrant des jambes dodues, en tira l'épée de Gauthier qu'elle avait fixée à même sa chemise puis fouillant dans une grande poche de toile cousue à ladite chemise en tira trois dagues : celles que l'on avait prises aux jeunes gens et celle de Catherine, la dague à l'épervier.

— Tenez ! Cachez-les et servez-vous-en le cas échéant... C'est tout ce que je peux faire pour vous.

— Ce n'est pas si mal ! dit Catherine en prenant les deux mains de la brave femme et en les serrant chaleureusement. Comment avez-vous fait pour les reprendre ?

— Je n'ai eu aucune peine. Mon époux lui-même me les a données, je me suis seulement chargée de les apporter. Vous voyez, ce n'est pas un si mauvais homme !... A présent, je vous dis adieu. Il veut que les enfants et moi quittions la ville demain, dès l'ouverture des portes.

Seul mon fils aîné, Josse, restera ici avec son père.

— Où allez-vous donc ?

— Mon frère, Vincent de Schotelaere, le capitaine de la ville, possède un domaine du côté de Nieuport. Ce domaine a beaucoup souffert des ravages des Anglais mais nous y serons à l'abri. Ma bellesœur et ses enfants nous accompagnent. Vous n'imaginez pas à quel point je suis désolée de vous laisser dans ce péril. J'aurais... j'aurais tant voulu vous emmener avec nous !...