Commençons par partir. Nous en discuterons en route. Mais je me demande si le mieux n'est pas, après tout, de rentrer à Montsalvy.
Bérenger vous dira que j'ai là-bas une vieille amie, Sara, qui est savante en toute chose de médecine et qui peut-être pourrait me sauver. Sinon... Ah ! j'aurais dû aller vers elle tout de suite, sans attendre... mais revenir chez moi dans cet état me faisait horreur.
Allez préparer les chevaux et payer l'écot !
Avec un signe d'assentiment Gauthier quitta la chambre, redescendit... et remonta presque aussitôt. Cette fois, trois hommes l'accompagnaient : l'un était le patron de la Ronce-Couronnée, maître Cornélis, qui d'ailleurs fermait la marche, paraissant s'abriter derrière les deux autres. Ceux-ci vêtu de belles robes de drap épais garnies de vair et de renard et portant de larges chaperons de velours aux plis compliqués, devaient être des hommes d'importance.
— On ne m'a pas permis d'aller jusqu'à l'écurie, protesta Gauthier, visiblement furieux, ni d'ailleurs de payer notre écot. Ces gens ont paraît-il à parler à ma dame...
— Tenez votre langue, mon garçon, grogna le plus grand des deux inconnus et sachez à qui vous vous adressez. Je suis l'un des deux bourgmestres de cette ville, Louis Van de Walle et voici l'échevin Jean Metteneye !...
Puis se tournant vers Catherine il s'inclina légèrement, en un salut qui parut de mauvais augure à la jeune femme car il était trop profond pour une simple bourgeoise et pas assez pour la grande dame qu'elle était en réalité.
— Nous sommes venus vous dire qu'il ne saurait être question pour vous de quitter notre ville... madame la comtesse !
Catherine tressaillit imperceptiblement mais se força au calme. Elle alla même jusqu'à un léger sourire.
Je suis très honorée de votre visite, messieurs, et d'autant plus que je m'en sens bien indigne. Mais je crois qu'en vous adressant à moi en ces termes, vous faites erreur. Je ne suis nullement comtesse.
Simplement bourgeoise, venue de...
— Vous êtes la comtesse de Brazey ; la maîtresse bien-aimée du duc Philippe dont vous êtes enceinte. Et vous -êtes venue ici pour que la Florentine fasse disparaître le fruit de vos amours adultères !
La foudre venait, de la façon la plus imprévue, de s'abattre sur Catherine mais elle avait trop l'habitude des combats pour montrer la crainte qui l'envahissait.
— Sauf le respect que je vous dois, vous êtes fou, sire bourgmestre ! fit-elle avec une hauteur qu'elle ne sut pas assez bien maîtriser. Me direz-vous où vous avez pris ces idées insensées ?
— Ici même ! Vous avez été reconnue dès l'instant où vous avez franchi la porte de Courtrai. Voyez- vous... dame Catherine - c'est bien votre nom n'est-ce pas ? - si disgracieux et si austère que soit le costume dont vous avez jugé bon de vous affubler pour entrer dans Bruges, il ne saurait complètement dissimuler une beauté comme la vôtre... une beauté dont tous, ici, ont gardé le souvenir ébloui...
— Mais enfin...
— Allons ! Il est bien inutile de nier ! Qui pensez- vous convaincre avec ce système ? Ou alors, faites- nous donc la grâce d'ôter cette coiffe, si modestement ample, et de nous montrer vos cheveux. S'ils ne sont pas de l'or le plus pur nous reconnaîtrons notre erreur et nous admettrons que vous n'êtes pas la dame de Brazey.
Comprenant qu'elle était acculée, Catherine tenta au moins de parlementer. Il fallait que ces gens lui rendissent sa liberté. Mieux valait essayer de s'entendre...
Soit ! fit-elle avec un sourire. Vous m'avez reconnue. Mais votre horloge retarde, sire bourgmestre, et bien des choses se sont passées depuis le temps que vous évoquez. Ainsi, je ne suis plus la dame de Brazey et n'ai plus rien à faire avec la Bourgogne où cependant j'ai gardé quelques amis, ce qui devrait vous sembler assez naturel. À
présent, je suis comtesse de Montsalvy, épouse de l'un des meilleurs capitaines du roi Charles VII et dame de parage de la reine de Sicile.
J'admets, ajouta-t-elle avec un sourire, que ce genre de déclaration, voici encore deux années, m'eût sans doute valu un séjour dans l'une de vos geôles. Mais France et Bourgogne sont en paix, dorénavant, n'est-il pas vrai ?... A présent, vous savez tout et je pense qu'il ne vous reste plus qu'à me souhaiter bon voyage et à vous retirer.
Mais le sourire n'avait servi à rien et, sous le chaperon rouge, le visage de Van de Walle demeura de pierre.
— Pas encore, si vous le permettez ! Me direz- vous, en ce cas, ce que vous êtes venue faire ici et sous une fausse identité.
— Puisque vous êtes si bien renseigné, vous devriez le savoir : je suis venue prier devant le Précieux Sang de Notre-Seigneur pour qu'il consente à rendre la santé à mon époux gravement blessé il y a quelques mois. Il m'a paru plus convenable de le faire sous un nom d'emprunt. Hier, vers la fin du jour, j'ai été...
— ... vénérer la relique en compagnie de maître Van Eyck, j'en conviens ! Mais ensuite vous avez quitté discrètement la chapelle en passant par l'hôtel de ville. Et, en bateau, vous avez gagné la maison de la Florentine. De ce côté-là aussi il est inutile de nier. Nous avons des agents habiles... très capables de suivre quelqu'un sans se faire voir, surtout quand la nuit tombe !
— La voix froide, posée, articulant soigneusement chaque syllabe afin qu'elle porte mieux, agissait comme un acide sur les nerfs de Catherine, emportant ses belles résolutions de calme et de diplomatie. Sa voix, à elle, fut encore plus glaciale quand elle riposta, perdant patience : En admettant que tout ceci soit vrai... me ferez- vous la grâce de me dire en quoi mes affaires vous regardent ?
— Personnellement elles ne me regardent pas, j'en conviens, mais elles regardent la cité tout entière dès l'instant qu'elles présentent quelque valeur pour sa sauvegarde. Or vous portez l'enfant d'un prince qui nous cause de bien grands ennuis, et cependant vous n'avez pas craint de venir ici pour vous en débarrasser !
— C'est faux ! Jadis, oui, j'ai eu un fils de monseigneur Philippe... mais cet enfant est mort et vous le savez certainement aussi bien que quiconque, vous qui savez tout ! Mais, depuis, j'en jure Dieu, il ne m'en a pas fait d'autre ! Comment l'aurait-il pu d'ailleurs alors que j'habitais l'Auvergne et lui ses États ?...
Louis Van de Walle leva la main comme pour endiguer le flot de paroles.
— Il est inutile de vous défendre comme vous le faites, madame ! Tout ce que vous pourrez dire ne servira à rien !
— Ce qui veut dire ?
— Que vous demeurerez ici jusqu'à la naissance de cet enfant. Il sera peut-être possible alors de voir à qui il ressemble !
— Je me tue à vous dire qu'il n'est pas du Duc !
— Peut-être... et au fond cela ne présente que peu d'importance, fit le bourgmestre avec un froid sourire. Ce qui importe c'est que vous soyez ici, en attente d'enfant, que vous y demeuriez sous bonne garde... et que le Duc en soit promptement informé !
Catherine trouva assez d'empire sur elle-même pour éclater de rire.
Et que voulez-vous que cela lui fasse ? Nous ne sommes plus rien l'un pour l'autre depuis longtemps. Alors ce qu'il peut advenir de l'épouse du sire de Montsalvy et de son enfant, voilà qui doit lui être parfaitement égal. Vous commettez une lourde erreur, sire bourgmestre, une erreur que vous regretterez peut-être profondément !
— Cela m'étonnerait. Même s'il n'est pas du Duc, l'enfant n'est pas non plus de votre mari, car vous ne vous seriez pas donné tant de peine pour le supprimer. Quant aux... sentiments de Monseigneur envers vous, je ne suis pas certain que vous en soyez bien informée.
Vous êtes trop modeste, dame Catherine... beaucoup trop modeste et je crois savoir moi que le Duc ne vous a guère oubliée. Tout le monde ici connaît la vérité sur la Toison d'Or...
— Une vérité vieille de huit ans !
— Le temps ne fait rien à l'affaire. C'est un prince fort sensible que monseigneur Philippe... et nous sommes persuadés que vous sachant entre nos mains... et en danger de mort, il traitera la chose avec désinvolture.
La gorge de Catherine se sécha brusquement.
— De mort ?... Avez-vous perdu l'esprit ? Que vous ai-je fait ?
— Rien du tout. Mais si le Duc refuse de nous rendre nos privilèges, ou... s'il osait nous attaquer, nous aurions le regret de vous exécuter immédiatement.
C'était plus que Gauthier n'en pouvait supporter. Par trois fois, déjà, au cours du dialogue, Catherine avait dû, par un geste impérieux, l'empêcher de prendre part au débat. Cette fois, il n'y tint plus. Tirant son épée d'un geste brusque il en posa la pointe sur la poitrine du bourgmestre.
— Je crois que vous dépassez les bornes, bourgmestre ! Je n'ai pas l'habitude de laisser insulter ou menacer ma maîtresse car la garder est ma principale fonction. Aussi faites-moi donc le plaisir de sortir d'ici et plus vite que cela. Mais auparavant, toutefois, ayez donc la bonté de nous établir immédiatement un laissez-passer qui nous permette de quitter votre bonne cité, si agréablement hospitalière.
— Et si je n'obéis pas ?
— Je vais avoir l'immense plaisir de vous couper la gorge !
Van de Walle haussa les épaules.
— Vous signeriez votre arrêt de mort immédiate. Avez-vous envie d'être pendu ?
— Comme vous avez si bien pendu cette pauvre femme, la Florentine ? Car c'est sur votre ordre, n'est-ce pas, qu'on l'a exécutée ?...
— Gauthier ! reprocha Catherine. Je crois que vous dépassez vous aussi les bornes...
— Croyez-vous ? Regardez donc la figure de votre bon bourgmestre. Il ne lui vient même pas à l'idée de nier ! On tient beaucoup décidément à ce que vous ayez un enfant !
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