— En tout cas, il faut croire que la ressemblance est grande entre Jehanne et cette créature, soupira Catherine... Souvenez-vous que mon époux qui, lui, connaissait bien Jehanne, l'avait approchée, avait combattu à ses côtés, demeure persuadé que celle-ci est l'authentique Pucelle... alors qu'il a vu, de ses yeux vu, la véritable Jehanne dans les flammes du bûcher !

— Il y a des ressemblances étonnantes... et il y a encore plus de gens qui meurent d'envie de croire au miracle ! Peut-être vous-même serez-vous prise, dame Catherine, si vous rencontrez cette femme !

— Certainement pas ! Jehanne, je la connaissais bien, moi, beaucoup mieux que mon époux... Je suis même certaine que je pourrai confondre l'aventurière. Le tout est de la rejoindre... ce qui semble moins facile que je n'aurais cru, conclut Catherine avec un soupir.

En effet, l'espoir de rejoindre la « Pucelle » à Metz s'était évanoui. Les gens de la ville étaient fort prolixes sur l'événement miraculeux de leur été mais ne pouvaient dire au juste où l'héroïne se trouvait présentement. Tout ce que l'on savait, c'était qu'elle avait été conduite à Arlon, chez la duchesse de Luxembourg qu'elle tenait essentiellement à voir, qu'elle y avait reçu le meilleur accueil, qu'on l'avait revue deux mois plus tard, casquée et cuirassée, brandissant un étendard qui était l'exacte réplique de l'original et qu'enfin, après une courte visite, elle était repartie en Luxembourg avec la bruyante troupe de seigneurs qui lui faisaient escorte...

La nouvelle avait de quoi surprendre, même quelqu'un d'aussi persuadé que Catherine que l'on avait affaire à une imposture. La duchesse de Luxembourg était la tante par alliance de Philippe le Bon, lequel avait de grandes chances d'être son héritier car elle était sans enfant. Elle était aussi la cousine du fameux général bourguignon Jean de Luxembourg, sire de Beaurevoir, qui avait livré Jehanne d'Arc aux Anglais et il était difficile de comprendre ce qu'entendait faire auprès d'elle celle qui se prétendait la Pucelle.

— Il n'y a rien à comprendre, conclut Gauthier philosophe, cela ressemble de plus en plus à une histoire de fous...

Pourtant, cette ville de Metz qui se révélait si décevante pour Catherine allait tout de même lui offrir une bonne nouvelle, la première depuis bien longtemps : au cours de ses investigations, Gauthier trouva la trace du passage d'Arnaud de Montsalvy dans une auberge proche de l'église Saint-Thiébault. Deux hommes y avaient séjourné trois ou quatre jours deux mois plus tôt. L'un, que la servante interrogée décrivit comme étant « mi-soudard mi-valet », répondait assez bien au signalement de Cornisse. Quant à son maître « un seigneur très grand, très brun, très autoritaire et très beau en dépit d'une grande blessure qui lui gâtait la moitié du visage », sa description fit battre plus vite le cœur de Catherine. Ce ne pouvait être que son époux.

D'ailleurs, Montsalvy avait posé à peu près les mêmes questions que Chazay, reçu les mêmes réponses puis, sans daigner donner la moindre indication sur sa destination, il était parti sous la pluie violente d'une aube automnale, très certainement dans la direction du Luxembourg...

Il n'y avait rien d'autre à faire que suivre le même chemin. Et l'on se remit en route, abandonnant l'eau bleue de la Moselle que le ciel d'hiver ne grisonnait qu'à peine pour se jeter vers l'Ardenne à travers l'ondulement paresseux des bassins lorrains où, sous la croûte de neige, se montrait au creux des profondes ornières une terre grasse et rouge d'où un jour surgirait le fer que les Romains déjà avaient su exploiter aux alentours de Nancy.

Bientôt, ce fut la forêt, âpre, épaisse, l'Ardenne dense et noire, domaine à peu près inviolé des grandes hardes de cerfs, des sangliers énormes, des sorcières et des fées dont se peuplaient passionnément les multiples légendes, avec ses pentes abruptes de rochers schisteux et l'élancement écrasant de ses sapins plusieurs fois centenaires. Si sombre, si redoutable que s'y arrêtait la folie des hommes et qu'au seuil de ses profondeurs mystérieuses le soudard, l'homme de guerre hésitait, se signait comme l'eût fait l'enfant que chacun d'eux gardait bâillonné au fond de son âme noire et cherchait un chemin plus large, une route plus dégagée pour forcer ce dangereux bastion.

Les rares hameaux y étaient pauvres, isolés, glacés par les vents d'hiver qui faisaient grincer la forêt après avoir balayé de leur souffle coupant le haut plateau et avant de se glisser avec un sifflement sinistre dans les fentes rocheuses des étroites vallées. Le silence hivernal y était plus pesant que dans les vastes plaines et si profond qu'il permettait de percevoir la fuite rapide d'un lapin ou d'un écureuil apeurés par le pas cependant assourdi des chevaux...

Le 21 décembre, jour de la Saint-Thomas, on arriva en vue d'Arlon étagée sur sa colline et dominée par la masse imposante du château des ducs de Luxembourg. C'était un très puissant château, avec des courtines épaisses et des tours vertigineuses. De nombreux soldats aux armes luisantes en assuraient la garde et, au plus haut du donjon, la bannière ducale qui claquait contre le ciel gris faisait voisiner le lion rouge couronné de Luxembourg avec l'aigle noir de l'Empire.

Arrêtés un instant au bord de la vallée d'où jaillissait la ville, Catherine et ses compagnons contemplèrent le spectacle qu'elle offrait avec l'impression bizarre d'avoir changé de monde. Cela tenait à de simples détails, à l'accent rude de la patrouille rencontrée au sortir de la forêt et dont ils avaient eu quelque peine à se faire entendre, à la langue différente, à la forme des vêtements, des armes et des coiffes de femmes. L'odeur même de la fumée qui s'échappait des toits leur paraissait autre.

— Croyez-vous que nous parviendrons à nous faire admettre dans ce château ? demanda Bérenger. Il est tellement imposant, j'ai bien peur que ce ne soit guère facile.

— Tels que nous voilà faits, sans aucun doute ! fit Gauthier avec un regard à leurs vêtements fripés, à leurs houseaux maculés de boue.

Mais je gagerais que dame Catherine, une fois toilette faite, n'aura guère de peine à obtenir audience.

Catherine ne répondit pas. Son regard scrutait la volée de toits fumants qui semblaient grimper à l'assaut de la colline vers la flèche d'une église, cherchant à deviner lequel d'entre eux abritait Arnaud, écoutant le rythme de son propre cœur pour deviner s'il allait s'accélérer secrètement... Mais à sa muette question il n'existait pas de réponse possible, tout au moins pour l'instant présent. Avec un léger haussement d'épaules qui ne s'adressait qu'à elle-même et qui pour les deux garçons ne correspondait à rien, elle murmura :

— La nuit commence à tomber. Il nous faut entrer dans la ville avant que les portes ne se ferment et nous mettre en quête d'une bonne auberge. Ce soir la seule chose à faire est nous reposer...

Et, tournant la tête de son cheval vers la gueule noire d'une porte montrant les longues dents de sa herse relevée, elle s'avança hardiment vers le premier poste de garde.

Après les boues du chemin, la ville qui avait fait toilette pour fêter la Nativité leur parut d'une propreté divine. Le froid avait cédé un peu et partout les dernières lessives séchaient au vent car la coutume interdisait de laver entre Noël et l'Épiphanie. Dans les maisons d'où s'échappaient des odeurs de pain chaud et de pâtisserie, on devinait les ménagères au travail et les visages que l'on croisait avaient un reflet de contentement que les voyageurs n'avaient pas rencontré depuis longtemps. Bien protégée par ses murailles et les troupes puissantes de sa duchesse, Arlon ressemblait à une île chaude perdue dans un désert de glace.

Les auberges étaient à l'image de la ville. Celle que Catherine choisit, près de l'église Saint-Donat, abritait une jolie porte peinte de neuf sous les branches dépouillées d'un bosquet de cornouillers. Elle leur offrit un logement propre, bien chauffé par une bonne cheminée, de l'eau chaude pour la toilette et une réconfortante soupe aux choux arrosée d'un joli vin de Moselle. Les lits étaient moelleux, les draps blancs parfumés aux herbes séchées et les trois voyageurs y dormirent leur meilleure nuit depuis la maison Morel-Sauvegrain, une nuit dont ils avaient le plus grand besoin et qui permit à Catherine, reposée, de voir les choses et les gens sous un jour un peu moins sombre.

Le lendemain, tandis qu'elle montait vers le château, un peu avant midi au pas tranquille de son cheval dont Gauthier avait briqué férocement le harnachement, elle se sentait une autre femme. Sa robe de velours violet, de la nuance exacte de ses yeux, s'assortissait d'un manteau à larges manches doublé de petit-gris. La même fourrure, en forme de toque d'où fusait une plume couleur de fumée agrafée d'une plaque d'or et d'améthyste, couronnait ses magnifiques cheveux blonds qu'elle avait lavés tôt le matin et qui brillaient comme des torsades d'or. Derrière elle Gauthier et Bérenger, brossés et astiqués eux aussi, tenaient fort convenablement leur rôle. Aussi il ne vint à l'idée d'aucun des archers de garde à la barbacane du château de refuser l'entrée à cette inconnue en qui, sans même qu'elle eût décliné ses noms et qualités, il était facile de deviner une grande dame.

Les mœurs en Luxembourg étaient d'ailleurs simples et Catherine n'eut aucune peine à obtenir l'audience qu'elle demandait. Une courte attente sur le palier d'un large escalier de pierre, aux murs duquel pendaient des tapisseries, et un lansquenet haut comme une armoire et barbu comme Noé se chargea d'introduire la visiteuse après avoir indiqué du geste à Gauthier et à Bérenger de rester où ils étaient.

Guidée par lui, Catherine fut conduite à une sorte d'antichambre et remise à une grosse femme, sans âge, vêtue comme une religieuse à cette différence près que sa robe était de beau drap rouge vif et que plusieurs chaînes d'or pendaient à son cou.