— Je vous en supplie, messire... sauvez-moi de cette folle ! Si vous croyez avoir à vous plaindre de moi, tuez-moi mais ne me laissez pas subir la vengeance infâme de cette femme. Je porte toujours le nom de votre ami, de votre compagnon d'armes... je suis toujours une noble dame et mon époux a de moi mes enfants. Ne les laissez pas déshonorer par une malade !
D'une main impatiente, il détacha les doigts qui s'accrochaient à lui.
— Les histoires de femmes ne m'ont jamais intéressé ! dit-il froidement en haussant les épaules. Et puis j'ai promis... N'as-tu rien d'autre à me donner, Amandine ? C'est maigre.
— Si, monseigneur ! Voici la clef de la prison que l'on a faite d'après l'empreinte de cire que mon ami m'a donnée. Vous n'aurez aucune peine à pénétrer auprès du prisonnier.
— Et vous allez le tuer ainsi, lâchement, dans l'obscurité d'une geôle ? souffla Catherine si bouleversée qu'elle en oublia un instant sa propre terreur ; vous, un capitaine, un chevalier je le répète, lui... un Roi !
— Vous n'y êtes pas, belle dame, dit le Damoiseau en soupesant la grosse clef que l'on venait de lui donner. Il n'est pas question d'un assassinat... mais d'une évasion, d'une évasion qui va réussir ! Nous autres, fidèles sujets du roi Charles, septième du nom, allons risquer nos vies pour libérer son beau-frère et le tirer des griffes de Philippe !
Nous allons lui faire quitter la ville par le chemin même que vous venez d'emprunter... Évidemment, il sera très vite repris et alors, un coup malheureux remettra en question la succession du royaume de Sicile !...
D'un vif mouvement, il lança la clef à l'un des deux hommes qui portaient, comme lui, un habit de moine...
— Tu as compris, Gerhardt ? Prends et fais vite ! Tu nous rejoindras sur la route de Langres... là où tu sais !
— C'est compris, capitaine ! fit l'homme avec un fort accent germanique. Allez, vous autres ! On y va ! Et toi, mon garçon, ajouta-t-il en tapant sur l'épaule de celui qui portait le costume de Bérenger, tâche de bien jouer ton rôle ! Sinon je t'embroche !
Une dizaine d'hommes se séparèrent de l'assemblée. Ils étaient armés jusqu'aux dents mais, avant de sortir, ils revêtirent tous un tabard aux couleurs de Bourgogne qui, dans les rues de la ville, n'attireraient pas l'attention...
Espérant recevoir un coup de dague ou un coup d'épée, Catherine voulut se jeter sur eux mais instantanément, plusieurs paires de mains s'abattirent sur elle, l'immobilisant et la ramenant vers Robert de Sarrebruck qui, écartant sa robe et dévoilant ses jambes vêtues de fer, s'asseyait négligemment sur un coin de la table. Il choisit un nouveau clou de girofle puis, aussi aimablement que s'il la rencontrait dans une fête, sourit à Catherine dont les yeux brouillés de larmes ne voyaient plus rien.
— J'espère, ma chère, que vous admirez la finesse de mon plan : des serviteurs dévoués, les miens, auront arraché le Roi à sa prison mais d'affreux Bourguignons l'auront repris et vilainement occis.
Nous recevrons, plus tard, honneur et gloire. Philippe de Bourgogne portera toute la responsabilité du meurtre et la guerre, la bonne guerre fraîche et joyeuse, se rallumera entre France et Bourgogne pour bon nombre d'années... Enfin nous serons débarrassés de ce roitelet qui gênait trop de monde pour vivre vieux !
— Et qui avait osé, n'est-ce pas, vous tenir en prison et y tenir encore votre jeune fils ?
— Tout à fait exact ! Je n'aime pas laisser mes dettes impayées.
C'est un principe. Alors, femme, qu'attends-tu pour faire commencer les réjouissances ? Je devrai vous quitter avant la fin du spectacle mais j'aimerais assez participer au début... et faire participer quelques-uns de mes hommes avant de reprendre la route !...
— J'attendais seulement votre ordre, monseigneur ! Allez, vous autres ! Déshabillez-la !
Instantanément, les mains qui tenaient Catherine s'activèrent en dépit des efforts désespérés qu'elle faisait pour leur échapper. Un couteau trancha les lacets de sa robe et, à grandes déchirures de tissu, on la dépouilla avec une hâte qui disait assez quel plaisir ses bourreaux y prenaient, sans oublier de pétrir et de pincer sa chair au passage. Une véritable tempête de rires et de jurons couvrit ses cris et ses supplications... Elle était à présent au centre d'un enfer de trognes immondes et de figures hideuses, soldats et ribauds mêlés et se battant déjà à qui la toucherait le premier.
La voix du Damoiseau domina le tumulte.
— Attachez-la sur la table, bande d'abrutis ! Et ne vous battez pas.
Il y en aura pour tout le monde !
— C'est pas possible ! protesta quelqu'un. Elle crèvera avant. On est trop ! Mais nous, les soldats, on doit passer les premiers ! D'abord parce qu'on est pressés !...
Catherine sentit un nœud enserrer son poignet puis l'autre. Des boucles de chanvre lui entourèrent les chevilles. Sur un ordre d'Amandine, on la bâillonna puis on la porta sur le bout de la table, les jambes liées aux pieds, les reins cassés par le rebord, les bras liés pardessous... Incapable de crier, elle geignait à présent comme un animal blessé, priant de tout son cœur pour que la mort, une mort subite, lui épargnât ce qui allait venir... Mais si elle ne pouvait plus parler, elle pouvait encore entendre et ce qu'elle entendit ce fut, dans le brusque silence qui venait de se faire, le sifflement admiratif du Damoiseau.
— Par les cornes de son imbécile de mari, la garce est belle ! Ce serait dommage de ne pas en profiter ! Me laissez-vous l'étrenne, camarades ?
Une acclamation unanime lui répondit avec une bordée d'encouragements obscènes. Alors, lentement, le Damoiseau s'approcha de la femme immobile et nue, les jambes maintenues ouvertes par les cordes, exposant la toison dorée qu'avait caressée un prince et la tendre vallée qu'elle abritait... Ses mains gantées de fer s'abattirent sur les épaules douces et d'une poussée si brutale qu'elle arracha une plainte à la victime, il entra en elle...
L'assaut fut douloureux mais bref. Un autre suivit, puis un autre et encore un autre. Au parfum d'œillet du Damoiseau succéda l'odeur de graisse d'arme, de sueur, de suint et de crasse de ses hommes.
Écartelée, labourée, déchirée, tout le corps meurtri, Catherine à demi inconsciente ne pleurait plus. Sous le bâillon qui l'étouffait et lui sciait les commissures des lèvres, elle geignait doucement, de plus en plus faiblement. Sa chair, tout son être n'étaient plus que souffrance... Un assaut plus cruel que les autres la fit bienheureuse- ment basculer dans l'inconscience.
Elle était évanouie quand le Damoiseau et son escorte quittèrent le Moulin-Brûlé, la laissant livrée aux truands qu'Amandine à présent allait jeter sur le corps souillé de son ennemie afin d'achever l'avilissement et la destruction d'une beauté trop parfaite qui était peut-être son plus grand grief, même si elle ne s'en rendait pas tout à fait compte. Amandine était à ce point aveuglée par sa haine qu'elle ne comprenait même pas qu'en déchaînant sur ce pauvre corps la meute ignoble de ses compagnons, elle risquait de ne plus avoir entre les mains, après leur passage, qu'un cadavre.
Ce furent son propre gémissement qui tira Catherine de son miséricordieux évanouissement et aussi une vive sensation de froid.
Mais elle ne crut pas longtemps qu'elle avait atteint les ténèbres glacées de la mort. Une soif intense lui dévorait la gorge. Son ventre était en feu, ses chevilles et ses poignets aussi sur lesquels, en se débattant, elle avait désespérément tiré, faisant entrer les cordes dans la peau tendre. Tout cela n'appartenait que trop à la réalité, à la vie...
Elle n'avait pas encore atteint le fond de l'enfer.
Péniblement, craintivement aussi, elle entrouvrit ses paupières gonflées par les larmes, entrevit le ciel noir et une ombre plus dense qui était celle d'une branche d'arbre. Peu à peu la conscience de ce qui l'entourait lui revenait. Elle était couchée à même le sol dans une étoffe qui lui râpait la peau... Il n'y avait aucun doute : elle était encore bien vivante même si tous les démons de la cave étaient passés sur son corps, ce qu'elle n'aurait jamais cru possible.
Et puis la mémoire lui revint de ce qui l'attendait encore, de ce qu'Amandine lui avait promis : l'ensevelissement sous la terre avec un cadavre déjà en cours de putréfaction. Quelque part, dans cette obscurité, les truands devaient être en train de creuser sa tombe. Elle entendait des bruits inquiétants, des craquements, des hurlements de fous... mais elle souffrait tant qu'elle n'avait même plus vraiment peur.
Tout ce qu'elle souhaitait c'était d'être rapidement libérée de ce corps qui lui faisait si mal. Simplement, elle referma les yeux pour ne pas voir approcher Amandine et son affreuse joie...
Une main souleva sa tête. Aussitôt elle sentit, contre sa bouche, le rebord dur et froid d'un récipient.
— Tant qu'elle ne sera pas ranimée, tu ne pourras pas la faire boire, chuchota, lourde d'angoisse, la voix bien connue de Bérenger. J'ai bien peur qu'elle ne soit morte...
— Tais-toi et frotte-lui plutôt les pieds : ils sont glacés.
Alors, n'osant encore y croire, elle rouvrit les yeux, reconnut le visage de Gauthier penché sur le sien. C'était lui qui lui tenait la tête et qui essayait de la faire boire tandis que les mains chaudes de Bérenger s'emparaient de ses pieds. Instinctivement, poussée par un irrésistible besoin de revenir vers une vie qui n'était plus l'enfer, elle but une gorgée d'eau. Celle-ci n'était pas très bonne mais elle étancha un peu sa soif.
— Elle boit ! lança Gauthier triomphalement. Elle revient à elle. Dieu soit loué !
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