— J'aurais dû me douter qu'un piège aussi bas ne pouvait avoir été tramé que par vous ! Car c'est un piège n'est-ce pas ? Les deux malheureux garçons que vous avez fait enlever sont morts, à cette heure, sans doute ?...

— Morts ? Que non pas ! Vous avez fait suffisamment diligence pour qu'ils soient encore en vie... et entiers. On vous les amènera tout à l'heure. Je n'ai qu'une parole !

— Une seule en effet ! lança Catherine méprisante, et comme vous n'en avez qu'une, vous la reprenez volontiers afin qu'elle puisse encore vous servir !

Le visage lisse du seigneur bandit verdit subitement comme si le fiel de son âme s'infiltrait sous sa peau délicate.

— À votre place je prendrais garde à ma langue, belle dame !

Vous n'êtes guère en état de jeter l'insulte à qui vous tient en sa puissance... J'ajoute...

— Finissons-en ! Que voulez-vous pour rendre la liberté à mes serviteurs ?

Un lent sourire entrouvrit les lèvres du Damoiseau découvrant des dents blanches et pointues.

— Moi ? Rien !...

— Comment, rien ?

Le sourire s'accentua tandis que, fouillant sous sa robe monastique, le beau Robert en tirait une petite boîte d'or qu'il ouvrit pour y prendre un clou de girofle dont il avait toujours sur lui une provision. Il se mit à le mâcher lentement afin de conférer à son haleine une douce senteur d'œillet.

— Ma foi, non : rien ! Admirez mon élégance car je pourrais, vous tenant en ma puissance, me venger des désagréments sans nombre que je vous dois... depuis Châteauvillain. Eh bien ! non je n'en ferai rien.

— Alors pourquoi m'avoir fait venir ici ?

— Pour que justice soit rendue à quelqu'un qui, aujourd'hui, a beaucoup souffert par votre faute...

Il claqua des doigts et, de la masse confuse des routiers et des truands qui encombraient le caveau, une femme vêtue de noir sortit et marcha vers Catherine d'un pas pesant. À son aspect, celle-ci sentit un frisson courir désagréablement le long de son dos. Le visage blême, les traits tirés, Amandine La Verne n'avait plus rien de l'accorte commère qui emplissait de ses minauderies la maison de Mathieu Gautherin. Les lèvres à demi retroussées sur ses dents comme une louve dont elle avait la maigreur tragique, elle s'enroulait d'un grand manteau noir, comme un spectre de son suaire.

Au fond de leurs orbites creusées, ses yeux, comme deux quinquets sinistres, brûlaient des feux de la folie. Elle était effrayante et Catherine épouvantée se sentit perdue.

Le Damoiseau qui observait les deux femmes avec un méchant sourire désigna Catherine de sa main blanche où une énorme escarboucle brillait d'un éclat sanglant.

— Voilà celle que tu m'as demandée, femme. A présent tiendras-tu la parole donnée ?

— Je la tiendrai dans un instant à condition que tu m'abandonnes entièrement cette garce qui a fait tuer mon homme. Me la donnes-tu ?

— Que veux-tu en faire ? La tuer ?

— Bien sûr... mais pas tout de suite, pas trop vite ! Il faut qu'elle me paie au centuple ce que j'ai enduré ce matin, au Morimont...

Le cri poussé par Catherine lui coupa la parole.

Cette femme est folle ! Ce n'est pas les tortures infligées à un vieillard sans défense que son amant a payées ce matin, c'est tout un passé de vols, de crimes et de fraudes et vous le savez très bien, Robert de Sarrebruck ! Vous savez cela, vous savez aussi qui je suis. Pourtant en vertu de je ne sais quel marché infâme vous allez me livrer à cette furie. Et vous osez vous dire chevalier ?...

Le rire du Damoiseau passa sur ses nerfs comme une râpe.

— La -chevalerie ? Ne me dites pas que vous croyez encore à ces vieilles lunes, pauvre sotte ! La chevalerie, de nos jours, ce n'est rien d'autre qu'un ornement, un peu ancien, un peu désuet mais toujours seyant. Cela impressionne la piétaille et fait rêver les filles. Voilà tout !

— Oh, je sais quel usage vous en faites ! Je vous ai vu à l'œuvre contre des femmes, des enfants, des vieillards, contre des paysans sans défense. Mais jusqu'à présent, au moins, vous respectiez... à peu près, ceux de votre sorte. Avez-vous oublié que je suis l'épouse d'un de vos amis ?...

— Et vous, avez-vous oublié que cet excellent ami vous a publiquement traitée de putain et juré qu'il vous ferait chasser à coups de fouet si vous aviez le front de vous présenter aux portes de sa ville ? Il me remerciera un jour d'avoir fait de lui un veuf. Mais assez parlé, le temps presse. As-tu, oui ou non, ce que tu m'as promis, la fille ?

Alors donne-le-moi : ensuite tu feras ce que tu voudras. Nous avons assez perdu de temps dans ce trou puant.

Un sourire sinistre étira les lèvres décolorées d'Amandine qui recula vers le fond de la cave et en revint tirant après elle un jeune garçon que, tout d'abord, Catherine crut être Bérenger. Mais ce n'étaient que les vêtements de Bérenger, le beau costume vert dont il était si fier, et Catherine eut un cri d'angoisse.

— Bérenger ! Qu'en avez-vous fait ?...

On l'a simplement déshabillé et tout ce qu'il risque c'est un bon rhume, ricana la fille. Tu vois, capitaine, ajouta-t-elle en se tournant vers le Damoiseau, ce garçon mais surtout ses habits vont te permettre de pénétrer jusqu'à la tour Neuve. Tu lui donneras un cheval et tes hommes n'auront qu'à le suivre. Il sait sa leçon...

— Mais moi je ne la sais pas ! riposta Sarrebruck hautain. Et je n'ai confiance en personne. Tu t'en apercevras si tu me trompes... Que doit-il faire ?

— Se présenter à la porte du palais en disant qu'il est le cousin du capitaine de Roussay, qu'il se nomme Alain de Maillet et qu'une fois encore il a besoin de voir son parent d'urgence pour lui rendre compte d'une mission dont il l'a chargé. Comme on l'a déjà vu... ou quelqu'un d'à peu près semblable, on le laissera passer sans hésiter. Tes hommes entreront derrière lui et n'auront aucune peine à maîtriser les gardes de la tour, d'autant que le Roussay soupe cette nuit chez sa bonne amie...

Catherine ne put retenir un cri de stupeur indignée.

— Comment avez-vous pu savoir tout cela ?

Roulant inconsciemment des hanches sous sa vêture quasi monastique, la veuve de Colin marcha vers elle et vint la regarder sous le nez.

— Tu devrais savoir, madame la comtesse, que je sais obtenir des hommes ce que je veux. Et puis j'ai toujours su choisir mes amants. Il y a beau temps que je couche avec l'un des sergents de la Tour, exactement depuis qu'on y a amené le prisonnier. J'avais idée que ça pourrait me servir un jour. En plus, c'est un beau gars, qui fait bien l'amour...

— Vraiment ? Cela vous va bien, en ce cas, de jouer les veuves éplorées ! railla Catherine.

La pâle figure d'Amandine se convulsa de fureur tandis que ses lèvres, à nouveau, se retroussaient sur ses gencives.

— Espèce de garce ! T'es idiote ou tu fais semblant ? Ecoute bien !

Avant ce vieux grigou de Mathieu j'étais une fille publique mais discrète. Mon échoppe de friperie me servait autant d'alcôve que de boutique mais c'était une façade convenable. Je m'étais fait une bonne petite clientèle, dans les bons endroits, mais ça c'était le travail. Colin, mon Colin, c'était mon homme à moi ! Je turbinais pour lui plus que pour moi-même parce qu'il était le seul qui comptait. C'était mon cœur, mon sang, mes tripes...

Sa voix tendue se brisa sur un sanglot puis reprit, rauque et lasse :

— Et maintenant... jusqu'à la fin de mes jours et de mes nuits j'entendrai son hurlement quand on l'a jeté dans la chaudière ! à cause de toi, putain, et de ta bourrique de sœur je pourrai plus jamais dormir vraiment, moi !... Mais il va bientôt être vengé, sois tranquille et c'est même lui qui va te punir.

Saisissant Catherine par le bras avec une force nerveuse insoupçonnable chez une femme de cette taille, elle l'entraîna derrière la table sur laquelle, au passage, elle rafla une chandelle, puis se pencha vers une masse informe qui bosselait la terre sous une toile de bâche qu'elle arracha...

Révulsée d'horreur, Catherine tenta désespérément de reculer, le cœur au bord des lèvres à la vue du cadavre hideux de l'ex-Philibert La Verne. Mais Amandine tenait bon.

— Regarde dans quel état on me l'a mis ! J'espère qu'il te plaît, à présent, ton ouvrage, parce que jusqu'à ton dernier souffle tu vas pouvoir en profiter. Tout à l'heure, je te le ferai épouser !

— Lâchez-moi ! Vous êtes folle !... Que voulez- vous dire ?

Les traits de la femme se tordirent sous l'empire d'une joie sauvage.

Elle savourait dans chaque fibre de son être la terreur que Catherine n'arrivait plus à dissimuler, faisant de vains efforts pour se libérer de l'étau qui lui meurtrissait le bras.

Que dans un moment, articula-t-elle lentement pour que chacun pût bien apprécier ses paroles... quand tu auras fait ce qu'il faut pour remercier ces bons garçons qui m'ont aidée depuis notre arrestation à tous les deux, on t'attachera au corps de mon pauvre Colin et on vous enterrera tous les deux ! Ça sera pour lui une bien douce consolation que coucher enfin avec la putain du grand duc d'Occident ! Après... quand tu seras bien morte, on te déterrera et on te jettera sur un fumier, ma belle, parce que mon Colin il n'a pas besoin d'une ribaude pour dormir son dernier sommeil...

Au prix d'un effort désespéré, Catherine recrue d'horreur réussit à arracher son bras. Affolée, cherchant désespérément un refuge, une aide dans cette masse de visages inconnus, une simple expression de pitié à laquelle il fût possible d'accrocher un espoir. Mais elle ne put y lire que la stupidité ou une ignoble joie. Ces brutes se pourléchaient déjà à l'idée du spectacle promis. Alors, apercevant le Damoiseau qui, toujours revêtu de sa robe de moine, se tenait à quelques pas avec ses deux lieutenants, observant la scène, elle courut à lui, s'accrochant à la bure noire de sa manche.